La colonisation en Algérie est un fait : elle a duré cent trente-deux ans. On peut évidemment la critiquer et il y aurait beaucoup à en dire. Notre première erreur remonte au jour où un soldat français a posé le pied sur la plage de Sidi-Ferruch, en 1830. Je pense qu'il était impossible de coloniser un peuple musulman et que la seule bonne idée qui a émergé à cette époque était celle d'un royaume arabe, sous Napoléon III, mais cela ne s'est pas fait et la République a manqué à ses principes en ne préparant suffisamment tôt pas l'accession de l'Algérie à l'indépendance.
Beaucoup d'erreurs ont été commises de part et d'autre, mais elles ne doivent pas masquer les amitiés franco-algériennes qui se sont tissées et les combats qui ont été menés sous le même drapeau, le nôtre. Les tirailleurs algériens, que l'on appelait les « Turcos », ont servi pendant la guerre de 1870 et la Première Guerre mondiale ; et, pendant la Seconde Guerre mondiale, la contribution des troupes nord-africaines dans le cadre de l'armée d'Afrique a été tout à fait essentielle. On ne peut pas oublier le passé qui nous lie et les liens multiples qui en ont résulté, même si c'est un passé difficile à assumer.
Pour ma part, je ne prononce jamais le mot « repentance », mais j'estime que pour parvenir à la conscience claire de ce qu'a été notre histoire, avec ses ombres et ses faiblesses, il reste un gros effort à faire de la part des historiens français et algériens. Les Algériens méconnaissent souvent le fait que le peuple français a été consulté à deux reprises, sur l'autodétermination, puis sur l'indépendance, de l'Algérie par le général de Gaulle. Les Français, quant à eux, ne connaissent pas l'histoire de l'Algérie « algérienne », si je puis dire. Cette méconnaissance mutuelle entre deux pays qui sont faits pour s'entendre et coopérer est tout à fait fâcheuse. Je crois utile de rappeler qu'il y a, au bas mot, 1,5 million de Franco-Algériens en France. C'est une richesse dans laquelle nous devrions puiser pour revivifier notre coopération.
Il faut toujours parler de l'Algérie avec beaucoup de respect, avec la conscience que notre histoire a été extrêmement difficile et que la France a imposé à l'Algérie un régime de dépossession d'elle-même que les Algériens n'ont pas oublié. Mais c'est ainsi, c'est l'histoire.
J'en viens à votre deuxième question, relative à l'éducation civique. Je l'ai réintroduite en 1985, sous les quolibets de certains, parce que je considérais que l'école ne pouvait pas en rester à l'adage soixante-huitard : « Il est interdit d'interdire ». Il fallait rappeler ce qu'était l'identité de la France, historiquement constituée. Je fais souvent remarquer que si la France a pu proclamer la République en vertu de la souveraineté nationale en 1792, c'est parce qu'une longue histoire avait permis à notre peuple de se prendre en main.
Par conséquent, la réintroduction de l'éducation civique s'imposait. J'ai confié la tâche d'y réfléchir à Claude Nicolet, qui était l'ancien rédacteur en chef des Cahiers de la République, la revue de Pierre Mendès France. Il s'est acquitté excellemment de toutes les missions que je lui ai confiées, avec beaucoup de scrupules, car il avait à cœur de ne jamais faire dire aux textes plus que le droit n'en disait.
L'éducation civique a donc été réintroduite à l'école et au collège. Il a fallu attendre Claude Allègre pour qu'elle le soit au lycée. Sans doute faudrait-il aussi favoriser, dans l'enseignement supérieur, la préparation de thèses permettant de travailler cette matière.
L'éducation civique ne pourra porter tous ses fruits que si elle s'accompagne d'une réécriture du récit national. En la matière, la France a un problème en rapport avec la colonisation. Il faut rappeler que notre pays a créé deux empires coloniaux : le premier, constitué sous l'Ancien régime, nous a laissé quelques « confettis », tandis que le second, formé sous le Second Empire et la Troisième République, n'existe plus depuis l'ère des indépendances.
Pour ce dernier, la page est définitivement tournée, à cette réserve près qu'un certain nombre d'individus, souvent issus de l'immigration – vous avez parlé des jeunes générations –, considèrent qu'ils ont toujours des comptes à régler. Ce n'est pas mon point de vue, et ce ne peut être celui des républicains. Chacun des peuples concernés a démocratiquement décidé de faire accéder à l'indépendance les pays d'Afrique et d'Asie qui constituaient l'empire colonial français : si ce choix n'a pas anéanti le passé, il a ouvert une nouvelle page de l'histoire. Nous devons éviter que l'histoire des hommes soit celle d'un perpétuel ressentiment ; si nous ne luttons pas contre cette tendance, qui participe de l'air du temps, nous ne pourrons empêcher une « guerre des races » qui nous conduirait à la guerre civile.
Le ressentiment est puissant chez les peuples anciennement colonisés ou dominés. C'est vrai en Inde, en Algérie, mais aussi en Chine, un pays que nous n'avons pas colonisé mais qui a subi des traités inégaux et un comportement injuste de la part de l'Occident. Ces faits ont existé mais ils font partie du passé. Nous pourrions aussi remonter aux croisades et à l'époque où les califats omeyyade et abbasside étaient beaucoup plus puissants que les royaumes carolingiens. Nous aurions alors eu à nous plaindre des traitements réservés à certains des nôtres : je rappelle qu'avant 1830, les villes d'Afrique du nord comptaient quelques dizaines de milliers d'esclaves d'origine européenne.
Je le répète, tout cela fait partie de l'histoire : on ne peut pas radoter en permanence sur les maux que les uns auraient infligés aux autres. Il faut, au contraire, réussir à les dépasser. Tout peuple qui domine a tendance à produire une forme de racisme ; il arrive un jour où il ne domine plus et où d'autres voudraient substituer à ce racisme un autre, tout aussi insupportable.