La mission d'information procède à l'audition de M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman.
La séance est ouverte à 17 heures.
Nous avons l'honneur de recevoir M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman (CFCM). La mission d'information que nous menons avec Mme la rapporteure Caroline Abadie et nos collègues a été créée le 3 décembre 2019, mais nos travaux se sont intensifiés ces derniers mois à la suite de la crise sanitaire. À l'issue de nos travaux, en 2021, nous présenterons un rapport dressant un état des lieux des différentes formes de racisme, persistantes ou naissantes, dans la société française, en suggérant des pistes de réflexion et d'action pour résorber ce fléau de notre République. Notre mission embrasse un champ très large de sujets. Nous avons beaucoup abordé les questions d'histoire, de mémoire, d'éducation, mais aussi les questions régaliennes : celles de la réponse policière et de la réponse judiciaire qui est apportée aux délits racistes, pour lutter contre les discriminations qui portent atteinte à note promesse républicaine d'égalité.
Les questions liées au culte ne sont pas au cœur des sujets que nous traitons. Nous ne pouvons néanmoins pas les mettre de côté dans la mesure où le rejet, la haine s'expriment aussi à l'encontre de beaucoup de nos compatriotes parce qu'ils pratiquent une certaine religion ou parce qu'ils ont certaines origines. Je pense à nos compatriotes musulmans ou juifs, et à la question du racisme envers nos compatriotes d'origine arabe au sens large, et en particulier de confession musulmane, ou nos compatriotes de confession juive. Notre mission ne porte pas non plus sur l'islamisme ni sur le débat en cours sur le séparatisme, ou même sur l'islam en tant que religion, mais nous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur ces formes de rejet, ainsi que sur des concepts très disputés et que nous n'aimons pas beaucoup utiliser mais qui reviennent souvent dans les discussions, notamment le concept d'islamophobie.
Nous sommes heureux de vous accueillir pour évoquer ces sujets, a fortiori dans un temps troublé, mais notre mission n'est pas une mission de l'émotion. Elle n'a pas été créée au lendemain de quelconques événements récents, qu'il s'agisse des violences dans des manifestations – à l'égard de policiers ou commises par des policiers – ou des terribles attentats que nous avons vécus au mois d'octobre. Elle essaie d'aller au fond des choses et de prendre le recul nécessaire à la réflexion et à la construction d'une solution durable pour apaiser la société française. Néanmoins ces questions d'actualité sont inévitables dans le cadre de nos échanges.
Je laisse la parole à Caroline Abadie pour poursuivre cette introduction, avant de vous céder la parole, monsieur le président.
Je compléterai le propos du président Reda sur le contexte de cette audition. Si nous avons commencé avec des universitaires pour poser un cadre à cette mission, nous avons ensuite entendu beaucoup d'associations, et en particulier des associations représentant des groupes de la population qui se rejoignent par des points communs d'origine ou de religion. Il s'agit d'étudier la spécificité de chaque discrimination, de chaque racisme, perçu différemment selon que l'on est musulman ou que l'on est d'origine asiatique. Il existe vraiment des spécificités, ce qui ne veut pas dire que les solutions à y apporter auront des spécificités, mais nous aurons été exhaustifs dans ces auditions. C'est dans ce cadre que nous vous interrogeons. M. Reda a lancé la discussion sur le terme d'« islamophobie ». C'est tout à fait judicieux, je me joins donc à lui sur cette question.
Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m'avoir convié à cette audition. Je vais commencer par citer des chiffres, même si nous ne pouvons pas faire dire à des chiffres tout ce que nous voulons. Les chiffres ne disent pas non plus toujours toute la réalité du terrain.
Entre 2009 et 2013, la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) avait mis en place l'indice de tolérance comme moyen de mesurer la progression des actes de racisme, d'antisémitisme, et de discrimination de manière générale. À ce titre, chaque année la CNCDH regarde deux facteurs : cet indice de tolérance et le nombre d'actes de racisme. Cet indice de tolérance s'est considérablement dégradé entre 2009 et 2013. Nous étions à 54 % en 2013. Entre 2013 et 2018, cet indice s'est nettement amélioré, de 13 points, passant à 67 % fin 2018. Puis, en 2019, le dernier rapport de la CNCDH montre un léger recul : nous en sommes à 66 %.
