Mission d'information sur la résilience nationale

Réunion du mercredi 21 juillet 2021 à 14h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • OTAN
  • flux
  • hybride
  • résilience

La réunion

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MISSION D'INFORMATION DE LA CONFÉRENCE DES PRÉSIDENTS SUR LA RÉSILIENCE NATIONALE

Mercredi 21 juillet 2021

La séance est ouverte à quatorze heures dix.

(Présidence de M. Alexandre Freschi, président de la mission d'information)

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Pour la première audition de notre mission d'information, nous avons le plaisir d'accueillir M. Bertrand Le Meur, ingénieur général de l'armement, directeur pour la stratégie de défense, la prospective et la contre-prolifération à la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des armées. Il est accompagné du lieutenant-colonel Alexandre Bernardeau et de M. Guillaume Lasconjarias.

Monsieur le directeur, je vous remercie d'autant plus d'avoir répondu à notre invitation que vous avez pris vos fonctions il y a peu de temps. Vous occupiez antérieurement le poste de directeur-adjoint des affaires internationales, stratégiques et technologiques au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).

Vous connaissez l'objet de nos travaux. Nous serons heureux de vous entendre sur les principales menaces et les principaux risques auxquels la France est aujourd'hui exposée, sur ses capacités de résistance et de réponse, ainsi que sur l'évolution de la notion de résilience dans sa doctrine de défense. Nous souhaitons également bénéficier des analyses de la DGRIS sur l'organisation de la résilience dans d'autres pays, proches ou moins proches, et sur les enseignements que la France pourrait en tirer.

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Bertrand le Meur, directeur pour la stratégie de défense, la prospective et la contre-prolifération à la direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées

Je mesure le risque que je prends en venant vous parler de la résilience quelques semaines seulement après avoir pris mes nouvelles fonctions ; je vais m'y atteler avec le soutien de mes collaborateurs.

Il y a quelques années, un général définissait la transformation de l'environnement international par ces mots : « Il n'y a plus de menaces aux frontières, mais il n'y a plus de frontières aux menaces. » Voilà l'un des fils directeurs de l'actualisation stratégique à laquelle ma direction a procédé pour le ministère en 2021.

Loin de marquer la fin de l'Histoire, la fin de la guerre froide a été suivie par une dégradation sensible de notre environnement stratégique. Les travaux conduits en 2021 par le ministère des armées, notamment par ma direction, dont la synthèse est en ligne sur le site du ministère, soulignent l'accélération et le durcissement des évolutions et tendances déjà identifiées en 2017 dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale. En guise de synthèse, je citerai : l'importance de la lutte contre le terrorisme, principalement djihadiste ; le retour de la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs ; le retour de la compétition stratégique entre puissances – dont la rivalité sino-américaine, qui n'en est qu'à ses prémices, est une parfaite illustration –, voire entre quasi-puissances : Turquie, Iran et République populaire démocratique de Corée.

Ces tendances se sont accélérées pendant la crise sanitaire, qui, d'une certaine manière, redessine – même si le mouvement n'est certainement pas terminé – la place et le rôle que certains États ont choisi d'occuper. Les uns ont fait leur maximum pour assurer la continuité de leurs missions régaliennes, notamment en protégeant leur population ; d'autres, en s'impliquant un peu moins dans cette protection, ont utilisé les opportunités offertes par la crise pour s'enhardir, conquérir des territoires, physiques ou immatériels, dans le but de déstabiliser plus activement leur environnement. Ces compétiteurs – et d'autres aussi, qui passent probablement sous les radars – développent des stratégies qualifiées d'hybrides, d'autant plus difficiles à cerner qu'elles combinent des modes d'action militaires et non militaires, directs et indirects, légaux et parfois illégaux, mais toujours ambigus et conçus pour rester sous le seuil estimé de riposte ou de conflit ouvert. Ils testent – et c'est une grande nouveauté – les nations, les alliances, les communautés, dans des zones grises, souvent pour mesurer la capacité d'absorption ou de résilience d'une société, d'une région, et éprouver leur capacité à surmonter ou non les changements.

La crise actuelle démontre qu'il ne faut pas surestimer notre endurance et notre résilience. Elle est un révélateur de ce à quoi nous sommes confrontés et valide le concept de menace hybride. La pandémie, montre bien qu'une attaque menée non pas frontalement mais par différents canaux contre une société comme la nôtre comporte un très fort potentiel de disruption.

Face à ces menaces, nous estimons qu'une défense ferme, ou « dure », ne suffit plus. Depuis le Livre blanc de 2008, nos documents stratégiques soulignent l'importance de la résilience, tant au niveau du ministère des armées que dans un environnement interministériel. Il s'agit, pour ainsi dire, d'une responsabilité holistique et le SGDSN rappellera l'importance d'une politique nationale dans ce domaine. Un travail de réflexion et d'identification des facteurs et des outils de cette résilience a été entamé. Nous cherchons à le décliner dans les différents secteurs de nos activités et dans nos différents documents stratégiques : cyber en 2018, espace et intelligence artificielle en 2019, énergie en 2020.

