Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du jeudi 17 décembre 2020 à 17h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • islam
  • laïcité
  • racisme

La réunion

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La mission d'information procède à l'audition de M. Jean-Pierre Chevènement, président de la fondation Res Publica, ancien ministre.

La séance est ouverte à 17 heures 30.

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Nous avons le plaisir et l'honneur de recevoir M. Jean-Pierre Chevènement, président de la fondation Res Publica, ancien ministre.

Je rappelle que cette mission d'information, décidée en 2019 par la Conférence des présidents, travaille sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme ainsi que sur les réponses à y apporter. Même si nous avons été un peu ralentis par la pandémie, nous avons mené de nombreuses auditions portant sur les différents champs dans lesquels se pose la question des discriminations liées aux différentes formes de racisme, anciennes ou plus nouvelles. Nous avons reçu des universitaires, des représentants d'associations et d'institutions, notamment des serviteurs de l'État, en ne négligeant aucun des domaines dans lesquels le racisme est présent – l'éducation, le sport, la culture, le logement ou encore la justice, en particulier sous l'angle de l'accès au droit.

Les fonctions et les responsabilités que vous avez exercées au service de notre pays, monsieur le ministre, sont bien connues. Votre nomination à la présidence de la Fondation de l'islam de France en 2016 a montré la complexité des problématiques touchant à la laïcité et à l'islam dans notre pays. Nous serions heureux de vous entendre sur la dimension historique et culturelle de la laïcité, dans cette période un peu douloureuse pour notre démocratie qui est marquée, depuis de nombreuses années, par le double constat de la montée d'actes racistes et de la répétition d'actes terroristes liés à un islamisme radical, avec les bouleversements que cela implique pour notre cohésion sociale.

L'examen prochain, en 2021, du projet de loi confortant le respect des principes de la République donne encore plus de sens à notre questionnement. Il faut toujours lutter contre la fragmentation de notre nation. De quelle manière doit-on, selon vous, combattre le séparatisme ou communautarisme ? Nous nous attachons, pour notre part, aux droits de l'individu en tant que citoyen plutôt qu'à ceux des groupes.

Votre avis sur la question de l'éducation, que vous connaissez particulièrement bien, nous serait également très précieux. Je pense notamment à l'enseignement de l'histoire, dont la place dans les programmes a été réduite, mais aussi à l'apprentissage de la langue arabe, qui me paraît un moyen intéressant pour permettre une réappropriation culturelle.

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Nous vous remercions d'avoir accepté cette audition, monsieur le ministre.

Nous arrivons presque à la fin des travaux que nous conduisons, depuis sept mois, sur toutes les formes de racisme dans notre société. Les plus jeunes ne semblent pas aussi attachées que nous à la laïcité et à l'universalisme et sont parfois plus sensibles à l'idéal du multiculturalisme, qui est plus anglo-saxon et ne correspond pas vraiment à notre histoire et à nos institutions.

Compte tenu de vos connaissances et des expériences que vous avez eues, nous savons que nous pourrons vous interroger sur des questions liées à l'éducation nationale aussi bien qu'à la sécurité ; vous êtes, par ailleurs, un fin connaisseur de l'islam. Nous nous intéressons en particulier à l'enseignement de l'histoire et au devoir de mémoire. Il y a beaucoup de « concurrence », désormais, entre différentes mémoires : comment faire pour réunir tout le monde sur une histoire certes plurielle mais commune ?

Nous avons également eu à cœur de travailler sur la question de la répression des actes racistes, domaine dans lequel le couple formé par la police et la justice est primordial. Les chiffres montrent, malheureusement, que trop peu de personnes portent plainte. Il existe vraiment un sous-signalement des actes racistes dans notre société.

Nous avons aussi consacré beaucoup de temps à la problématique des inégalités, qu'elles soient volontaires ou non, et des discriminations qui persistent. Elles produisent chez ceux qui les subissent le sentiment d'être victimes de racisme. Je pense, par exemple, à l'accès à l'emploi, aux évolutions de carrière, à l'orientation et au logement. Vous avez certainement eu à travailler, en tant que maire de Belfort, sur la politique qu'il faut essayer de mener dans ce dernier domaine en conciliant toutes les contraintes que notre société connaît et en étant plus vertueux en matière de mixité sociale.

