Intervention de Bertrand le Meur

Réunion du mercredi 21 juillet 2021 à 14h00
Mission d'information sur la résilience nationale

Bertrand le Meur, directeur pour la stratégie de défense, la prospective et la contre-prolifération à la direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées :

Je mesure le risque que je prends en venant vous parler de la résilience quelques semaines seulement après avoir pris mes nouvelles fonctions ; je vais m'y atteler avec le soutien de mes collaborateurs.

Il y a quelques années, un général définissait la transformation de l'environnement international par ces mots : « Il n'y a plus de menaces aux frontières, mais il n'y a plus de frontières aux menaces. » Voilà l'un des fils directeurs de l'actualisation stratégique à laquelle ma direction a procédé pour le ministère en 2021.

Loin de marquer la fin de l'Histoire, la fin de la guerre froide a été suivie par une dégradation sensible de notre environnement stratégique. Les travaux conduits en 2021 par le ministère des armées, notamment par ma direction, dont la synthèse est en ligne sur le site du ministère, soulignent l'accélération et le durcissement des évolutions et tendances déjà identifiées en 2017 dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale. En guise de synthèse, je citerai : l'importance de la lutte contre le terrorisme, principalement djihadiste ; le retour de la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs ; le retour de la compétition stratégique entre puissances – dont la rivalité sino-américaine, qui n'en est qu'à ses prémices, est une parfaite illustration –, voire entre quasi-puissances : Turquie, Iran et République populaire démocratique de Corée.

Ces tendances se sont accélérées pendant la crise sanitaire, qui, d'une certaine manière, redessine – même si le mouvement n'est certainement pas terminé – la place et le rôle que certains États ont choisi d'occuper. Les uns ont fait leur maximum pour assurer la continuité de leurs missions régaliennes, notamment en protégeant leur population ; d'autres, en s'impliquant un peu moins dans cette protection, ont utilisé les opportunités offertes par la crise pour s'enhardir, conquérir des territoires, physiques ou immatériels, dans le but de déstabiliser plus activement leur environnement. Ces compétiteurs – et d'autres aussi, qui passent probablement sous les radars – développent des stratégies qualifiées d'hybrides, d'autant plus difficiles à cerner qu'elles combinent des modes d'action militaires et non militaires, directs et indirects, légaux et parfois illégaux, mais toujours ambigus et conçus pour rester sous le seuil estimé de riposte ou de conflit ouvert. Ils testent – et c'est une grande nouveauté – les nations, les alliances, les communautés, dans des zones grises, souvent pour mesurer la capacité d'absorption ou de résilience d'une société, d'une région, et éprouver leur capacité à surmonter ou non les changements.

La crise actuelle démontre qu'il ne faut pas surestimer notre endurance et notre résilience. Elle est un révélateur de ce à quoi nous sommes confrontés et valide le concept de menace hybride. La pandémie, montre bien qu'une attaque menée non pas frontalement mais par différents canaux contre une société comme la nôtre comporte un très fort potentiel de disruption.

Face à ces menaces, nous estimons qu'une défense ferme, ou « dure », ne suffit plus. Depuis le Livre blanc de 2008, nos documents stratégiques soulignent l'importance de la résilience, tant au niveau du ministère des armées que dans un environnement interministériel. Il s'agit, pour ainsi dire, d'une responsabilité holistique et le SGDSN rappellera l'importance d'une politique nationale dans ce domaine. Un travail de réflexion et d'identification des facteurs et des outils de cette résilience a été entamé. Nous cherchons à le décliner dans les différents secteurs de nos activités et dans nos différents documents stratégiques : cyber en 2018, espace et intelligence artificielle en 2019, énergie en 2020.

Le concept de résilience, dont l'application au niveau sociétal est assez récente, peut être défini comme la capacité d'un objet à retrouver son état initial après un choc ou une pression continue. Appliqué à une société, il désigne donc la capacité de celle-ci, de ses institutions et des individus qui la composent, à encaisser un choc sans cesser de fonctionner et à mettre en place des mécanismes permettant de recouvrer un état normal ou de parvenir à un nouvel état, stable et acceptable – on a ainsi entendu parler, en 2020, de « nouvelle normalité ». En cela, la résilience se distingue de la résistance, qui est la capacité de s'opposer. Si la philosophie du ministère des armées est plutôt fondée sur la résistance, il faut aussi savoir absorber une partie du choc et se préparer à répondre à des aléas dont on sait qu'ils adviendront mais que l'on ne connaît pas – la résilience comprend une dimension d'anticipation. Cette préparation à l'aléa consiste à élaborer des processus et à se doter de moyens pour limiter les conséquences, contourner les effets et pondérer les impacts profonds d'une crise. Être résilient, c'est aussi surmonter rapidement l'effet de sidération initial et éviter de perdre le contrôle.

Tous les acteurs de la société, aussi bien publics que privés, sont concernés. Il faut sortir du mythe d'une résilience qui se réduirait à une notion administrative ou stratégique. Ni l'État, ni le ministère des armées, ne pourront être résilients sans que le concept ne percole dans toutes les strates de la société. La résilience, c'est la capacité à atteindre un état final recherché ; le rapport au temps y est essentiel. On ne peut pas dire que l'on est résilient ; on pense qu'on l'est.