Le concept de résilience, dont l'application au niveau sociétal est assez récente, peut être défini comme la capacité d'un objet à retrouver son état initial après un choc ou une pression continue. Appliqué à une société, il désigne donc la capacité de celle-ci, de ses institutions et des individus qui la composent, à encaisser un choc sans cesser de fonctionner et à mettre en place des mécanismes permettant de recouvrer un état normal ou de parvenir à un nouvel état, stable et acceptable – on a ainsi entendu parler, en 2020, de « nouvelle normalité ». En cela, la résilience se distingue de la résistance, qui est la capacité de s'opposer. Si la philosophie du ministère des armées est plutôt fondée sur la résistance, il faut aussi savoir absorber une partie du choc et se préparer à répondre à des aléas dont on sait qu'ils adviendront mais que l'on ne connaît pas – la résilience comprend une dimension d'anticipation. Cette préparation à l'aléa consiste à élaborer des processus et à se doter de moyens pour limiter les conséquences, contourner les effets et pondérer les impacts profonds d'une crise. Être résilient, c'est aussi surmonter rapidement l'effet de sidération initial et éviter de perdre le contrôle.

Tous les acteurs de la société, aussi bien publics que privés, sont concernés. Il faut sortir du mythe d'une résilience qui se réduirait à une notion administrative ou stratégique. Ni l'État, ni le ministère des armées, ne pourront être résilients sans que le concept ne percole dans toutes les strates de la société. La résilience, c'est la capacité à atteindre un état final recherché ; le rapport au temps y est essentiel. On ne peut pas dire que l'on est résilient ; on pense qu'on l'est.

Pour l'OTAN, la question de la résilience est relativement récente. Le sujet s'est imposé à partir de 2015, à la suite de la crise ukrainienne, qui a servi de révélateur en montrant que d'autres formes de confrontations étaient possibles. Les travaux sur l'existence d'une doctrine russe de la guerre hybride ou sur l'emploi de moyens non militaires pour déstabiliser profondément un pays ont montré combien il est nécessaire de s'adapter à de nouvelles menaces. Pour l'OTAN, qui travaille à son rythme, cela tient à la dépendance de nos outils militaires vis-à-vis du secteur privé, aussi bien dans le fonctionnement quotidien que dans la mise en œuvre des forces. En effet, 90 % de ses moyens de transport appartiennent au domaine civil, 50 % de ses communications passent par des relais civils, et il en va de même dans le domaine énergétique. Nos armées dépendent du secteur privé, ce qui leur fait courir le risque de ne pouvoir mener leur mission à bien en cas de crise.

L'OTAN entend la résilience comme la capacité et l'engagement de chaque État à se défendre et à être lui-même résilient pour ne pas être le maillon faible de la défense collective de l'Alliance. Elle a donc défini sept exigences fondamentales qui doivent devenir autant d'engagements nationaux pour faire progresser la résilience de la structure. Ces exigences, qui relèvent de trois domaines essentiels – continuité des pouvoirs publics, services essentiels à la population et soutien du secteur civil au secteur militaire –, sont : la garantie de la continuité des pouvoirs publics et des services publics essentiels ; la résilience des approvisionnements énergétiques ; l'aptitude à gérer efficacement des mouvements incontrôlés de personnes et à faire en sorte qu'ils n'interfèrent pas avec les déploiements militaires de l'OTAN ; la résilience des ressources en nourriture et en eau ; l'aptitude à gérer un grand nombre de victimes ; la résilience des systèmes de communication civils ; la résilience des systèmes de transport. Se pose là, de façon sous-jacente, la question des flux : il y a un lien très net entre préparation à la résilience et robustesse des flux.

Qui plus est, les efforts militaires pour défendre les territoires et les populations des pays de l'Alliance doivent être complétés par une solide préparation du secteur civil, afin de réduire les vulnérabilités potentielles et le risque d'attaque, en temps de paix comme en temps de guerre. L'OTAN a d'ailleurs rappelé, au somment de juin dernier, que la résilience était un champ prioritaire. Cela dit, vous savez certainement que la place de l'OTAN et de l'Union européenne dans la défense de l'Europe est un sujet de discussion permanent. Il y a, au sein de l'OTAN, des nations européennes qui ont fait le choix d'une défense par l'OTAN, quelle que soit la situation, et il existe une certaine compétition entre l'OTAN, des pays appartenant à l'OTAN et l'Union européenne pour prendre la main sur les questions de résilience civile. L'action de l'OTAN dans ce domaine pourrait se faire au détriment de la démarche conduite par la Commission européenne et pose la question de la future gouvernance de cette résilience. Il ne faudrait pas, à mon sens, qu'elle soit strictement américaine.