Cette moyenne de 66 %, comme toutes les moyennes que j'ai citées, peut cacher une réalité spécifique à des types de racismes et de discriminations. À titre d'exemple, sur la moyenne de 66 %, la tolérance envers les musulmans est de 60 %, c'est donc 6 points de moins. Pour les Maghrébins, c'est 72 %, soit 6 points de plus. Cela nous renseigne sur un changement de type de racisme dont pourraient être victimes les Maghrébins. Aujourd'hui ce ne sont pas les Maghrébins qui sont les plus sujets de racisme. Les actes antimusulmans sont beaucoup plus prégnants car, si je me reporte aux chiffres, l'indice de tolérance envers les Maghrébins est meilleur qu'envers les musulmans. Les musulmans ne sont toutefois pas les plus discriminés. D'autres groupes le sont malheureusement beaucoup plus : l'indice de tolérance à l'égard des Roms est ainsi de 36 % seulement.
Le deuxième type de chiffres se rapporte au nombre d'actes de racisme, tous actes confondus. Cette année, le rapport de la CNCDH met en évidence une augmentation de 38 % de ce chiffre, soit une hausse de près de 40 %. Dans cette moyenne de 40 % d'augmentation, les actes antimusulmans augmentent pour leur part de 54 %.
Sur les 6 600 affaires de racisme transmises à la justice en 2019, 393 infractions ont été sanctionnées. L'écart est ainsi considérable entre le nombre d'affaires qui arrivent à la justice et celles qui débouchent sur une condamnation. En tant que président du Conseil français du culte musulman, j'ai demandé qu'un véritable travail soit réalisé pour savoir, approximativement, combien d'affaires concernent des musulmans, pour les affaires qui ont été transmises à la justice et classées comme pour celles qui ont abouti. Nous n'avons pas ces chiffres aujourd'hui et je ne peux pas vous donner même un ordre de grandeur.
Je n'ai pas encore utilisé le terme « islamophobie », j'ai plutôt parlé d'« actes antimusulmans ». Nous avons choisi d'employer « actes antimusulmans » dès 2010, dans la convention entre le ministère de l'intérieur et le Conseil français du culte musulman, que j'avais signée avec M. Hortefeux, pour un meilleur suivi des actes antimusulmans. « Actes antimusulmans » était beaucoup plus parlant pour nous, cela décrivait plus justement la réalité. Je ne suis pas opposé au concept d'islamophobie, mais le débat qui avait entouré ce concept a gravement nui à la cause de la lutte contre les actes antimusulmans. Sous prétexte que ce concept présente des impropretés et qu'il fait l'objet d'un débat, certains entendent en effet négliger totalement les actes antimusulmans. C'est une chose de poser un mot sur une réalité, c'en est une autre de regarder cette réalité.
Au moment de la discussion sur la pertinence du mot « islamophobie », certains essayistes avaient pris position au sujet d'actes antimusulmans, déclarant que c'étaient des simulations et non de vrais actes antimusulmans. À Argenteuil, en 2013, deux jeunes femmes musulmanes ont été victimes d'agressions violentes. Le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) est intervenu auprès de ces deux jeunes femmes. Je souligne que le comité a récemment été dissous par le gouvernement et n'a rien à voir avec le Conseil français du culte musulman. À la suite de l'intervention de ce comité, une essayiste, adversaire déclarée du CCIF, était intervenue dans une émission de France Culture, « Faut-il être féministe pour dénoncer l'agression des femmes voilées ? » Elle avait déclaré au sujet de l'une des jeunes femmes que son agression était « un règlement de comptes familial, en représailles contre son style de vie trop libre ». L'essayiste a été condamnée à la suite de ces propos, puisqu'il s'agit de diffamation. Elle a dû verser des dommages et intérêts à la jeune femme, traumatisée par l'agression puis par cette campagne médiatique qui a été menée.
Ce procès a eu une vertu pédagogique pour certaines personnes qui veulent diffamer notre pays et le présenter comme un pays où les musulmans sont persécutés et où la justice ne passe pas. La justice est passée et les auteurs de l'agression ont été condamnés, et les auteurs de diffamation ont été condamnés. Je pense que cela a permis aux victimes de voir que la justice passe réellement lorsqu'elle est saisie et qu'elle est du côté de la victime.
Pour ce qui est du recensement des actes antimusulmans, une convention-cadre sur la mise en œuvre d'un suivi statistique et opérationnel des actes antimusulmans en France a été mise en place en juin 2010. Avant cette convention, les actes antimusulmans étaient comptabilisés dans l'agrégat des actes de racisme en général. Le premier constat que nous avons fait après la mise en place de cette convention en 2011, c'est que le nombre d'actes antimusulmans a augmenté, alors que le nombre d'actes de racisme en général a baissé. Sans cette convention et l'outil de suivi et de recensement mis en place, nous n'aurions pas observé cette augmentation. L'on aurait seulement dit que le nombre d'actes racistes avait baissé, et l'on aurait compris par-là que les actes antimusulmans avaient suivi la même courbe. Dans cette convention avec le ministère de l'intérieur, le CFCM devait mettre en place tout un dispositif au plan régional et au plan local : un moyen de recensement qui permette d'avoir des chiffres du CFCM, qui sont ensuite croisés avec les chiffres du ministère de l'intérieur. En conséquence, chaque année, un rapport sort et est remis à la CNCDH. C'est sur les chiffres de ce rapport que se fonde la CNCDH.
