Je vais essayer de répondre, modestement, à vos questions – elles sont si vastes qu'il est difficile de parvenir spontanément à une synthèse.
Je pense que la laïcité n'est pas toujours bien comprise. Elle est la conséquence de la proclamation, par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, de la liberté des opinions, « mêmes religieuses ». À partir de là, dans une société majoritairement catholique, il a fallu définir des règles. L'Assemblée constituante, en particulier, a défini les contours de ce qu'on a appelé la Constitution civile du clergé. Des prêtres ont prêté serment et d'autres, soutenus par le pape, les prêtres réfractaires, s'y sont opposés. Ce premier heurt a été à l'origine des guerres civiles qui se sont développées, par exemple en Vendée.
On ne peut pas comprendre la laïcité si on la détache de son socle, qui est l'esprit des Lumières. Elle est non seulement l'esprit de tolérance mais aussi la séparation entre ce qui relève du domaine du religieux, de la transcendance, quelle qu'elle soit, et ce qui fait partie du domaine républicain, du commun, dans lequel les hommes, indépendamment de leur race, de leur religion ou de leur philosophie, doivent participer ensemble à la définition, si possible éclairée, de ce qu'est l'intérêt général.
Cette distinction est au cœur même de la Révolution française, dont Michelet disait qu'elle avait fait descendre le ciel sur la terre, le ciel représentant le droit divin et la terre la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui affirme qu'il n'y a pas de souveraineté qui n'appartienne d'abord à la nation.
Si on ne comprend pas cela, on ne saisit pas pourquoi il a fallu un siècle pour prononcer le mot « laïcité » et lui donner une définition à travers une loi, la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l'État – qui n'emploie pas, d'ailleurs, le mot « laïcité ». Son article 1er pose le principe selon lequel l'État ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte, puis son article 2 définit des exceptions concernant les aumôneries dans les lycées, les casernes, les hôpitaux ou les centres de détention. C'est une construction qui s'est déroulée pendant un siècle, après la théorisation réalisée, très vite, par Condorcet.
La laïcité est indissociable de l'esprit des Lumières. Si on ne le comprend pas, on manque une dimension essentielle, on réduit la laïcité à une sorte de règlement, sans beaucoup de saveur, définissant des espaces contigus, si je puis dire, qui ne doivent pas se mélanger. J'insiste sur le fait que la laïcité est liée à la philosophie républicaine. La République est définie comme laïque depuis 1946. C'est ce qui permet de lutter contre le racisme : la Constitution de 1946 demande à la loi d'assurer l'égalité de tous sans distinction de race, de religion ou de philosophie. C'est naturellement la laïcité qui permet cette égalité devant la loi.
La laïcité a été un combat, il ne faut pas l'oublier, mais du siècle dernier, ou plutôt de l'avant-dernier siècle et, en partie, du siècle dernier. Des gens n'admettaient pas le principe de la laïcité : ils en restaient à l'idée du droit divin. Il est bon pour les croyants : ils peuvent s'imposer des règles qui sont distinctes de celles du droit républicain. La laïcité fait corps, en quelque sorte, avec l'esprit de libre examen, avec la volonté de s'approprier, à travers l'esprit critique, les domaines ouverts à la connaissance.
J'en viens au problème de l'islam. Avec les autres religions – les trois religions monothéistes qui sont traditionnelles en France, le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme –, les choses se sont arrangées par l'effet du Concordat, pour ce qui est du catholicisme, mais aussi, pour le judaïsme, par les règles établies par le Grand Sanhédrin, par le Consistoire central et les consistoires régionaux et, pour ce qui est du protestantisme, par la Fédération protestante qui regroupe aujourd'hui ses différentes confessions.
Tout cela valait pour les religions anciennement établies sur notre sol mais ne valait guère pour l'islam, parce qu'il n'y avait pratiquement pas de musulmans, si l'on excepte évidemment les Algériens, dont la situation doit toutefois être analysée de manière distincte. Ces derniers ne souhaitaient pas forcément qu'on leur applique la laïcité au sens strict et l'administration coloniale ne le souhaitait pas non plus : elle préférait rémunérer les imams et les cadis, c'est-à-dire les juges. L'islam n'existait pas sur le territoire métropolitain, à de très rares exceptions près. Je pense par exemple à Philippe Grenier, le premier député musulman de France, qui était un médecin radical du Haut-Doubs, mais ce n'est qu'un cas isolé.