Passons à trois approches nationales de la résilience. Premier exemple : les pays nordiques – Norvège, Suède, Finlande – et leur concept de défense totale. Ce modèle consiste à combiner et à exploiter l'intégralité des ressources militaires et civiles du pays et de la société afin de prévenir ou de gérer une crise, un conflit armé ou une guerre. C'est un héritage de la position particulière adoptée par ces pays face à l'URSS lors de la guerre froide. Il a regagné en force dans le sillage de la menace terroriste et de la dégradation des conditions de sécurité régionales. La pandémie a également renforcé l'importance de ce concept et de la résilience qui s'y attache, notamment par le biais de la coopération entre les acteurs des secteurs privés et publics. Toutefois, je ne suis pas certain qu'un modèle conçu pour un pays de 10 millions d'habitants puisse s'appliquer à un pays de bientôt 70 millions d'habitants et soit reproductible dans les mêmes conditions de complexité. L'effet d'échelle est important.

Autre pays souvent cité comme ayant un haut niveau de résilience et de préparation aux crises : Singapour. L'adoption par cet État du concept de défense totale en 1984 est le résultat d'un contexte historique et géopolitique très particulier : Singapour est une cité-État sans profondeur stratégique, très dépendante du commerce extérieur ; sa société est plurielle et soumise à de multiples influences. Le concept s'est maintenu jusqu'à ce jour, sachant que le même parti est au pouvoir depuis l'indépendance, en 1965, et que Singapour pratique un véritable libéralisme économique dans le cadre d'un libéralisme politique que je qualifierais pudiquement de limité. L'apparition de nouvelles menaces justifie l'extension des domaines d'application de ce concept à d'autres environnements. J'ai eu ainsi, dans mes fonctions précédentes, des échanges avec Singapour à propos de la lutte contre les menaces hybrides et contre les manipulations de l'information, sur laquelle ils sont très en pointe. Mais, à Singapour, le concept de défense totale s'immisce dans tous les aspects de la vie des citoyens et réduit les libertés publiques – au point, d'ailleurs, que l'on pourrait qualifier ce pays de démocratie hybride. Il nécessite par ailleurs un budget important pour financer l'équipement et l'entraînement des forces armées, la formation de la population dès le plus jeune âge et une communication pour le moins active du gouvernement. Je ne suis pas certain que ce concept assez prescriptif soit reproductible dans notre société et compatible avec notre démocratie et notre Constitution.

Troisième exemple : Israël. Si le pays travaille à une politique de résilience robuste et opérationnelle, on observe néanmoins que la priorité de Tsahal est de faire face aux menaces les plus immédiates. En effet, les discours des autorités insistent sur le besoin de préparer les esprits à un conflit ouvert et dévastateur, ce qui se traduit par l'organisation d'exercices d'évacuation des populations, par exemple. Néanmoins, malgré l'omniprésence du thème sécuritaire, il semble que la population soit moins vigilante et résiliente – sur les images du printemps dernier, elle semble d'ailleurs montrer une forme de sidération face aux événements. Le Home Front Command, quatrième commandement géographique de Tsahal – dont le rôle est analogue, avec un aspect militaire plus marqué, à celui de la sécurité civile en France – est chargé, depuis 1992, de préparer et de protéger la population en cas de crise majeure. Cependant, le concept adopté par Israël, qui n'est pas un concept de défense totale – il est très axé sur la réponse militaire –, ne me semble pas assez robuste pour faire face à un événement s'inscrivant dans la durée. Je fais une différence, je le répète, entre la résilience, qui s'inscrit dans la durée, et la résistance, qui désigne la capacité, non pas de vivre avec un événement, mais de le contrer de manière forte. Ce troisième exemple n'est pas non plus transposable en France, compte tenu de l'état d'esprit de notre population.

Après ces études de cas, j'en viens à la façon dont le ministère des armées considère la résilience.

Il faut envisager d'abord la manière dont les armées peuvent contribuer à la résilience de la nation en cas de crise majeure, et ensuite celle dont le ministère des armées réagit ou survit à la crise. Il convient de faire une différence entre le territoire national et les théâtres d'opérations – dont les différents états-majors vous parleront mieux que la DGRIS.

L'actualisation stratégique de 2021 le précise : les armées sont, avec l'ensemble du ministère et dans un cadre interministériel, un maillon essentiel de la résilience de la nation, notamment s'agissant des infrastructures stratégiques ou d'importance vitale. Elles occupent également, en raison de leur savoir-faire spécifique en matière de planification, une place importante dans la réponse interministérielle aux agressions hybrides, en particulier face à des actions répétées et de faible intensité.

Le point essentiel, c'est la place des armées dans la capacité de résistance. Il y va d'abord de la protection des infrastructures vitales. En l'absence de défense de ces infrastructures, une petite action peut avoir de grands effets. En renforçant leur sécurité par le biais d'une présence militaire, on oblige l'adversaire à mener une action plus énergique, plus visible, donc plus facilement attribuable, de sorte qu'elle peut être portée sur la place publique, ce qui peut d'ailleurs provoquer des réactions hors du cadre de l'hybridité. Dans les manuels de guérilla sandinistes, il était écrit que, pour faire tomber une société, il suffit de boucher les toilettes des bâtiments publics : c'est dire à quel niveau la menace hybride pouvait commencer il y a quelques années…

Il ne faut pas non plus sous-estimer la place fondamentale occupée par le ministère des armées dans la persistance de la réponse que l'État a apportée à la crise que nous avons vécue, via l'opération Résilience, l'opération Sentinelle ou les actions que le service de santé des armées a menées auprès des populations, notamment dans les territoires d'outre-mer.