Dans cette convention, nous n'entendons par « actes antimusulmans » que deux catégories d'actes. La première est intitulée « Actions » et regroupe les actes contre les personnes, quelle que soit leur incapacité totale de travail constatée, et contre les biens présentant un degré de gravité certain et des dégradations irrémédiables.
La seconde est intitulée « Menaces » et rassemble les autres actes constatés : propos ou gestes menaçants, graffitis, tags, démonstrations injurieuses, exactions légères et autres actes d'intimidation.
Les chiffres communiqués par le ministère de l'intérieur et l'Observatoire national de lutte contre l'islamophobie, créé en 2011 et rattaché au Conseil français du culte musulman, se fondent uniquement sur les plaintes ou les mains courantes déposées. Aujourd'hui tout le monde s'accorde cependant pour dire qu'une évaluation quantitative reposant uniquement sur le nombre de plaintes déposées et prises en compte par les services concernés ne peut renseigner sur la réalité du phénomène des actes antimusulmans ou de l'islamophobie. Elle peut même donner une vision incomplète et déformée de ce phénomène si l'on ne procède pas à des analyses qualitatives prenant en compte les causes afférentes et le contexte dans lequel se manifestent ces actes.
L'Observatoire national de lutte contre l'islamophobie a indiqué à plusieurs reprises que de nombreux musulmans victimes d'actes xénophobes, notamment sous forme de menaces et d'injures, ne déposaient quasiment plus plainte. L'observatoire affirme que lui-même ne le fait plus contre les auteurs de lettres, de menaces et d'injures que reçoivent les dirigeants du Conseil français du culte musulman. Elles se comptent par dizaines. Selon l'observatoire, les plaintes déposées pour ce type d'actes sont souvent classées sans suite par les parquets, compte tenu de la difficulté d'en identifier les auteurs. Élu président du Conseil français du culte musulman en janvier 2019, j'ai tenu à rappeler à notre observatoire qu'il faut déposer des plaintes, même si elles n'aboutissent pas. C'est une manière de montrer la réalité de ce fléau, sans quoi une part de cette réalité risque de ne pas être observée.
D'autres éléments expliquent le faible nombre de plaintes déposées, alors que le constat de la progression des actes antimusulmans est partagé par de nombreux observateurs. Elle est aussi démontrée par les chiffres de la CNCDH. Cela peut s'expliquer par le fait que certaines associations de lutte contre l'islamophobie sont organisées autour d'un petit comité national et de référents régionaux, tous bénévoles. Elles ne disposent d'aucune ressource financière et se trouvent de fait dépourvues de budget de fonctionnement. Elles ne sont pas en mesure de mettre en place une véritable plateforme avec un dispositif de soutien et d'accompagnement des victimes. Ces dernières se trouvent parfois totalement démunies pour faire valoir leurs droits, et en premier lieu l'enregistrement de leur plainte.
Il faut ajouter à cela un autre phénomène. La jeune femme d'Argenteuil que j'ai évoquée qui a été agressée déclare : « Le soir de mon agression, je suis allée au commissariat, où les policiers m'ont dit de revenir le lendemain. Ensuite, ils m'ont demandé de ne pas ébruiter l'affaire dans ma communauté, pour ne pas créer d'émeutes. » Ne pas ébruiter pour ne pas créer d'émeutes est un argument qui a fonctionné. À l'époque, le Parisien avait évoqué cette mère d'une enfant qui avait été agressée. L'agression avait été reconnue par le procureur de la République comme étant une agression raciste, mais la mère s'était empressée de dire que c'était une affaire de jeunes et qu'il n'y avait rien de raciste dans cette agression. On a finalement su que la mère avait craint que le fait que cette agression soit reconnue comme un acte de racisme ne provoque des émeutes, dont elle se serait sentie coupable.
Dans la convention sur les actes antimusulmans signée avec le ministère de l'intérieur, les discriminations ne sont pas comptabilisées. Seuls les actes antimusulmans le sont. Le fait d'être discriminé est quelquefois ressenti comme un acte antimusulman plus offensant et blessant, plus grave psychologiquement pour la victime, qu'une injure ou une insulte. Il me semble donc important d'intégrer cette dimension de discrimination dans les actes antimusulmans.