Enfin, je n'oublie pas que vous avez été ministre de la défense. Nous avons eu l'occasion d'évoquer, lors de nos auditions, le Service national universel (SNU) qui vise à recréer un peu de brassage entre des jeunes – nous trouvons qu'ils ne se croisent plus assez.

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Jean-Pierre Chevènement, président de la fondation Res Publica, ancien ministre

Je vais essayer de répondre, modestement, à vos questions – elles sont si vastes qu'il est difficile de parvenir spontanément à une synthèse.

Je pense que la laïcité n'est pas toujours bien comprise. Elle est la conséquence de la proclamation, par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, de la liberté des opinions, « mêmes religieuses ». À partir de là, dans une société majoritairement catholique, il a fallu définir des règles. L'Assemblée constituante, en particulier, a défini les contours de ce qu'on a appelé la Constitution civile du clergé. Des prêtres ont prêté serment et d'autres, soutenus par le pape, les prêtres réfractaires, s'y sont opposés. Ce premier heurt a été à l'origine des guerres civiles qui se sont développées, par exemple en Vendée.

On ne peut pas comprendre la laïcité si on la détache de son socle, qui est l'esprit des Lumières. Elle est non seulement l'esprit de tolérance mais aussi la séparation entre ce qui relève du domaine du religieux, de la transcendance, quelle qu'elle soit, et ce qui fait partie du domaine républicain, du commun, dans lequel les hommes, indépendamment de leur race, de leur religion ou de leur philosophie, doivent participer ensemble à la définition, si possible éclairée, de ce qu'est l'intérêt général.

Cette distinction est au cœur même de la Révolution française, dont Michelet disait qu'elle avait fait descendre le ciel sur la terre, le ciel représentant le droit divin et la terre la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui affirme qu'il n'y a pas de souveraineté qui n'appartienne d'abord à la nation.

Si on ne comprend pas cela, on ne saisit pas pourquoi il a fallu un siècle pour prononcer le mot « laïcité » et lui donner une définition à travers une loi, la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l'État – qui n'emploie pas, d'ailleurs, le mot « laïcité ». Son article 1er pose le principe selon lequel l'État ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte, puis son article 2 définit des exceptions concernant les aumôneries dans les lycées, les casernes, les hôpitaux ou les centres de détention. C'est une construction qui s'est déroulée pendant un siècle, après la théorisation réalisée, très vite, par Condorcet.

La laïcité est indissociable de l'esprit des Lumières. Si on ne le comprend pas, on manque une dimension essentielle, on réduit la laïcité à une sorte de règlement, sans beaucoup de saveur, définissant des espaces contigus, si je puis dire, qui ne doivent pas se mélanger. J'insiste sur le fait que la laïcité est liée à la philosophie républicaine. La République est définie comme laïque depuis 1946. C'est ce qui permet de lutter contre le racisme : la Constitution de 1946 demande à la loi d'assurer l'égalité de tous sans distinction de race, de religion ou de philosophie. C'est naturellement la laïcité qui permet cette égalité devant la loi.

La laïcité a été un combat, il ne faut pas l'oublier, mais du siècle dernier, ou plutôt de l'avant-dernier siècle et, en partie, du siècle dernier. Des gens n'admettaient pas le principe de la laïcité : ils en restaient à l'idée du droit divin. Il est bon pour les croyants : ils peuvent s'imposer des règles qui sont distinctes de celles du droit républicain. La laïcité fait corps, en quelque sorte, avec l'esprit de libre examen, avec la volonté de s'approprier, à travers l'esprit critique, les domaines ouverts à la connaissance.

J'en viens au problème de l'islam. Avec les autres religions – les trois religions monothéistes qui sont traditionnelles en France, le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme –, les choses se sont arrangées par l'effet du Concordat, pour ce qui est du catholicisme, mais aussi, pour le judaïsme, par les règles établies par le Grand Sanhédrin, par le Consistoire central et les consistoires régionaux et, pour ce qui est du protestantisme, par la Fédération protestante qui regroupe aujourd'hui ses différentes confessions.

Tout cela valait pour les religions anciennement établies sur notre sol mais ne valait guère pour l'islam, parce qu'il n'y avait pratiquement pas de musulmans, si l'on excepte évidemment les Algériens, dont la situation doit toutefois être analysée de manière distincte. Ces derniers ne souhaitaient pas forcément qu'on leur applique la laïcité au sens strict et l'administration coloniale ne le souhaitait pas non plus : elle préférait rémunérer les imams et les cadis, c'est-à-dire les juges. L'islam n'existait pas sur le territoire métropolitain, à de très rares exceptions près. Je pense par exemple à Philippe Grenier, le premier député musulman de France, qui était un médecin radical du Haut-Doubs, mais ce n'est qu'un cas isolé.