S'agissant de la résilience de l'État, l'intervention des armées apporte également une certaine épaisseur dans le rapport au temps, permettant ainsi de préparer la gestion de la crise. Assumer ces redondances aura peut-être, sur le plan opérationnel, des conséquences sur les niveaux de stock et de préparation ou sur les capacités. Une vraie réflexion devra donc être menée sur la mise en œuvre du concept, plutôt que sur le concept lui-même. Elle rejoint, me semble-t-il, celle qui doit porter sur la préparation à la haute intensité et ses implications, dans le cadre d'une approche holistique, pour le ministère des armées et son environnement.

L'actualisation stratégique nous a conduits à proposer une évolution de la fonction stratégique de protection vers une fonction de protection-résilience, dans la mesure où ces deux notions se complètent. La résilience est un prérequis indispensable pour assurer la protection des Français sur le territoire national et garantir la continuité des fonctions essentielles de la nation.

En cas de crise, nous pouvons être surpris, mais nous ne devons jamais être démunis. Si la capacité de résilience n'est pas acquise, elle doit donc devenir notre objectif. À cette fin, nous devons construire des processus opérationnels ou d'anticipation qui comprendront nécessairement des phases différenciées de préparation, de résistance, de rétablissement et de consolidation.

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Partagez-vous le constat selon lequel la France de 2021 est à la fois exposée à un nombre croissant de risques et de menaces – qu'il s'agisse de l'environnement stratégique, des aléas climatiques ou des risques cyber – et beaucoup moins résiliente qu'il y a trente, cinquante ou cent ans ?

Comment évaluez-vous la résilience de nos armées ? Vous avez indiqué que, pour ses transports, l'OTAN dépend à 90 % de moyens civils. Devant la commission de la défense, le chef d'état-major des armées nous a souvent dit que nous étions passés d'une logique de stock à une logique de flux, laissant entendre que les armées avaient grandement perdu en résilience de ce fait. Le ministère des armées s'est-il fixé des objectifs pour renforcer son autonomie, notamment dans le domaine des transports et celui des munitions, et pouvoir tenir une semaine ou un mois si tout s'arrête ? N'est-il pas risqué d'organiser nos armées en fonction d'une moyenne d'engagement à atteindre plutôt que de leur permettre de faire face à des pics ? Je pense notamment à la politique d'emploi et de gestion des parcs (PEGP).

Quel lien établissez-vous entre la résilience du pays et les capacités de défense nationale ? Une société qui ne serait pas résiliente ne représenterait-elle pas, comme cela a été dit lors d'un colloque du Centre de doctrine et d'enseignement du commandement, un risque majeur pour notre défense ? Inversement, la résilience d'un pays ne peut-elle revêtir une dimension dissuasive en décourageant un tiers de s'en prendre à ses intérêts ?

Enfin, vous avez insisté sur la capacité du ministère des armées à affronter une menace intentionnelle. Mais estimez-vous qu'il doit également préparer sa résilience face à un événement non intentionnel : accident technologique ou risque sanitaire ?

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Bertrand le Meur, directeur pour la stratégie de défense, la prospective et la contre-prolifération à la direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées

Les menaces et les risques se sont accrus ; c'est une certitude. L'environnement stratégique est de plus en plus tendu, qu'il s'agisse de la menace contre les intérêts français ou du durcissement de la compétition entre les puissances. Il y a cinq ans, on pouvait encore nourrir des espoirs quant au dialogue entre la Chine et les États-Unis, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. On a pu espérer que l'élection de Joe Biden apaiserait les tensions créées par le président Trump, mais la main reste de fer, même si elle est enveloppée dans un gant de velours.

Durant les trois ou quatre dernières années, les puissances régionales au Moyen-Orient et en Méditerranée se sont enhardies. L'effet d'entraînement est évident. Face aux ambitions manifestées par la Turquie, certains pays – l'Égypte, l'Arabie Saoudite, l'Iran – entrent dans une logique de renforcement. Parallèlement, l'ordre international et l'architecture de sécurité sont largement contestés. Le Conseil de sécurité des Nations unies devient le lieu de cristallisation des antagonismes entre Russes, Chinois, Américains et, dans une moindre mesure, Français et Anglais. Non seulement il ne produit plus grand-chose mais nombre d'organisations internationales qui avaient des objectifs diplomatiques sont moins présentes. D'où l'enhardissement de certains pays. La position de l'Iran vis-à-vis de l'Agence internationale de l'énergie atomique gêne tout le monde mais certains États, par stratégie, laissent faire. Quant aux signaux envoyés par les Russes dans le domaine de l'armement chimique, ils sont un vrai sujet de préoccupation. Les Russes persistent à remettre en cause la convention internationale qui a rassemblé le plus grand nombre de pays signataires. Ce qu'ils ont fait en 2018, puis en 2020, contre Alexeï Navalny a donné lieu à une guérilla procédurale et diplomatique au sein de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques. Cette stratégie hybride a conduit à la désinhibition de certains acteurs. Oui, le monde est beaucoup moins sûr et le contexte plus difficile.