Pour l'OTAN, la question de la résilience est relativement récente. Le sujet s'est imposé à partir de 2015, à la suite de la crise ukrainienne, qui a servi de révélateur en montrant que d'autres formes de confrontations étaient possibles. Les travaux sur l'existence d'une doctrine russe de la guerre hybride ou sur l'emploi de moyens non militaires pour déstabiliser profondément un pays ont montré combien il est nécessaire de s'adapter à de nouvelles menaces. Pour l'OTAN, qui travaille à son rythme, cela tient à la dépendance de nos outils militaires vis-à-vis du secteur privé, aussi bien dans le fonctionnement quotidien que dans la mise en œuvre des forces. En effet, 90 % de ses moyens de transport appartiennent au domaine civil, 50 % de ses communications passent par des relais civils, et il en va de même dans le domaine énergétique. Nos armées dépendent du secteur privé, ce qui leur fait courir le risque de ne pouvoir mener leur mission à bien en cas de crise.

L'OTAN entend la résilience comme la capacité et l'engagement de chaque État à se défendre et à être lui-même résilient pour ne pas être le maillon faible de la défense collective de l'Alliance. Elle a donc défini sept exigences fondamentales qui doivent devenir autant d'engagements nationaux pour faire progresser la résilience de la structure. Ces exigences, qui relèvent de trois domaines essentiels – continuité des pouvoirs publics, services essentiels à la population et soutien du secteur civil au secteur militaire –, sont : la garantie de la continuité des pouvoirs publics et des services publics essentiels ; la résilience des approvisionnements énergétiques ; l'aptitude à gérer efficacement des mouvements incontrôlés de personnes et à faire en sorte qu'ils n'interfèrent pas avec les déploiements militaires de l'OTAN ; la résilience des ressources en nourriture et en eau ; l'aptitude à gérer un grand nombre de victimes ; la résilience des systèmes de communication civils ; la résilience des systèmes de transport. Se pose là, de façon sous-jacente, la question des flux : il y a un lien très net entre préparation à la résilience et robustesse des flux.

Qui plus est, les efforts militaires pour défendre les territoires et les populations des pays de l'Alliance doivent être complétés par une solide préparation du secteur civil, afin de réduire les vulnérabilités potentielles et le risque d'attaque, en temps de paix comme en temps de guerre. L'OTAN a d'ailleurs rappelé, au somment de juin dernier, que la résilience était un champ prioritaire. Cela dit, vous savez certainement que la place de l'OTAN et de l'Union européenne dans la défense de l'Europe est un sujet de discussion permanent. Il y a, au sein de l'OTAN, des nations européennes qui ont fait le choix d'une défense par l'OTAN, quelle que soit la situation, et il existe une certaine compétition entre l'OTAN, des pays appartenant à l'OTAN et l'Union européenne pour prendre la main sur les questions de résilience civile. L'action de l'OTAN dans ce domaine pourrait se faire au détriment de la démarche conduite par la Commission européenne et pose la question de la future gouvernance de cette résilience. Il ne faudrait pas, à mon sens, qu'elle soit strictement américaine.

Passons à trois approches nationales de la résilience. Premier exemple : les pays nordiques – Norvège, Suède, Finlande – et leur concept de défense totale. Ce modèle consiste à combiner et à exploiter l'intégralité des ressources militaires et civiles du pays et de la société afin de prévenir ou de gérer une crise, un conflit armé ou une guerre. C'est un héritage de la position particulière adoptée par ces pays face à l'URSS lors de la guerre froide. Il a regagné en force dans le sillage de la menace terroriste et de la dégradation des conditions de sécurité régionales. La pandémie a également renforcé l'importance de ce concept et de la résilience qui s'y attache, notamment par le biais de la coopération entre les acteurs des secteurs privés et publics. Toutefois, je ne suis pas certain qu'un modèle conçu pour un pays de 10 millions d'habitants puisse s'appliquer à un pays de bientôt 70 millions d'habitants et soit reproductible dans les mêmes conditions de complexité. L'effet d'échelle est important.

Autre pays souvent cité comme ayant un haut niveau de résilience et de préparation aux crises : Singapour. L'adoption par cet État du concept de défense totale en 1984 est le résultat d'un contexte historique et géopolitique très particulier : Singapour est une cité-État sans profondeur stratégique, très dépendante du commerce extérieur ; sa société est plurielle et soumise à de multiples influences. Le concept s'est maintenu jusqu'à ce jour, sachant que le même parti est au pouvoir depuis l'indépendance, en 1965, et que Singapour pratique un véritable libéralisme économique dans le cadre d'un libéralisme politique que je qualifierais pudiquement de limité. L'apparition de nouvelles menaces justifie l'extension des domaines d'application de ce concept à d'autres environnements. J'ai eu ainsi, dans mes fonctions précédentes, des échanges avec Singapour à propos de la lutte contre les menaces hybrides et contre les manipulations de l'information, sur laquelle ils sont très en pointe. Mais, à Singapour, le concept de défense totale s'immisce dans tous les aspects de la vie des citoyens et réduit les libertés publiques – au point, d'ailleurs, que l'on pourrait qualifier ce pays de démocratie hybride. Il nécessite par ailleurs un budget important pour financer l'équipement et l'entraînement des forces armées, la formation de la population dès le plus jeune âge et une communication pour le moins active du gouvernement. Je ne suis pas certain que ce concept assez prescriptif soit reproductible dans notre société et compatible avec notre démocratie et notre Constitution.