L'islam ne connaît pas le principe de la distinction entre le spirituel et le temporel. Plus exactement, le pouvoir, en terre d'islam, n'a pas d'attributions proprement religieuses (sauf en Iran) mais il se croit généralement obligé d'assurer les conditions d'existence de la religion musulmane et les gouvernements se dotent à cet effet d'un ministère aux affaires religieuses.

Pour revenir en France, aucune disposition pratique n'a été prise pour organiser l'islam dans le cadre de la République, ce qui crée une sorte de manque. On cherche donc, au sein d'institutions qui ont été largement suscitées par les pouvoirs publics, comme le Conseil français du culte musulman (CFCM), à définir des règles assurant la coexistence de la religion musulmane et de la République et le respect des lois républicaines. C'est un processus très difficile à conduire dans le cadre d'une République qui se veut laïque, et qui l'est, du fait de la loi du 9 décembre 1905 : l'État n'a pas à intervenir dans les affaires religieuses.

Je rappelle que la Fondation de l'islam de France est une institution reconnue d'utilité publique, laïque, à vocation essentiellement culturelle et éducative, et qu'elle n'a pas à intervenir dans le domaine religieux, car c'est aux musulmans de s'organiser eux-mêmes. L'État a créé les conditions qui ont permis la constitution du Conseil français du culte musulman en 2003. Le ministre de l'intérieur de l'époque a nommé son premier président ; cette pratique a ensuite été admise et continuée mais elle a aussi donné lieu à des controverses, ce qui peut nuire à son autorité. L'actuel président du CFCM, M. Mohammed Moussaoui, est un homme tout à fait remarquable, mais une règle veut aussi que tous les deux ans se relaient successivement à la tête du CFCM des personnalités d'origine marocaine, algérienne et turque. Est-il conforme aux lois de la République d'instituer une sorte d'islam consulaire ? C'est une question que je soumets à votre réflexion.

S'agissant du racisme, notre modèle est effectivement, madame la présidente, un modèle universaliste, qui s'oppose à la fois au modèle différentialiste et au suprématisme, qu'il s'agisse du racialisme hitlérien ou du suprématisme blanc tel qu'il peut encore exister aux États-Unis. Ce modèle universaliste s'oppose aussi au modèle communautariste, dont la philosophie est résumée par la formule « égaux mais séparés ». Dans les sociétés anglo-saxonnes, en Grande-Bretagne par exemple, il est possible, dans ce que l'on appelle les « sharia zones », que des mariages religieux soient prononcés et produisent des effets juridiques (par exemple sur la succession, les droits des femmes et ceux des enfants). Ce modèle, qui a souvent été vanté par les Anglo-Saxons au détriment du modèle républicain français, suscite aujourd'hui des critiques y compris en Grande‑Bretagne. En témoigne, par exemple, le rapport commandé par James Cameron à Mme Louise Casey qui montrait que le modèle communautariste est contraire à l'égalité entre les citoyens.

J'aimerais, pour conclure, évoquer l'émergence actuelle d'un « racisme inversé », une sorte de marxisme racisé – mais un faux marxisme, parce que le marxisme reste indissociable de l'esprit des Lumières et que Marx était l'élève de Hegel. De nouveaux vocables voient le jour, sous l'effet d'une mode qui nous vient des États-Unis : « racisé », « indigènes de la République », études « décoloniales » ou « post‑coloniales ».

Personne ne contestera que le racisme a quelque chose à voir avec la domination. L'Occident a dominé le monde pendant une durée finalement assez brève, à partir du XVIe, et surtout du XVIIIe siècle, et même plus tard s'agissant de l'Inde et de la Chine. Ce temps est désormais derrière nous. Faut-il ressusciter un racisme à l'envers, déboulonner les statues ? Je pense que l'universalisme républicain ne s'accommode pas de ce renversement et qu'il faut combattre ceux qui veulent créer ce racisme à l'envers : c'est ce que fait M. Jean-Michel Blanquer, et c'est ce que j'ai fait moi-même quand j'étais ministre de l'éducation nationale, il y a de cela une bonne trentaine d'années.

