La résilience nationale s'inscrit dans un champ différent de celle des matériaux, de la résilience écologique ou encore de la résilience psychologique au sens où l'entend Boris Cyrulnik.
Je traiterai ici de la résilience de systèmes socio-écologiques, c'est-à-dire d'hommes et de femmes en interaction avec le milieu naturel et les ressources qu'il fournit. Le format de cette table ronde ne permettra pas d'explorer ce sujet, d'une importance pourtant critique pour notre avenir, dans toute sa complexité.
Le terme de résilience reste mal compris car trop souvent employé à mauvais escient. Certains promeuvent ou attaquent ce concept sur la base de quiproquos ou de conceptions caricaturales, dans certains cas même erronées, au service d'objectifs en réalité contraires à la résilience. Il n'existe pas plus de définition unique et officielle de cette notion que de consensus sur la façon de l'évaluer ou de la développer.
Je synthétiserai d'abord les caractéristiques cardinales de la résilience, sur lesquelles s'accordent les spécialistes, puis j'expliquerai ce qui la rend essentielle à l'échelle des territoires, voire des pays, avant de mentionner les risques que comporte sa mauvaise utilisation, délibérée ou non.
Pourquoi avons-nous, aujourd'hui plus que jamais, besoin de résilience ? Commençons par un état des lieux des risques qui nous menacent. À notre horizon se profilent des crises majeures découlant des effets délétères de certaines activités humaines.
Verkhoïansk, le point le plus froid de notre planète, avec une température moyenne en janvier de -46 °C et une température annuelle moyenne de -15 °C, a enregistré, en juin 2020, un record de chaleur à 38 °C, battu le mois dernier par un nouveau pic à 48 °C. Il y a peu, il a fait 50 °C au Canada. L'an dernier, en Australie, des incendies ont réduit en fumée une surface de la taille d'un tiers de la France. Nous observons des amplitudes et des précipitations sans précédent et sortons à grande vitesse de la zone de stabilité climatique qui a rendu possible, voici douze mille ans, l'avènement de nos civilisations.
Notre niveau actuel de mobilisation ne correspond pas au dixième de ce que réclameraient les enjeux. Les climatologues ont annoncé, dès la fin du siècle dernier, les désastres que nous observons actuellement. La mauvaise nouvelle est que cela a été plus vite qu'anticipé. Peu importe ce que nous tenterons, nous subirons des disruptions hydro-climatiques à l'origine de problèmes graves. L'état des nappes phréatiques et des glaciers se dégrade. Les extrêmes sont plus fréquents. Dans vingt ans, nous aurons à Paris plusieurs jours par à 50 °C. La hausse des températures en France compromettra de nombreuses récoltes dans un proche avenir. Des arbres dépérissent. Nous devons nous attendre à des pénuries d'eau. Ces bouleversements se ressentiront dans les domaines énergétiques, sanitaire et alimentaire, mais aussi sur l'ordre public et la défense nationale.
La biodiversité est en chute libre. Près de 70 % des vertébrés de la planète ont disparu depuis 1970. En France, un tiers des oiseaux des campagnes se sont éteints en quinze ans. Les populations d'insectes s'effondrent. Notre système actuel de production agricole épuise nos sols. Nous devons réinventer notre culture alimentaire sous peine de condamner nos enfants à des tragédies telles que des pénuries, des désastres sanitaires ou encore des conflits.
Face à ces détériorations funestes, notre société se vautre dans des postures d'arrogance. Les dirigeants, comme le grand public, sous-estiment systématiquement nos fragilités. La plupart des élus et des médias de masse refusent d'assumer leur rôle pourtant crucial dans la prise de conscience.
Notre vulnérabilité vient aussi des risques cyber, de plus en plus effarants, puisqu'ils n'épargnent aucune institution privée ni publique. La crise sanitaire a révélé la dépendance de la France, en matière d'approvisionnement en toutes sortes de marchandises, vis-à-vis de pays étrangers, en particulier asiatiques. Tous nos grands projets de transition énergétique requièrent l'importation massive de ressources que nous sommes incapables de produire nous-mêmes.
La majorité des activités économiques dépend des transports, qui fonctionnent à 95 % au pétrole. Notre système agroalimentaire est ultradépendant au pétrole bon marché. Il a besoin d'intrants – à base de pétrole–, des semenciers, mais aussi de subventions, d'une main-d'œuvre saisonnière étrangère à bas coût, de machines tellement sophistiquées que les agriculteurs sont incapables de les réparer eux-mêmes, de produits vétérinaires, d'une chaîne du froid énergivore, de transports lourds, etc. Nous dépendons, en somme, de systèmes opaques et de chaînes d'approvisionnement hors de notre contrôle, accentuant notre vulnérabilité à la moindre rupture de continuité, en France ou ailleurs. La récente obstruction du canal de Suez l'a bien montré.
Ces risques systémiques susceptibles de paralyser des pans essentiels de notre société ne font pourtant l'objet d'aucune anticipation sérieuse. Nous ne sommes pas prêts à les affronter, c'est-à-dire à vivre ensemble, à long terme, dans un monde où l'énergie et les ressources disponibles pour gérer davantage de crises majeures s'amenuiseront rapidement.
La directrice de la stratégie de Totalénergie a prédit, en fin d'année dernière, un défi d'approvisionnement de 10 millions de barils par jour d'ici à 2025, ce que confirme l'Agence internationale de l'énergie. D'après le ministère de l'énergie russe, son pays, qui fournit à l'Europe un tiers du pétrole qu'elle consomme, a atteint son pic de production en 2019. Le déclin de la production de Shell est quant à lui désormais officiel.