La cyberhaine – la haine qui s'exprime en ligne –, est difficile à circonscrire. Il est difficile pour des structures comme la nôtre de disposer de cellules de veille. Les signalements rapportés par les musulmans ne sont pas suffisants pour avoir une meilleure connaissance de l'ampleur de ce racisme, sur les réseaux sociaux notamment. Je pense que l'attentat de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, a amené la France et d'autres pays à signer une convention pour une meilleure lutte contre la cyberhaine. Je sais cependant que, pour trouver un équilibre avec la liberté d'expression, il est souvent difficile de faire passer des règles permettant de lutter plus efficacement contre la haine sur les réseaux sociaux.
Je vais formuler quelques propositions pour lutter contre les actes antimusulmans. Certaines concernent l'institution que je préside, d'autres concernent les pouvoirs publics. Une meilleure mise en œuvre de la convention-cadre de juin 2010 est nécessaire. Pour un meilleur suivi statistique, il faut employer tous les outils pour la rendre efficace. Cette mise en œuvre nécessite la réorganisation de l'Observatoire de lutte contre l'islamophobie, créé en 2011 autour de comités départementaux. Nous avons commencé cette réorganisation cette année. Un meilleur suivi annuel de la publication du bilan des condamnations prononcées contre les auteurs jugés pour actes antimusulmans est également important. Nous avons encouragé les victimes à porter plainte contre les actes et les menaces dont elles font l'objet. Nous souhaitons la création d'une unité spécifiquement consacrée à la lutte contre la haine sur internet et les réseaux sociaux. Il s'agit aussi de travailler avec les pouvoirs publics pour améliorer le dispositif de signalement des messages de haine dirigés contre les musulmans. Enfin, une convention devrait être signée entre le Défenseur des droits et le CFCM pour un suivi des discriminations dont sont victimes les Français de confession musulmane, puisque la convention-cadre sur les actes antimusulmans ne les couvre pas.
Par ailleurs, j'estime que la lutte contre les actes antimusulmans doit nous amener à pointer le terrorisme commis au nom de la religion musulmane. Nous savons aujourd'hui que le terrorisme et le radicalisme se réclamant de l'islam ont largement contribué au climat de défiance à l'égard de l'islam et des musulmans. Malgré la condamnation ferme et unanime par les musulmans de France de toute forme d'extrémisme instrumentalisant l'islam, un grand travail de communication, d'explication et de diffusion de la vraie culture musulmane reste à accomplir. Il incombe aux musulmans de le faire, mais une partie de ce travail incombe à notre société. Un travail sur les mots utilisés pour décrire les phénomènes réels, tels que le terrorisme, est également utile et nécessaire.
Jusque dans les années 1980, à l'instar des mots « christianisme » et « judaïsme », le mot « islamisme » était synonyme d'« islam ». Aujourd'hui il est synonyme d'une idéologie à combattre. Le fait de mal nommer les choses peut contribuer aux malheurs du monde. À défaut de trouver un autre mot qui remplacerait « islamisme » pour désigner des réalités à ne pas nier, il convient au moins de lui ajouter un qualificatif, du type « islamisme extrémiste » ou « islamisme radical ». « Judaïsme » ou « christianisme » se réfèrent à la tradition et à la culture juives et chrétiennes. « Islamisme », en revanche, signifie aujourd'hui « terrorisme » ou « idéologie politique ». Il y a donc un déséquilibre dans le langage, qui est préjudiciable à l'islam et aux musulmans.
La réalité du radicalisme se réclamant de l'islam doit être combattue, par tous les moyens, pour ne pas alimenter cette défiance à l'égard des musulmans de France. Beaucoup de préjugés doivent être combattus, à commencer par celui qui associe la violence à la religion musulmane et aux musulmans.
En termes de propositions relatives aux médias, nous demandons qu'il y ait une convention entre le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et le Conseil français du culte musulman en vue d'un meilleur suivi des atteintes à l'image de l'islam et des musulmans dans les médias. Enfin, nous devrions nous demander comment un journaliste condamné à maintes reprises pour incitation et provocation à la haine peut disposer de micros tendus à des heures de grande écoute. Au moment où l'on demande aux musulmans de France de condamner fermement les actes de terrorisme et le radicalisme, l'on permet à des journalistes condamnés, récidivistes – des délinquants au sens juridique du terme –, de continuer à parler librement, et même parfois d'insulter librement les musulmans.
Merci beaucoup, monsieur Moussaoui, pour ce propos liminaire. Nous recevions ce matin en audition Mme Christine Kelly, qui est présentatrice et journaliste sur la chaîne CNews, qui accueille régulièrement Éric Zemmour, si c'est lui que vous souhaitiez évoquer.