De plus, nous sommes effectivement passés d'une logique de stock à une logique de flux ; or chaque flux, notamment le flux énergétique, est un point de fragilité. L'industrie de l'automobile se plaint de la pénurie de composants due à des priorisations fortes décidées par la Chine, qui contrôle les terres rares. Les menaces sont plus nombreuses et plus diffuses. Or une société qui ne dispose pas de stocks, dans laquelle les flux sont donc nombreux, doit prendre garde à ce qu'une faiblesse dans un domaine ne produise un effet papillon et n'entraîne une mégafaiblesse structurelle dans un autre domaine. Le monde offre beaucoup plus d'opportunités mais chaque opportunité s'accompagne d'un risque.

Je ne saurais pas vous dire si la société est moins résiliente qu'auparavant. Comment et sur quels paramètres mesurer la résilience ? Quels en seraient les indicateurs ? Je ne suis pas certain que l'on puisse établir une comparaison historique. La résilience présente une dimension sociétale importante : le système, la société, l'économie sont une chose, mais la manière dont les individus appréhendent cette question est tout aussi importante. Je ne sais pas comment nous pourrions prendre en compte toutes ces données pour comparer 2021 et 1914.

La résilience est-elle un moyen de dissuasion ? Peut-elle constituer un message envoyé à l'adversaire sur le seuil de résistance de résistance de la nation afin de le dissuader d'attaquer ? Je le pense, mais ce n'est pas suffisant. La nation en question doit en outre être capable de détecter et de désigner. Il est important de faire comprendre à un potentiel adversaire qu'on saura le détecter très tôt, qu'on est prêt à porter ses agissements sur la place publique et à prendre des mesures de plus en plus sévères. Ainsi, face à n'importe quel adversaire qui voudrait déstabiliser la France, non seulement nous devrions montrer que nous sommes résilients, c'est-à-dire que la société peut continuer à fonctionner, mais nous devrions aussi être capables de procéder à une attribution, éventuellement publique, c'est-à-dire prévenir l'adversaire que nous pourrions passer à un stade supérieur et déclencher une procédure d'une autre nature. La résilience peut, en effet, jouer un rôle dissuasif – mais j'use de ce terme avec précaution, car il est très connoté en France.

Quant au rôle du ministère des armées dans le traitement d'un risque ou d'une menace, intentionnelle ou non, sa mission principale est la défense « dure », celle qui fait intervenir des armes et des capacités dans lesquelles on investit massivement. Elle est donc d'abord de répondre à un phénomène intentionnel. Le ministère est configuré pour cela ; il s'y prépare, il s'équipe. Le risque non militaire relève davantage de la sécurité civile, dans une acception que je souhaiterais très large, étendue à tous les ministères. Cela étant, face à un événement non intentionnel auquel il aurait la capacité de réagir, qu'il s'agisse d'une catastrophe naturelle, sanitaire ou nucléaire, le ministère des armées doit intervenir, ne serait-ce qu'au titre de sa contribution interministérielle.

S'agissant du niveau de résilience de nos armées, il faut revenir à la notion de flux. Dans une logique d'optimisation et pour respecter les contrats opérationnels qui figurent dans le Livre blanc, le fonctionnement du ministère des armées s'appuie sur une logique de flux. En l'absence de référence à un contrat, le ministère est moins résilient qu'à l'époque de la guerre froide, où il disposait de stocks importants – masques, tenues NRBC, etc. Il n'y a pas de réponse dans l'absolu. Le ministère considère qu'il est résilient pour ce qui concerne les contrats opérationnels établis dans le cadre de la loi de programmation militaire.

Quant à savoir si nous serions capables de tenir une semaine ou un mois, je n'ai pas la réponse à cette question.

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Vous avez cité les pays nordiques ainsi que Singapour et Israël. Ces pays ont donné le sentiment qu'ils avaient su gérer la crise sanitaire avec efficacité et rapidité. Si la France n'a pas pu faire preuve d'une telle réactivité, ne serait-ce pas en raison de la multiplication des comités Théodule ? N'aurait-il pas été préférable de nous appuyer davantage sur le ministère des armées ?

S'agissant des menaces non intentionnelles, je voudrais rappeler le cas de la tempête Alex. Le génie est intervenu très rapidement pour reconstruire les ponts, notamment dans la vallée de la Roya, mais les collectivités territoriales se sont étonnées de ne plus pouvoir, ensuite, compter sur l'appui de l'armée pour gérer la crise. C'est le monde civil qui a pris le relais pour soutenir les pompiers, la gendarmerie, et évacuer les personnes qui devaient l'être. Que pouvez-vous en dire ?