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Je vous remercie, monsieur le ministre. Dans le prolongement de votre intervention, pourriez-vous dire quelques mots des programmes d'histoire dans l'éducation nationale ?

Vous avez dit qu'il fallait traiter à part la question de l'Algérie. Comment expliquer que la génération des personnes nées en Algérie se soit bien intégrée en France alors que la génération suivante, la jeunesse née sur notre sol, semble beaucoup moins à l'aise avec son histoire et ses racines ?

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Je vous remercie pour votre intervention, monsieur le ministre. Votre approche et votre regard sont toujours précieux.

L'inégalité d'accès au savoir et à l'enseignement est peut-être la première cause du rejet des autres : on rejette ceux que l'on ne connaît pas, ceux qui ne nous ressemblent pas. Lorsque vous étiez ministre de l'éducation nationale, vous avez réintroduit l'éducation civique. Quelques années plus tard, nous devons admettre certains échecs. Que préconiseriez-vous, à ce jour, pour assurer la cohésion républicaine et pour que chacun s'y retrouve ?

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Jean-Pierre Chevènement, président de la fondation Res Publica, ancien ministre

La colonisation en Algérie est un fait : elle a duré cent trente-deux ans. On peut évidemment la critiquer et il y aurait beaucoup à en dire. Notre première erreur remonte au jour où un soldat français a posé le pied sur la plage de Sidi-Ferruch, en 1830. Je pense qu'il était impossible de coloniser un peuple musulman et que la seule bonne idée qui a émergé à cette époque était celle d'un royaume arabe, sous Napoléon III, mais cela ne s'est pas fait et la République a manqué à ses principes en ne préparant suffisamment tôt pas l'accession de l'Algérie à l'indépendance.

Beaucoup d'erreurs ont été commises de part et d'autre, mais elles ne doivent pas masquer les amitiés franco-algériennes qui se sont tissées et les combats qui ont été menés sous le même drapeau, le nôtre. Les tirailleurs algériens, que l'on appelait les « Turcos », ont servi pendant la guerre de 1870 et la Première Guerre mondiale ; et, pendant la Seconde Guerre mondiale, la contribution des troupes nord-africaines dans le cadre de l'armée d'Afrique a été tout à fait essentielle. On ne peut pas oublier le passé qui nous lie et les liens multiples qui en ont résulté, même si c'est un passé difficile à assumer.

Pour ma part, je ne prononce jamais le mot « repentance », mais j'estime que pour parvenir à la conscience claire de ce qu'a été notre histoire, avec ses ombres et ses faiblesses, il reste un gros effort à faire de la part des historiens français et algériens. Les Algériens méconnaissent souvent le fait que le peuple français a été consulté à deux reprises, sur l'autodétermination, puis sur l'indépendance, de l'Algérie par le général de Gaulle. Les Français, quant à eux, ne connaissent pas l'histoire de l'Algérie « algérienne », si je puis dire. Cette méconnaissance mutuelle entre deux pays qui sont faits pour s'entendre et coopérer est tout à fait fâcheuse. Je crois utile de rappeler qu'il y a, au bas mot, 1,5 million de Franco-Algériens en France. C'est une richesse dans laquelle nous devrions puiser pour revivifier notre coopération.

Il faut toujours parler de l'Algérie avec beaucoup de respect, avec la conscience que notre histoire a été extrêmement difficile et que la France a imposé à l'Algérie un régime de dépossession d'elle-même que les Algériens n'ont pas oublié. Mais c'est ainsi, c'est l'histoire.

J'en viens à votre deuxième question, relative à l'éducation civique. Je l'ai réintroduite en 1985, sous les quolibets de certains, parce que je considérais que l'école ne pouvait pas en rester à l'adage soixante-huitard : « Il est interdit d'interdire ». Il fallait rappeler ce qu'était l'identité de la France, historiquement constituée. Je fais souvent remarquer que si la France a pu proclamer la République en vertu de la souveraineté nationale en 1792, c'est parce qu'une longue histoire avait permis à notre peuple de se prendre en main.

Par conséquent, la réintroduction de l'éducation civique s'imposait. J'ai confié la tâche d'y réfléchir à Claude Nicolet, qui était l'ancien rédacteur en chef des Cahiers de la République, la revue de Pierre Mendès France. Il s'est acquitté excellemment de toutes les missions que je lui ai confiées, avec beaucoup de scrupules, car il avait à cœur de ne jamais faire dire aux textes plus que le droit n'en disait.