Une chose très intéressante est venue dans nos débats. Chacun peut avoir un avis sur le fait qu'Éric Zemmour soit régulièrement invité sur une chaîne de télévision, mais nous constatons que les audiences sont très satisfaisantes pour Éric Zemmour, de même que les ventes de ses livres. Nous avons le sentiment qu'on a du mal à lui trouver des contradicteurs. Beaucoup, comme vous venez de le faire, disent que M. Zemmour propage la haine ou que ses propos dérapent à l'égard des musulmans ou de certaines minorités, mais l'on voit rarement des personnalités qui viennent lui disputer le débat.
Cela m'amène à m'interroger sur la formation de ceux que nous appelons les « islamologues ». Il semble que ce titre soit un peu autoproclamé, puisqu'il n'existe pas vraiment de formation ou de cursus universitaire, en France tout au moins, qui mène à de vrais diplômes ou à de vraies compétences en islamologie. Celle-ci est souvent à la confluence d'autres compétences ou d'autres diplômes, en histoire ou en histoire des religions notamment. Je m'interroge donc sur votre vision du développement d'éventuels cursus qui permettraient de mieux comprendre l'islam dans notre pays.
Par ailleurs, pour ce qui est des relations de la religion musulmane avec la religion juive – l'antisémitisme étant également un fléau de notre société –, un nouvel antisémitisme est né, notamment dans certains territoires de la République, et notamment en banlieue. Il est souvent assimilé à des jeunes qui se proclament de confession musulmane, parfois sans connaître du tout le Coran et surtout en oubliant sa promesse de paix et de dialogue interreligieux. Comment traitez-vous ces tentations antisémites d'une partie de notre jeunesse ? Comment traitez-vous le dialogue intercultuel et interculturel entre juifs et musulmans ?
Nous avions reçu le maire de Sarcelles, l'un des nombreux maires de France confrontés à la gestion de « communautés ». Je n'aime pas ce terme et nous ne promouvons surtout pas le modèle communautariste ici, mais dans certaines communes les maires sont obligés de raisonner en partition de la population, pour essayer de faire en sorte que tout le monde s'entende. Ce maire nous parlait des initiatives, notamment lors des fêtes juives ou des fêtes musulmanes, pour faire se rencontrer des habitants de culture et de religion différentes. Au CFCM, faites-vous également la promotion de certaines initiatives, ou en prenez-vous ?
Il était important de rappeler à M. Moussaoui que nous avons auditionné aujourd'hui Mme Kelly. Quand nous lui avons posé la question des interventions de M. Zemmour, avec toute la mesure possible, l'on nous a accusés de stigmatisation. Je vous remercie de revenir sur ce point car je pense que notre question est légitime. Nous avons effectivement interrogé Mme Kelly et elle seule, et non les autres journalistes qui travaillent avec M. Zemmour, que nous n'avons pas rencontrés dans le cadre de cette mission d'information. Je comprends que cela puisse agacer, mais nous ne pourrons malheureusement pas multiplier les auditions après avoir entendu déjà plus de 150 personnes. Je vous rejoins tout à fait, monsieur Moussaoui, sur le fait que le discours public a un vrai devoir d'exemplarité à respecter, cela va dans le sens de cette mission et de notre combat commun contre le racisme.
Lors de nos auditions, nous avions parlé de « concurrence mémorielle », de « concurrence victimaire ». Comment faire aujourd'hui pour favoriser le dialogue interreligieux ? Les participations communes à des cérémonies vous semblent-elles une piste intéressante ?
J'ai par ailleurs une question relative à la pratique du culte musulman en prison. Quel état des lieux dressez-vous de la situation ? Les aumôniers ne sont pas bien reconnus ni rémunérés, et cela ne permet pas forcément un libre exercice du culte en prison. Cela peut constituer une première discrimination, et par ricochet cela amène à une pratique assez dévoyée si les détenus côtoient les mauvaises personnes.
En ce qui concerne le cursus en islamologie, la France avait en effet perdu une tradition ancienne de grands islamologues qui ont marqué l'histoire. Ils ont pu léguer aux Français un héritage, mais cet héritage commence à s'effriter au moment où l'islam est regardé par le prisme des attentats et des violences, et rarement par le prisme de la civilisation et de la culture musulmanes. Un travail doit être réalisé sur ce plan. Lors de sa dernière intervention aux Mureaux, le Président de la République avait annoncé la volonté des pouvoirs publics de mettre en place des cursus d'islamologie, un institut des études islamiques. Il faudrait mettre en place ces moyens universitaires qui permettraient de retrouver cette tradition et de montrer une autre facette de la vie musulmane, à travers la production intellectuelle mais aussi à travers la découverte de l'apport de l'islam dans le cadre civilisationnel.