L'attentat du 14 juillet 2016 à Nice a suscité une forte mobilisation du personnel hospitalier, des pompiers, des policiers, des gendarmes. Mais lorsque nous avons vu tous ces personnels rassemblés sur la promenade des Anglais, nous nous sommes inquiétés du risque de surattentat. N'aurions-nous pas, de ce point de vue, intérêt à développer des schémas nationaux et locaux en partenariat avec l'armée ? Imaginez qu'un nouvel attentat ait été perpétré dans les hauteurs de la ville alors que tous les services de secours étaient mobilisés sur la promenade des Anglais…

Quant à la gestion des flux, la résilience ne suppose-t-elle pas la mise en œuvre d'une politique de réindustrialisation afin de renforcer notre indépendance dans des domaines stratégiques ?

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Bertrand le Meur, directeur pour la stratégie de défense, la prospective et la contre-prolifération à la direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées

Je commencerai par votre dernière question. En effet, je rêverais d'une industrie de la défense moins dépendante des flux, mais c'est quelque peu utopique : il n'existe pas un seul équipement de défense qui n'intègre pas un millier de composants électroniques extrêmement perfectionnés. Or, nous n'avons pas d'industrie capable de les fabriquer en Europe – je ne parle même pas de la France. Il serait souhaitable de devenir indépendants en ce domaine mais c'est hors de portée, et ce n'est pas une conséquence de la pandémie. Les différents Livres blancs évoquent la stratégie d'acquisition et l'équilibre à établir entre les équipements que l'on produit sur notre territoire, ceux que l'on développe en coopération et ceux que l'on peut acheter sur le marché international. Il faudra probablement déplacer certaines frontières mais la réalité économique et budgétaire nous rattrapera : une usine de composants électroniques digne de ce nom vaut environ 10 milliards d'euros…

Au début de la crise sanitaire, le SGDSN a connu une phase initiale un peu difficile, car il lui a fallu appréhender la spécificité de cette crise, mais je n'ai pas vu en son sein beaucoup de comités Théodule – et encore moins au ministère des armées.

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Je ne parlais pas du ministère des armées, mais de la gestion de la crise.

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Bertrand le Meur, directeur pour la stratégie de défense, la prospective et la contre-prolifération à la direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées

La question doit être posée au SGDSN, car la gestion de la crise est un sujet fondamentalement interministériel. Le ministère des armées a apporté sa contribution en hommes, en moyens, en idées, en processus, mais il doit être clair que nous étions au même niveau que les autres ministères.

Par ailleurs, les militaires peuvent apporter leurs moyens pour faire face à des événements non intentionnels tels que les phénomènes climatiques, comme Alex, qui affectent notre territoire. Sur l'articulation des différentes forces – police, gendarmerie, armée –, je laisse au lieutenant-colonel Bernardeau, qui connaît ces questions mieux que moi, le soin de vous répondre.

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Lieutenant-colonel Alexandre Bernardeau

Il faut prendre en considération la conjonction des menaces. Il existe des plans pour gérer une crise naturelle, technologique, sécuritaire ou en matière de sûreté, mais les questions hybrides constituent un défi. Un affaiblissement consécutif à un phénomène non intentionnel – tels que le covid-19, des inondations, une crise nucléaire… – est susceptible de révéler des fragilités qui pourraient être exploitées par d'autres puissances. De fait, les stratégies hybrides conçues par certains États adverses mettent en avant la capacité de saisir les occasions et d'intervenir dans de multiples domaines. L'Estonie, par exemple, a connu en 2007 une crise hybride qui touchait à la cybersécurité, à l'ordre public, à la diplomatie… C'est la conjonction des menaces qui constitue un sujet d'inquiétude.

Un pays comme l'Irak connaît, depuis 2014, des surattentats à un rythme quasi hebdomadaire – chaque attentat y est suivi d'une tentative de commission d'un second attentat. Leur gestion ne relève pas du ministère des armées. Cet exemple n'est évidemment pas directement transposable à la France, mais nous devons à mon sens poursuivre la montée en gamme des forces de sécurité intérieure jusqu'à l'échelon local et intégrer les menaces constituées par les adversaires. Nous avons besoin de capacités de nature militaire, mais pas seulement : des unités et des procédures sont en train d'être créées au sein du ministère de l'intérieur – l'évolution étant, je vous l'accorde, assez lente. Nous ne pouvons pas uniquement nous reposer sur les moyens militaires. Les forces de sécurité intérieure doivent intégrer ce mode opératoire terroriste, y compris à l'échelon local.

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L'élaboration d'une stratégie de résilience ne doit-elle pas se fonder sur l'analyse des raisons profondes des tendances que vous avez évoquées ? Dans le cadre des opérations extérieures, par exemple, on travaille à prévenir la commission de certains actes. J'ai été frappé par le fait que, lors de l'examen du projet de loi confortant le respect des principes de la République, des manifestations ont été organisées un peu partout dans le monde musulman contre la France et contre ce texte, qui a été présenté de manière déformée. Comment interprétez-vous cela ? Comment renforcer notre soft power et réduire notre vulnérabilité ?