Troisième exemple : Israël. Si le pays travaille à une politique de résilience robuste et opérationnelle, on observe néanmoins que la priorité de Tsahal est de faire face aux menaces les plus immédiates. En effet, les discours des autorités insistent sur le besoin de préparer les esprits à un conflit ouvert et dévastateur, ce qui se traduit par l'organisation d'exercices d'évacuation des populations, par exemple. Néanmoins, malgré l'omniprésence du thème sécuritaire, il semble que la population soit moins vigilante et résiliente – sur les images du printemps dernier, elle semble d'ailleurs montrer une forme de sidération face aux événements. Le Home Front Command, quatrième commandement géographique de Tsahal – dont le rôle est analogue, avec un aspect militaire plus marqué, à celui de la sécurité civile en France – est chargé, depuis 1992, de préparer et de protéger la population en cas de crise majeure. Cependant, le concept adopté par Israël, qui n'est pas un concept de défense totale – il est très axé sur la réponse militaire –, ne me semble pas assez robuste pour faire face à un événement s'inscrivant dans la durée. Je fais une différence, je le répète, entre la résilience, qui s'inscrit dans la durée, et la résistance, qui désigne la capacité, non pas de vivre avec un événement, mais de le contrer de manière forte. Ce troisième exemple n'est pas non plus transposable en France, compte tenu de l'état d'esprit de notre population.

Après ces études de cas, j'en viens à la façon dont le ministère des armées considère la résilience.

Il faut envisager d'abord la manière dont les armées peuvent contribuer à la résilience de la nation en cas de crise majeure, et ensuite celle dont le ministère des armées réagit ou survit à la crise. Il convient de faire une différence entre le territoire national et les théâtres d'opérations – dont les différents états-majors vous parleront mieux que la DGRIS.

L'actualisation stratégique de 2021 le précise : les armées sont, avec l'ensemble du ministère et dans un cadre interministériel, un maillon essentiel de la résilience de la nation, notamment s'agissant des infrastructures stratégiques ou d'importance vitale. Elles occupent également, en raison de leur savoir-faire spécifique en matière de planification, une place importante dans la réponse interministérielle aux agressions hybrides, en particulier face à des actions répétées et de faible intensité.

Le point essentiel, c'est la place des armées dans la capacité de résistance. Il y va d'abord de la protection des infrastructures vitales. En l'absence de défense de ces infrastructures, une petite action peut avoir de grands effets. En renforçant leur sécurité par le biais d'une présence militaire, on oblige l'adversaire à mener une action plus énergique, plus visible, donc plus facilement attribuable, de sorte qu'elle peut être portée sur la place publique, ce qui peut d'ailleurs provoquer des réactions hors du cadre de l'hybridité. Dans les manuels de guérilla sandinistes, il était écrit que, pour faire tomber une société, il suffit de boucher les toilettes des bâtiments publics : c'est dire à quel niveau la menace hybride pouvait commencer il y a quelques années…

Il ne faut pas non plus sous-estimer la place fondamentale occupée par le ministère des armées dans la persistance de la réponse que l'État a apportée à la crise que nous avons vécue, via l'opération Résilience, l'opération Sentinelle ou les actions que le service de santé des armées a menées auprès des populations, notamment dans les territoires d'outre-mer.

S'agissant de la résilience de l'État, l'intervention des armées apporte également une certaine épaisseur dans le rapport au temps, permettant ainsi de préparer la gestion de la crise. Assumer ces redondances aura peut-être, sur le plan opérationnel, des conséquences sur les niveaux de stock et de préparation ou sur les capacités. Une vraie réflexion devra donc être menée sur la mise en œuvre du concept, plutôt que sur le concept lui-même. Elle rejoint, me semble-t-il, celle qui doit porter sur la préparation à la haute intensité et ses implications, dans le cadre d'une approche holistique, pour le ministère des armées et son environnement.

L'actualisation stratégique nous a conduits à proposer une évolution de la fonction stratégique de protection vers une fonction de protection-résilience, dans la mesure où ces deux notions se complètent. La résilience est un prérequis indispensable pour assurer la protection des Français sur le territoire national et garantir la continuité des fonctions essentielles de la nation.

En cas de crise, nous pouvons être surpris, mais nous ne devons jamais être démunis. Si la capacité de résilience n'est pas acquise, elle doit donc devenir notre objectif. À cette fin, nous devons construire des processus opérationnels ou d'anticipation qui comprendront nécessairement des phases différenciées de préparation, de résistance, de rétablissement et de consolidation.

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