Quelques masters d'islamologie sont proposés à Strasbourg, mais les études islamologiques sont effectivement peu nombreuses dans notre pays, par rapport aux pays anglo-saxons par exemple. Nous recevons parfois tout de la sphère anglo-saxonne et en sommes presque dépendants dans notre connaissance du monde musulman, alors même que la France a peut-être plus de proximité, y compris géographique, avec le monde musulman que ne peut en avoir le monde anglo-saxon. Le Conseil français du culte musulman peine à mettre en place la formation des cadres religieux, ne serait-ce que pour la pratique religieuse. Ce sont des choses élémentaires que les autres cultes ont réglées depuis des décennies. Je pense que c'est par manque de moyens que le Conseil français du culte musulman n'est pas aujourd'hui en mesure de mettre en place des formations sur le sol français, à tel point que nous sommes obligés de faire appel à des pays étrangers pour former nos cadres religieux ou pour avoir des cadres religieux déjà formés par ces pays.
Nous avons formulé des propositions aux pouvoirs publics pour que les musulmans puissent disposer de moyens de financement. Nous ne demandons pas que soit changée la loi de 1905, mais il doit y avoir des moyens de permettre au culte musulman d'avoir des sources de financement. J'avais émis une proposition simple : celle de permettre à toutes les associations musulmanes gestionnaires d'un lieu de culte de disposer des immeubles de rapport, de pouvoir les exploiter, et par ce biais d'avoir des locaux, des logements et des commerces et de les louer. Le fruit de la location permettrait de payer le salaire de l'imam, de participer à la formation de jeunes, de donner des bourses à des fidèles de la mosquée pour former les cadres religieux de demain, d'aider éventuellement des institutions musulmanes nationales et centrales à développer des formations de haut niveau. Tout cela nécessite un « enrichissement » des bases musulmanes qui permettrait par ricochet de participer au financement du culte musulman.
J'espère que cette demande aboutira dans le cadre du projet de loi en cours, même si la formulation qui en est faite aujourd'hui ne répond pas à la demande du culte musulman. En effet, ce sont les immeubles de rapport obtenus par donation qui sont concernés par le nouveau projet de loi. Or, ce serait vraiment difficile d'obtenir un immeuble par donation d'une première génération musulmane, qui a des revenus modestes. Il s'agit donc de permettre à des fidèles musulmans d'acquérir des immeubles, plutôt que de les obtenir par donation d'une personne.
Une part du cursus d'islamologie pourrait être mise en place par les pouvoirs publics, puisqu'il s'agit d'études universitaires. Je pense qu'un grand pays comme la France doit avoir une meilleure connaissance du monde musulman et doit développer ces cursus dans ses universités et dans son enseignement supérieur. Ils pourraient servir la population, la stabilité et la cohésion dans notre pays, une meilleure connaissance de la culture de nos concitoyens, mais aussi une meilleure connaissance du monde musulman avec lequel nous entretenons des relations importantes.
Sur la question de l'antisémitisme, j'avais rédigé une petite brochure intitulée « L'antisémitisme : un interdit de l'islam ». Je peux vous la communiquer. Dans cette brochure, je suis revenu sur les textes scripturaires, pour dire que l'antisémitisme est incompatible avec la foi musulmane. On ne peut pas être musulman et antisémite en même temps, ou l'on va à l'encontre des textes fondateurs de la religion musulmane. J'ai cité plusieurs textes, issus de versets coraniques et de la tradition prophétique. On peut se reporter à la charte de Médine, la première charte qui a été mise en place par le prophète de l'islam pour gérer la pluralité religieuse dans le premier État qu'avait gouverné le prophète de l'islam, qui était en même temps prophète et chef civil de la population.
Cette charte dit clairement que les juifs et les musulmans forment une même communauté. Elle dit « aux juifs leur religion, aux musulmans leur religion, mais ils forment une même communauté ». Ce prophète a eu des paroles très connues, que les imams citent souvent à une jeunesse qui se perd quelquefois dans des considérations qui n'ont rien à voir avec la religion musulmane. Il disait que celui qui porte atteinte à un juif ou à un chrétien, c'est comme s'il portait atteinte au prophète lui-même. Et celui qui porte atteinte au prophète, c'est comme s'il portait atteinte à Dieu. Dans la brochure, j'explique que le voisin du prophète de l'islam était juif : il lui rendait visite lorsqu'il était malade, l'invitait pour partager des repas, avait une relation de fraternité avec lui. Les traditionnistes ne peuvent pas passer à côté de ces textes. La religion n'avait aucune valeur dans les relations entre les habitants de Médine. Cette charte stipule clairement que la citoyenneté englobait toutes les appartenances religieuses, et il n'était pas question de faire de distinction sur ce critère.