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Bertrand le Meur, directeur pour la stratégie de défense, la prospective et la contre-prolifération à la direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées

La manipulation de l'information n'est qu'une des manifestations présentes dans les menaces hybrides. Nous pensons plus à des menaces locales qu'à des menaces déportées. En Centrafrique, par exemple, on observe que des actions sont menées à des fins de déstabilisation locale. La menace hybride se caractérise par son effet local. On voit apparaître une menace de cette nature au Mali. Il peut y avoir une volonté de faire mal à la France, qui comporte souvent une dimension liée à la politique intérieure. Mais au Mali, en Centrafrique, au Pakistan – pour ne citer que ces États –, on constate surtout l'application d'un agenda local qui s'appuie sur des techniques modernes et le concours de « prestataires », notamment russes, ce qui permet à ces pays de renforcer leur implantation. La manipulation de l'information est l'un des vecteurs des menaces hybrides, mais elle n'est pas le seul.

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À l'heure actuelle, des puissances financent des entreprises de désinformation massive, à l'étranger comme sur le sol national. Des organismes de presse para-étatiques s'emploient à formater les esprits. Les événements qui surviennent à l'étranger peuvent favoriser des comportements qui sont autant de menaces pour la population française.

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Bertrand le Meur, directeur pour la stratégie de défense, la prospective et la contre-prolifération à la direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées

Je ne crois pas que des événements survenant à l'étranger puissent produire un effet domino sur la situation française. La manipulation de l'information est l'un des piliers des menaces hybrides, aux côtés du cyber, de l'agitation sociale – qui peut être favorisée par l'interconnexion des flux –, de la dimension économique... Nous devons mener un travail de prospective permanent. Notre analyse évoluera peut-être mais, à l'heure actuelle, la dimension locale, presque métropolitaine, nous paraît essentielle. Cela étant, certains territoires, en France, sont peut-être plus sensibles et susceptibles de subir les influences que vous évoquez – notamment dans le Pacifique.

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Depuis les années 1990, les armées sont davantage mobilisées par les opérations extérieures (OPEX). Elles ont perdu la notion de défense opérationnelle du territoire, comme l'illustre le changement de nom du ministère de la défense nationale, rebaptisé « ministère des armées ». Les armées se sont concentrées sur les OPEX, dans le respect de leur contrat opérationnel, ce qui est une prouesse même si l'on peut s'interroger sur ce qu'on peut faire avec 21 000 hommes pendant six mois. De ce fait, elles se sont moins consacrées à la résilience – étant entendu que ce mot n'était pas utilisé avant la professionnalisation des armées. Vous avez indiqué que la résilience pouvait constituer une forme de dissuasion, mais je n'ai pas eu le sentiment qu'à vos yeux, une faible résilience soit une menace sérieuse pour la défense nationale. Vous avez émis des doutes sur la possibilité pour la France d'imiter les stratégies de certains pays, en raison des différences d'échelle. On pourrait toutefois concevoir des stratégies régionales.

À l'heure des menaces hybrides, jamais la défense nationale n'a autant dépendu de la résilience nationale. Même avec la meilleure armée du monde, une nation ne peut être résiliente si la société ne l'est pas. Par ailleurs, il faut être en mesure d'identifier les auteurs des attaques pour répliquer. On a beau avoir de gros bras, si on ignore qui nous attaque, on ne sait pas sur qui taper. N'y a-t-il pas encore une certaine forme de déni du danger que fait courir une faible résilience à la défense nationale – quel que soit, par ailleurs, l'effet de dissuasion dû à la puissance de l'armée ? Je ne dis pas que l'armée doit être l'unique responsable de la résilience nationale, mais le ministère des armées doit être le premier à s'inquiéter de la faiblesse de la résilience. Il doit prendre conscience que, si la nation ne suit pas, il ne saura pas assumer sa mission. Partagez-vous cette analyse ? Cette prise de conscience est-elle partagée ?

J'ai le sentiment que la Chine et la Russie se préoccupent de la résilience. La Chine, par exemple, mène des stratégies low tech, consistant à préserver des pans de la société de la menace cyber. Elle isole son réseau internet, tandis que nous développons les compteurs Linky, ce qui pourrait, à la suite d'une attaque cyber, mettre à l'arrêt des secteurs entiers de notre activité. L'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) nous a confirmé que la sécurité de Linky n'était pas imparable ; de surcroît, si le système n'est pas mis à jour, cela peut nous exposer. Si ce compteur offre des usages intéressants en matière de régulation de l'énergie, il nous rend aussi vulnérables. Quelle analyse la DGRIS fait-elle des stratégies de résilience, notamment des Russes et des Chinois ? Si beaucoup de pays européens se reposent sur l'OTAN pour la défense collective, cette organisation s'intéresse peu à la résilience. Le fait que l'Alliance ne couvre pas l'ensemble du spectre ne serait-il pas un moyen de mobiliser les Européens en faveur d'une défense collective ?

