. Mesdames et messieurs les députés, s'agissant des discriminations au logement, je partagerai des constats établis par des travaux en sciences sociales effectués depuis une vingtaine d'années, car nous n'avons pas affaire à des formes émergentes de racisme ou de discrimination, mais à des pratiques ancrées dans le fonctionnement d'institutions intervenant dans la production et l'attribution des logements. J'ai moi-même réalisé des travaux dans ce champ à propos du logement social, puis du parc privé. Ce faisant, je me suis aligné sur le courant dominant de la recherche qui, après s'être longtemps focalisée sur le parc social, s'intéresse depuis peu aux discriminations dans le parc privé, lequel accueille un nombre plus élevé de ménages que le parc social.
Il est utile de relier les discriminations à l'œuvre dans le parc privé et dans le parc social, car leur forte interdépendance produit des effets systémiques de limitation de la mobilité résidentielle de certaines catégories de ménages, notamment ceux perçus comme noirs ou comme arabes. Les conséquences ne sont pas minimes, puisqu'elles se reflètent dans l'espace territorial sous forme d'une ségrégation ethnique, en particulier dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Du fait des discriminations, mais pas seulement, l'appartenance réelle ou supposée à un groupe ethnique ou racial augmente la probabilité de vivre dans un quartier où sont concentrées des personnes de même appartenance.
Cependant, si l'analyse du parc social et celle du parc privé ne doivent pas être confondues, chacun d'entre eux étant soumis à des mécanismes discriminatoires spécifiques, je limiterai ma présentation, faute de temps, à quelques éléments d'analyse du parc social.
Les discriminations au logement social s'inscrivent dans un processus d'attribution mobilisant une chaîne de décisions complexe faisant intervenir une pluralité d'acteurs et d'institutions, ce qui favorise une forte dilution des responsabilités. Nous savons qu'en matière d'attribution des logements du parc social règne une grande opacité qui rend possible la sélection des demandeurs sur des critères prohibés par la loi, en particulier les origines, réelles ou supposées, des demandeurs, et la composition familiale des ménages. Je fais référence aux familles monoparentales susceptibles de subir ce genre de discrimination. Les critères des origines et de la composition familiale peuvent d'ailleurs se superposer pour refuser illégitimement l'attribution d'un logement.
Les discriminations à l'attribution des logements sociaux peuvent sembler paradoxales, dans la mesure où celle-ci est encadrée par un dispositif réglementaire lourd, mais elles s'expliquent par la multiplication des normes qui favorise des arbitrages discrétionnaires. Par exemple, multiplier les catégories de ménages prioritaires permet aux acteurs de privilégier de façon discrétionnaire telle catégorie de ménages par rapport à telle autre.
Surtout, la réglementation est traversée par une contradiction de fond que nous pouvons résumer par une tension bien documentée entre, d'un côté, la norme du droit au logement, et de l'autre, le principe de mixité « sociale ». Je mets le mot entre guillemets, parce que des acteurs du logement et des maires avec lesquels j'ai réalisé de nombreux entretiens ont tendance à réinterpréter localement la notion de mixité sociale en termes d'équilibre ethnique du peuplement. En ce cas, la mixité permet de justifier les refus d'attribution potentiellement discriminatoires à l'encontre de certains groupes.
On aurait pourtant pu imaginer que la mixité sociale soit mise au service de la non-discrimination. Dans cet esprit, promouvoir la mixité sociale dans l'habitat viserait à lever les obstacles à la mobilité résidentielle de ceux appartenant aux « minorités visibles » et à favoriser leur accès à des territoires ou à des segments du parc d'habitat où elles sont soit rejetées, soit sous-représentées. Ce serait procéder comme on le fait dans les grandes écoles, et l'intervenant qui enseigne à l'ESSEC serait bien placé pour en parler, ou dans les grandes entreprises, pour remédier à la sous-représentation de ces populations. À l'inverse, en matière de logement, on a recherché la mixité de peuplement dans le seul parc social des quartiers prioritaires de la politique de la ville, du moins jusqu'à la loi relative à l'égalité et à la citoyenneté. La mixité a servi à justifier la volonté de réduire le poids de ces minorités dans ces quartiers mais certainement pas de favoriser leur parcours vers des territoires où elles sont sous-représentées.