Aujourd'hui, certains extrémistes ont réussi à créer l'amalgame entre les juifs et les conflits qui se déroulent dans certaines parties du monde, notamment le conflit israélo-palestinien. Certains ont instrumentalisé ce conflit pour créer une réelle division entre musulmans et juifs de France. Du point de vue institutionnel, nous entretenons une grande fraternité avec les responsables de la communauté juive de France. Les rencontres et les appels téléphoniques sont réguliers, nous nous passons des messages d'amitié, que ce soit avec Joël Mergui, président du Consistoire, ou Haïm Korsia, grand rabbin de France, et tous les grands responsables de la communauté juive de France. Nous n'avons que des relations de bonté et de fraternité. Je souhaiterais que ces relations descendent vers la base et les fidèles. C'est le défi que nous devons relever. Des réflexions sont menées autour de cette question : comment faire se rencontrer les jeunes de confession musulmane et les jeunes de confession juive sur des projets communs qui permettraient de créer le climat de communauté de destin, où la religion des uns et des autres ne devrait pas être un facteur de division mais plutôt être un facteur d'enrichissement ?
Il est important que la concurrence des mémoires ne s'installe pas dans notre pays. Toutes les souffrances doivent être regardées et reconnues, mais cette course vers la reconnaissance des mémoires ne me paraît pas être une bonne chose. Il me semble en revanche important que chacune des communautés reconnaisse ce qu'a subi l'autre. Il est important que cette reconnaissance soit exprimée par les uns et par les autres à différentes occasions, notamment lorsqu'il s'agit de commémorations. Il est important que, lors des commémorations – que ce soit de la Shoah ou d'autres événements tragiques de l'histoire de la communauté juive de France –, les musulmans de France soient présents, aux côtés de leurs concitoyens et de leurs frères juifs de France. L'inverse doit être vrai aussi, lorsque des commémorations ont lieu autour d'anciens combattants musulmans ou lorsque des actes antimusulmans sont perpétrés par exemple. Nous avons toujours eu le soutien de la communauté juive. Lors des incendies qui ont eu lieu cet été contre les mosquées, chaque fois le grand-rabbin de la région, voire le grand-rabbin Haïm Korsia lui-même, était présent pour soutenir et exprimer sa solidarité. Cette solidarité n'a jamais failli.
En ce qui concerne la pratique religieuse dans les prisons, il est vrai que l'aumônerie musulmane est un maillon faible de l'aumônerie d'une façon générale. Il faut noter un manque de moyens. Nous avons rencontré récemment le garde des Sceaux, M. Dupond-Moretti, à ce sujet. La représentation du culte musulman n'est pas à la hauteur de cette aumônerie qui a pris beaucoup de retard. Il faudrait qu'il soit résorbé. Il est aussi nécessaire de créer des postes. L'engagement du ministre de la justice est total à ce propos et il dresse la même analyse que Mme la rapporteure quant au fait que, en l'absence de véritables ministres du culte qui peuvent guider et accompagner spirituellement les détenus, ces détenus vont se jeter dans les bras de radicaux qui ne leur délivreront pas le meilleur enseignement.
Il faut donc déjà bien former les aumôniers qui interviennent aujourd'hui, mais il faut aussi y ajouter des moyens. Nous disposons d'environ 230 aumôniers musulmans aujourd'hui, mais ils interviennent de façon très ponctuelle, il s'agit de vacations. En guise d'indemnités, certains perçoivent 150 euros, ce qui défraie à peine leur déplacement. Pour la plupart des aumôniers, les défraiements s'élèvent à 200-250 euros. Je pense qu'un effort doit être consenti. Il s'agit d'un défi. De nombreux extrémistes qui ont commis des actes de terrorisme sont passés par la case prison. Des radicalisations ont lieu à l'intérieur des prisons. Au-delà de la question de la radicalisation, je pense qu'un détenu, qui est par définition privé de sa liberté, a besoin d'un accompagnement spirituel.
J'ai aussi demandé qu'il y ait des structures d'accompagnement des familles. Il s'agit que les familles dont un membre est en prison puissent bénéficier d'une écoute. De même, si elles observent des changements chez ce membre, sur le plan de la psychologie ou de l'orientation religieuse, elles pourront trouver un appui, et sauver ceux qui peuvent l'être. Souvent, lorsque la famille n'est pas en mesure d'accompagner un enfant, parce qu'elle n'en a pas les moyens ou parce qu'elle n'a pas de structure pour l'aider, cela peut mal se passer.