L'islam ne connaît pas le principe de la distinction entre le spirituel et le temporel. Plus exactement, le pouvoir, en terre d'islam, n'a pas d'attributions proprement religieuses (sauf en Iran) mais il se croit généralement obligé d'assurer les conditions d'existence de la religion musulmane et les gouvernements se dotent à cet effet d'un ministère aux affaires religieuses.
Pour revenir en France, aucune disposition pratique n'a été prise pour organiser l'islam dans le cadre de la République, ce qui crée une sorte de manque. On cherche donc, au sein d'institutions qui ont été largement suscitées par les pouvoirs publics, comme le Conseil français du culte musulman (CFCM), à définir des règles assurant la coexistence de la religion musulmane et de la République et le respect des lois républicaines. C'est un processus très difficile à conduire dans le cadre d'une République qui se veut laïque, et qui l'est, du fait de la loi du 9 décembre 1905 : l'État n'a pas à intervenir dans les affaires religieuses.
Je rappelle que la Fondation de l'islam de France est une institution reconnue d'utilité publique, laïque, à vocation essentiellement culturelle et éducative, et qu'elle n'a pas à intervenir dans le domaine religieux, car c'est aux musulmans de s'organiser eux-mêmes. L'État a créé les conditions qui ont permis la constitution du Conseil français du culte musulman en 2003. Le ministre de l'intérieur de l'époque a nommé son premier président ; cette pratique a ensuite été admise et continuée mais elle a aussi donné lieu à des controverses, ce qui peut nuire à son autorité. L'actuel président du CFCM, M. Mohammed Moussaoui, est un homme tout à fait remarquable, mais une règle veut aussi que tous les deux ans se relaient successivement à la tête du CFCM des personnalités d'origine marocaine, algérienne et turque. Est-il conforme aux lois de la République d'instituer une sorte d'islam consulaire ? C'est une question que je soumets à votre réflexion.
S'agissant du racisme, notre modèle est effectivement, madame la présidente, un modèle universaliste, qui s'oppose à la fois au modèle différentialiste et au suprématisme, qu'il s'agisse du racialisme hitlérien ou du suprématisme blanc tel qu'il peut encore exister aux États-Unis. Ce modèle universaliste s'oppose aussi au modèle communautariste, dont la philosophie est résumée par la formule « égaux mais séparés ». Dans les sociétés anglo-saxonnes, en Grande-Bretagne par exemple, il est possible, dans ce que l'on appelle les « sharia zones », que des mariages religieux soient prononcés et produisent des effets juridiques (par exemple sur la succession, les droits des femmes et ceux des enfants). Ce modèle, qui a souvent été vanté par les Anglo-Saxons au détriment du modèle républicain français, suscite aujourd'hui des critiques y compris en Grande‑Bretagne. En témoigne, par exemple, le rapport commandé par James Cameron à Mme Louise Casey qui montrait que le modèle communautariste est contraire à l'égalité entre les citoyens.
J'aimerais, pour conclure, évoquer l'émergence actuelle d'un « racisme inversé », une sorte de marxisme racisé – mais un faux marxisme, parce que le marxisme reste indissociable de l'esprit des Lumières et que Marx était l'élève de Hegel. De nouveaux vocables voient le jour, sous l'effet d'une mode qui nous vient des États-Unis : « racisé », « indigènes de la République », études « décoloniales » ou « post‑coloniales ».
Personne ne contestera que le racisme a quelque chose à voir avec la domination. L'Occident a dominé le monde pendant une durée finalement assez brève, à partir du XVIe, et surtout du XVIIIe siècle, et même plus tard s'agissant de l'Inde et de la Chine. Ce temps est désormais derrière nous. Faut-il ressusciter un racisme à l'envers, déboulonner les statues ? Je pense que l'universalisme républicain ne s'accommode pas de ce renversement et qu'il faut combattre ceux qui veulent créer ce racisme à l'envers : c'est ce que fait M. Jean-Michel Blanquer, et c'est ce que j'ai fait moi-même quand j'étais ministre de l'éducation nationale, il y a de cela une bonne trentaine d'années.