Cette stratégie de mixité à sens unique qui, en pratique, ne concerne que les seuls quartiers prioritaires de la politique de la ville, ne se limite pas aux attributions de logements mais concerne aussi le renouvellement de l'offre résidentielle. J'ai mené de nombreux entretiens avec des acteurs locaux pour lesquels, au moins dans le programme de l'agence nationale pour la rénovation urbaine ANRU 1, l'objectif de mixité sociale et de diversification de l'habitant avait pour seul objectif de faire revenir des Blancs dans ces quartiers, avec le peu de succès que l'on sait.
Plus récemment j'ai étudié la mise en œuvre de la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU) dans les communes dites déficitaires et identifié des stratégies visant à se soustraire à l'obligation de construction de logements sociaux, que l'on peut analyser comme des tentatives de préserver l'homogénéité raciale. Ces stratégies peuvent être qualifiées juridiquement de discriminations indirectes, de même que la pratique, répandue dans les communes concernées par l'article 55 de la loi SRU, consistant à donner la préférence aux ménages de la commune au titre d'une prétendue préférence communale.
De ce côté du spectre territorial, on relève des pratiques s'apparentant à du séparatisme mais dont on entend curieusement assez peu parler. Cette mixité à sens unique, recherchée uniquement dans les territoires les plus fragiles, a été critiquée par la recherche, dans la mesure où elle sous-estime le fait que la ségrégation ou le séparatisme sévit plus intensément dans les territoires riches que dans les territoires pauvres.
Autre critique majeure de la recherche, la mixité à sens unique contribue à constituer des catégories de ménages indésirables. On assigne à certains groupes des traits comportementaux, indépendants du comportement effectif, tels qu'être de mauvais payeurs, faire de la cuisine qui sent mauvais ou laisser les enfants traîner dans la rue. Au nom de représentations stéréotypées, on limite les possibilités résidentielles de certains ménages.
Puisque votre approche vise à la fois le racisme et la discrimination, j'ajouterai que ce que je viens de décrire est compatible avec un très faible niveau de préjugés des acteurs individuels vis-à-vis de tel ou tel groupe. On peut trouver une discrimination massive dans un contexte de très faible racisme des agents appliquant la politique en question. Cette tendance récurrente à confondre discrimination et racisme, avec la charge culpabilisante que comporte le mot racisme, explique la résistance forte des acteurs du monde HLM à reconnaître l'existence de discriminations.
La recherche montre que la discrimination est bien moins l'expression du racisme individuel de tel agent HLM ou de tel agent du service logement d'une municipalité que d'une discrimination institutionnelle. Des institutions la rendent possible par des flous de réglementation, l'opacité des procédures, les injonctions contradictoires adressées aux agents. J'ajouterai le poids de l'histoire et des routines gestionnaires héritées de la longue histoire du logement social, dans laquelle des pratiques de peuplement discriminatoires ont été instaurées à partir des années 1960 et 1970.
En outre, le risque de discrimination varie selon les contextes territoriaux. Il dépend du poids des réservataires et de l'importance des impératifs économiques de certains organismes HLM qui, travaillant à flux tendu, logent des ménages sans avoir le temps d'examiner en profondeur le profil des candidats, tandis que d'autres discriminent massivement.
Enfin, à cela s'ajoute naturellement l'influence plus ou moins grande des élus locaux et des services municipaux qui, comme le montrent clairement des travaux de recherche, peuvent chercher à faire barrage à l'accueil de « minorités visibles ».