Je vous remercie, monsieur le président. Mmes Victory et Lazaar souhaitent vous poser des questions.
Je suis très sensible à tout ce que vous dites pour lutter contre les amalgames. Ce que j'ai du mal à saisir, c'est la réticence des pouvoirs publics français en général à faire que l'enseignement de la langue arabe se développe dans notre pays. Il est question de faire circuler nos connaissances, nos idées, nos cultures, dans un pays qui a de plus un passé proche et historique avec le Maghreb. Et j'ai du mal à comprendre pourquoi les réticences sont aussi grandes, alors que la langue arabe constituerait un élément de compréhension mutuelle qui permettrait peut-être de dissiper un certain nombre de malentendus. Je sais que le nombre de postes ouverts au certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré (CAPES) est dérisoire par exemple. J'aimerais savoir ce que vous pensez de cette situation.
Je vous remercie, monsieur Moussaoui, d'avoir rappelé ce qui s'est passé en 2013 à Argenteuil, dans ma circonscription. Plusieurs jeunes femmes y avaient été victimes d'actes racistes d'une grande violence qui avaient légitimement choqué localement. À l'époque, au moins une de ces jeunes femmes avec été accompagnée par le CCIF, qui vient d'être dissous. Si cette décision a été prise, je pense que des raisons le justifiaient. C'était toutefois une association très identifiée par les musulmans. Lorsqu'ils s'estimaient victimes de discrimination ou de racisme, ils allaient assez naturellement vers elle, parce qu'elle était identifiée médiatiquement. Maintenant que cette association a disparu, pensez-vous que le CFCM ou d'autres organisations vont pouvoir assurer cet accompagnement juridique, tout en restant des organisations qui respectent les principes et les valeurs de la République, auxquels nous sommes attachés ?
Pour ce qui est des réticences vis-à-vis de l'enseignement de la langue arabe, quand le Président de la République est venu aux Mureaux, il a dit qu'il fallait introduire cet enseignement dans les écoles, même s'il a aussitôt été contesté par de nombreux hommes politiques… La langue arabe est la langue d'une grande civilisation, et est partagée au-delà du monde arabe par le monde musulman, qui représente 1,8 milliard de personnes. C'est in fine une langue mondiale. La France avait effectivement une tradition, dans le passé, de former des personnes qui avaient même marqué la culture musulmane de façon générale, à travers leurs écrits et leurs productions. Il est important que la langue arabe soit proposée, que des études de langue arabe soient dispensées et que le nombre de capésiens soit augmenté. Nous ne pouvons pas priver des jeunes qui le souhaitent d'avoir accès à leur civilisation, à leur religion, à leur culture, à travers la langue arabe et dans les sources de langue arabe. Si nous les privons de cela, ils vont aller chercher ailleurs, et dans des structures qui ne leur offriront pas forcément le meilleur cadre.
En ce qui concerne le CCIF, je n'ai pas d'appréciation à porter sur les arguments utilisés par les pouvoirs publics pour dissoudre le CCIF, ne disposant pas des éléments nécessaires. Je pense qu'il appartient au CCIF en tant qu'association, s'il considère qu'il a été lésé dans ses droits, de défendre ses intérêts devant les juridictions compétentes. Votre question est néanmoins pertinente, dans la mesure où il s'agissait d'une association qui accompagnait des victimes – pas toujours de façon réussie, mais elle était bien présente –, avec des moyens de communication qui surpassaient parfois les moyens de communication de l'instance représentative du culte musulman. C'est pourquoi je disais que l'Observatoire de lutte contre les actes antimusulmans doit se refonder. Nous ne pouvons pas laisser un vide. Ce vide va forcément être comblé par d'autres.
Le CFCM doit donc renforcer son observatoire. Nous avons commencé à créer des antennes locales, qui permettent d'avoir une assise beaucoup plus large. Il faut aussi qu'il soit bien identifié par les victimes, afin qu'elles puissent se joindre à ces comités, exposer leurs problèmes et leurs difficultés. Il faudrait aussi des moyens financiers. Je sais que le CCIF avait reçu des aides financières de donateurs et de mécènes. Pour l'instant, le Conseil français du culte musulman n'a pas eu cette opportunité. Mais il faut placer les défis face à nous et chercher à les financer. C'est ce que nous essayons de faire, et j'espère que l'instance représentative du culte musulman arrivera d'ici à quelques années à porter ce sujet de façon bien plus importante qu'elle ne le fait aujourd'hui.
Merci beaucoup, monsieur le président Moussaoui, d'avoir répondu à notre invitation dans le cadre de cette mission d'information. Et merci, chers collègues, pour votre assiduité à nos auditions de la journée.
La séance est levée à 18 heures.