L'éducation civique a donc été réintroduite à l'école et au collège. Il a fallu attendre Claude Allègre pour qu'elle le soit au lycée. Sans doute faudrait-il aussi favoriser, dans l'enseignement supérieur, la préparation de thèses permettant de travailler cette matière.

L'éducation civique ne pourra porter tous ses fruits que si elle s'accompagne d'une réécriture du récit national. En la matière, la France a un problème en rapport avec la colonisation. Il faut rappeler que notre pays a créé deux empires coloniaux : le premier, constitué sous l'Ancien régime, nous a laissé quelques « confettis », tandis que le second, formé sous le Second Empire et la Troisième République, n'existe plus depuis l'ère des indépendances.

Pour ce dernier, la page est définitivement tournée, à cette réserve près qu'un certain nombre d'individus, souvent issus de l'immigration – vous avez parlé des jeunes générations –, considèrent qu'ils ont toujours des comptes à régler. Ce n'est pas mon point de vue, et ce ne peut être celui des républicains. Chacun des peuples concernés a démocratiquement décidé de faire accéder à l'indépendance les pays d'Afrique et d'Asie qui constituaient l'empire colonial français : si ce choix n'a pas anéanti le passé, il a ouvert une nouvelle page de l'histoire. Nous devons éviter que l'histoire des hommes soit celle d'un perpétuel ressentiment ; si nous ne luttons pas contre cette tendance, qui participe de l'air du temps, nous ne pourrons empêcher une « guerre des races » qui nous conduirait à la guerre civile.

Le ressentiment est puissant chez les peuples anciennement colonisés ou dominés. C'est vrai en Inde, en Algérie, mais aussi en Chine, un pays que nous n'avons pas colonisé mais qui a subi des traités inégaux et un comportement injuste de la part de l'Occident. Ces faits ont existé mais ils font partie du passé. Nous pourrions aussi remonter aux croisades et à l'époque où les califats omeyyade et abbasside étaient beaucoup plus puissants que les royaumes carolingiens. Nous aurions alors eu à nous plaindre des traitements réservés à certains des nôtres : je rappelle qu'avant 1830, les villes d'Afrique du nord comptaient quelques dizaines de milliers d'esclaves d'origine européenne.

Je le répète, tout cela fait partie de l'histoire : on ne peut pas radoter en permanence sur les maux que les uns auraient infligés aux autres. Il faut, au contraire, réussir à les dépasser. Tout peuple qui domine a tendance à produire une forme de racisme ; il arrive un jour où il ne domine plus et où d'autres voudraient substituer à ce racisme un autre, tout aussi insupportable.

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Nous avons adopté ce matin un projet de loi relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal. Le terme de « repentance », que certains ont utilisé lors de la discussion, ne me paraît pas du tout pertinent. L'histoire ne nous invite pas à la repentance, qui ne permet pas d'avancer, mais à la réflexion.

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Jean-Pierre Chevènement, président de la fondation Res Publica, ancien ministre

La restitution d'œuvres d'art à la République du Bénin, héritière de l'Empire du Bénin, fait partie des règles de savoir-vivre, si je puis dire.

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En arrivant dans notre pays, les immigrés de la première génération, en quête d'un avenir meilleur, ont vu dans notre pays tout ce que la France pouvait leur offrir par rapport aux pays d'où ils venaient. Leur perception de la France était donc sans doute plus positive que celle qu'en ont leurs descendants. Ces derniers, après le processus d'intégration ou d'assimilation de leurs parents, ne comparent plus leur situation avec celle de leurs parents ou grands-parents dans leur pays d'origine, mais avec celle de leurs collègues du même âge vivant dans d'autres quartiers ou dans conditions sociales différentes. Alors que notre système tend à se parfaire et à devenir plus égalitaire, les inégalités qui persistent leur paraissent insupportables : c'est le paradoxe de Tocqueville. Cette réflexion est-elle récente ou la retrouve-t-on à d'autres époques ?

Nous avons aussi discuté ici de l'emploi du mot « race » dans la Constitution. Puisque vous l'avez vous-même utilisé tout à l'heure, je ne résiste pas à l'envie de vous poser cette question : pensez-vous qu'il faille supprimer ce mot de la Constitution ? Nous avons entendu plusieurs personnes à ce sujet : très peu étaient favorables à la suppression, ce qui m'a surprise car nous avons justement cherché, au début de la présente législature, à faire disparaître ce terme dans le cadre d'une réforme constitutionnelle qui n'a pas abouti.