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Bertrand le Meur, directeur pour la stratégie de défense, la prospective et la contre-prolifération à la direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées

Si la nation ne fait pas preuve d'un minimum de résilience dans un contexte difficile, les forces armées auront des problèmes. Il y a à cela plusieurs raisons, la première étant que les membres des forces armées ont une famille, se préoccupent de savoir comment vont leurs enfants, s'ils ne sont pas en danger, etc. Le raisonnement stratégique sur les menaces hybrides ou les guerres plus ou moins cachées – à l'image de l'action conduite par les Russes en Crimée – nous amène à réfléchir à nos seuils de tolérance. À partir de quel moment doit-on déclarer qu'un environnement anormal nous met en danger et appelle une réaction qui pourrait être escalatoire ? Nous devons mener une réflexion stratégique et prospective. Je n'ai pas, sur ces questions, la profondeur et le recul nécessaires.

Vous avez évoqué deux pays auxquels nous sommes particulièrement attentifs. Je ne pense pas que l'internet chinois soit verrouillé pour des raisons de résilience, mais plutôt pour assurer la maîtrise des masses. Le parti communiste veille à ce que la population ne s'alimente pas en informations auprès des Occidentaux. Cela étant, Guillaume Poupard, directeur général de l'ANSSI, vous dirait que le fait de verrouiller l'internet chinois ne garantit absolument pas sa résilience et sa résistance à des attaques extérieures. Quant à définir le niveau de résilience de la Russie et de la Chine, nous avons à faire à deux modèles fondamentalement différents. Dans notre analyse, la Russie est l'enfant malade de la stratégie. Dotée d'un PIB faible, elle se focalise sur sa défense. Ce que je lis dans la presse sur la pandémie à Moscou m'incite à penser que les Russes ne sont pas nécessairement très résilients. Il leur manque énormément de choses. Dans mes fonctions précédentes, j'ai constaté, au vu des demandes d'exportation, que ce pays achetait beaucoup de matériel militaire. Leur situation est probablement plus défavorable que la nôtre.

La Chine, quant à elle, a engagé la construction de l'un des piliers fondamentaux d'une résilience très ambitieuse, à très grande échelle et très structurée, à savoir l'autonomie. Mais je ne sais pas si ce pays recherche l'autonomie à des fins de résilience ou pour conforter sa stratégie de domination, qui est fondamentalement économique.

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Je suis persuadé que la stratégie menée par la Chine, s'agissant par exemple d'internet, a un objet beaucoup plus large que le contrôle des masses. Il est assez facile de contrôler les flux sortants : beaucoup de pays le font par des murs pare-feu, par exemple au niveau de la couche 7. À mes yeux Les Chinois s'efforcent d'être autonomes vis-à-vis des Américains pour le fonctionnement de leur réseau internet. Pour eux, ce réseau est vital et doit continuer de fonctionner même si l'on coupe les câbles sous-marins. L'Europe est l'une des seules puissances à ne pas se poser la question des frontières de son réseau, contrairement aux Russes et aux Chinois. Les Européens ont le sentiment que les Américains ne se posent pas davantage la question, mais c'est oublier que ces derniers contrôlent internet : ils ont les serveurs primaires, ils ont la maîtrise des noms de domaine, etc. Les Européens font preuve d'un certain déni, même si les esprits commencent à évoluer : ainsi, les marines nationales essaient actuellement de cartographier les quelque 500 câbles sous-marins. Il n'en demeure pas moins que le réseau internet européen n'est absolument pas résilient.

J'en reviens à ma question précédente : le ministère des armées se préoccupe-t-il de la résilience de la nation ?

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Bertrand le Meur, directeur pour la stratégie de défense, la prospective et la contre-prolifération à la direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées

Cette question est plutôt du ressort de l'état-major des armées. Je ne peux que vous rejoindre sur l'internet européen. Cela atteste la difficulté de construire une culture stratégique commune européenne, même si les choses commencent à évoluer – je salue l'action du commissaire Thierry Breton sur ce sujet. Parler de stratégie à l'échelle européenne reste un combat permanent. Chaque fois que la France veut évoquer ce sujet, on la renvoie vers l'OTAN ou les Américains, ou on lui répond qu'elle ne doit pas s'en occuper. Néanmoins, on voit apparaître une prise de conscience. Le service européen pour l'action extérieure (SEAE) travaille actuellement à l'élaboration d'un document stratégique sur la résilience. Nous avons la chance d'être à un moment pivot sur des sujets tels que la résilience et la boussole stratégique. Je vous rejoins sur l'existence de lacunes préoccupantes, mais je vois chez nos Alliés, dans les instances européennes, des gens qui s'en soucient de plus en plus et qui prennent conscience qu'on ne peut pas vivre dans une sorte de no man's land stratégique, en se reposant exclusivement sur les Américains. Nous nous efforçons de faire avancer ces réflexions, en particulier au sein du ministère des armées.

L'audition s'achève à quinze heures quarante.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur la résilience nationale

Présents. - M. Éric Bothorel, Mme Marine Brenier, M. Alexandre Freschi, M. Thomas Gassilloud, M. Fabien Gouttefarde, Mme Sereine Mauborgne, Mme Nathalie Porte

Excusés. - Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Philippe Dunoyer, M. Jean-Jacques Ferrara, Mme Laurence Gayte, M. Jérôme Lambert