Enfin, la suspension du service militaire, nécessitée par les circonstances – c'est ainsi que cette mesure a été présentée, mais je ne suis pas spécialiste des affaires militaires –, a mis fin au brassage social qui l'accompagnait. Que pensez-vous du SNU, défendu par M. Blanquer depuis le début du quinquennat, qui pourrait amener garçons et filles d'une même tranche d'âge à se côtoyer ?

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Jean-Pierre Chevènement, président de la fondation Res Publica, ancien ministre

Il est peut-être excessif de parler d'une « panne du modèle français d'intégration » : l'intégration continue de fonctionner pour une partie de la jeunesse d'origine immigrée. Certes, une autre partie de cette jeunesse est réfractaire. Je n'ai peut-être pas assez insisté sur l'aspect culturel : le ressentiment qui s'exprime va bien au-delà des discriminations réellement subies, car de nombreux efforts ont été réalisés en la matière.

Je pense notamment à la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU) du 13 décembre 2000 défendue par M. Gayssot, aux commissions départementales d'accès à la citoyenneté (CODAC) que j'ai moi-même créées et qui devaient aussi favoriser l'accès à l'emploi, ainsi qu'aux opérations de testing à l'entrée des discothèques promues par Mmes Guigou et Aubry. Bien entendu, certaines localités souffrent de phénomènes de concentration de misère ou de concentration ethnique et culturelle, ce qui entraîne un cumul de handicaps, notamment en matière scolaire. J'admets que c'est plus facile à dire qu'à faire !

J'ai été de ceux qui ont essayé de convaincre M. Chirac, Président de la République, de renoncer à son projet de suppression du service militaire national, précisément parce que je pensais qu'il permettait le brassage de la jeunesse. La réforme menée a montré ses mérites dans les opérations extérieures où la France était engagée, mais la politique de défense de la France ne doit-elle être menée qu'à l'aune de ces OPEX ? N'aurions-nous pas pu aller vers un service militaire court couplé à des formules de service national long, par exemple dans l'armée, les brigades de pompiers ou les hôpitaux ? Cette réflexion reste ouverte. Le SNU est sans doute une bonne idée, car il permettrait lui aussi de mettre en contact les Français de diverses origines, non seulement ethniques mais aussi sociales.

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Quelle est votre opinion sur l'apprentissage de la langue arabe, qui me paraît important ?

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Jean-Pierre Chevènement, président de la fondation Res Publica, ancien ministre

Vous avez tout à fait raison : j'ai essayé de promouvoir l'apprentissage de cette langue lorsque j'étais ministre de l'éducation nationale. Seule la promotion de l'apprentissage des langues des grandes civilisations – l'arabe, le persan, le turc, le russe, le chinois, le hindi – nous permettra de refaire de la France un pays qui rayonne. Ce rayonnement n'est possible que si l'on maîtrise la langue de nos partenaires.

Il me semble qu'un peu plus de 10 000 élèves apprennent l'arabe dans les établissements gérés par l'éducation nationale, ce qui est très peu. Nous pourrions nous consoler en nous disant que ce chiffre est proche de celui des élèves apprenant l'allemand, mais il est désolant de penser que la langue de notre partenaire allemand est à ce point abandonnée au profit de l'espagnol et, surtout, de l'anglais. Il faut certainement revoir quelque chose, mais M. Blanquer pourrait vous répondre mieux que moi à ce propos.

Je tiens aussi à souligner que l'arabe a été une grande langue de culture, utilisée par de très grands poètes et penseurs. C'est la langue coranique, la langue par excellence du monde musulman. Il y a 1,8 milliard de musulmans de par le monde et peut-être 200 millions de locuteurs d'arabe. Lorsque j'ai présidé l'association France‑Algérie, j'ai créé un prix du premier roman algérien récompensant des livres tant francophones qu'arabophones. La littérature francophone est bien connue, grâce à des écrivains comme Boualem Sansal, Kamel Daoud et beaucoup d'autres, mais il existe aussi une littérature algérienne et marocaine arabophone très estimable, que nous devrions essayer de faire mieux connaître par un travail de traduction.

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Nous vous remercions très sincèrement, monsieur le ministre, pour votre réflexion très inspirée.

La séance est levée à 18 heures 15.