Malgré des investissements record entre 2006 et 2014, peu de nouveaux gisements ont été découverts, et le taux de succès des forages est en chute libre. La solution ne viendra pas des hydrocarbures non conventionnels, puisque le pic de leur production ne saurait tarder, s'il n'a pas déjà été atteint. Pour compenser les déficits, il faudrait, d'ici à 2025, mettre en production l'équivalent de trois Arabie saoudite ou tripler l'extraction américaine de pétrole de schiste, un objectif irréalisable. La raréfaction du pétrole engendrera des disruptions majeures, compromettant la croissance économique.
De quels outils disposons-nous pour affronter ces crises ? Les plans d'organisation de la réponse de sécurité civile (ORSEC) sont calibrés pour des situations de crises limitées dans l'espace et le temps et non des crises systémiques prolongées, potentiellement définitives, qui remettent en question nos sociétés. La volonté de tout optimiser et l'élimination des stocks ont supprimé nos dernières marges de manœuvre en cas de difficulté. Les populations ne savent plus satisfaire de manière autonome leurs besoins primaires.
La prévention des risques classique s'efforce de prévoir, en amont des risques spécifiques, des dispositifs spécifiques mobilisés par des personnels spécifiquement formés. Avec l'approche par la résilience, radicalement différente, il s'agit de savoir ce que l'on fait en cas d'échec des mesures préventives et d'insuffisance de la gestion de crise. C'est dans de telles situations que l'on peut juger si une société est résiliente. La prévention conçue par les autorités se pense par le haut et rend les populations tributaires des dispositifs envisagés, alors que la résilience repose sur une approche collective favorisant la créativité et l'implication citoyenne.
Je définirais la résilience d'un système comme sa capacité à évoluer continuellement et à résister en cas de crise ou, à défaut, à basculer en mode dégradé en préservant ses fonctions essentielles et son identité, avant de rebondir et de s'adapter pour mieux tenir bon face aux crises ultérieures.
La résilience n'est pas un absolu. Il en existe différents niveaux. Elle ne correspond pas à un aboutissement mais à un processus d'apprentissage et d'adaptation continu, doublé d'une stratégie complémentaire de la prévention des risques. Sa dynamique inclusive amène les citoyens à prendre conscience de la probabilité de crises graves et de leur propre capacité à les dépasser. Le lieutenant général Russel Honoré incitant la population à organiser elle-même une partie des opérations de secours lors de l'ouragan Katrina en fournit un bon exemple.
Sans reporter la responsabilité d'une gestion de crise sur les habitants, la résilience implique d'inciter ceux-ci à mieux se connaître pour atténuer les dégâts et les traumatismes en cas de catastrophe majeure. Décentraliser les décisions, permettre l'auto-organisation et le « réseautage social », ou encore promouvoir la diversité apparaissent comme autant de démarches d'encouragement à la résilience.
Développer la résilience des systèmes socio-écologiques doit relever d'une priorité dans la zone de turbulences où nous sommes entrés. Regarder les risques en face ne signifie pas que l'on doit en faire une obsession. Au contraire, l'anticipation collective engendre une quiétude d'esprit et une confiance à même d'améliorer la cohésion sociale.
La résilience suppose comme objectif clé pour un territoire de passer d'une situation d'hétéronomie, c'est-à-dire de dépendance, à une autonomie pour tout ce qui est vital, notamment l'eau ou la production alimentaire. En France, les aires urbaines disposent aujourd'hui d'une autonomie moyenne de 2 %, ce qui signifie que 98 % des produits consommés y viennent d'ailleurs.
Face aux défis systémiques, il nous faut une résilience globale permettant aux collectivités de tenir bon quelle que soit la nature de la crise. Certains fondamentaux augmentent la résilience générale, mais celle-ci requiert aussi une évolution culturelle. Nous devons repenser notre rapport au monde naturel en renonçant à des logiques d'exploitation au profit de la préservation ou de la régénération des écosystèmes ou encore de la solidarité avec les animaux.
Le concept de résilience est en train d'émerger. Or il n'a pas encore fini de se préciser que, déjà, d'aucuns le dénaturent ou l'instrumentalisent à des fins financières, politiques ou idéologiques. Certaines entreprises prônent la résilience dans l'idée de mieux résister aux crises à venir, alors qu'elles se contentent, de fait, d'accroître leur robustesse. La résilience vise une transformation en profondeur des systèmes par une modification des règles qui les gouvernent, soit que celles-ci se révèlent insoutenables en termes énergétiques ou environnementaux, soit qu'elles induisent des vulnérabilités.
Ce terme de résilience s'est répandu jusque dans l'intitulé de la loi sur le climat adoptée récemment. Le Haut Conseil pour le climat avait pourtant recommandé de ne pas l'employer, puisque cette loi ne s'intéresse pas à l'adaptation aux conséquences déjà certaines des changements climatiques.
Le système dominant se maintient en déformant et en absorbant les concepts qui le dérangent, de manière à les rendre inopérants. Il convient de prendre garde à cette dérive extrêmement pernicieuse. Un débat éclairé nous manque encore sur l'impératif de résilience, qui est au cœur des enjeux du XXIe siècle.
Quoique vitale, la résilience, en elle-même, ne suffit pas. N'oublions pas de nous préoccuper de dignité et de régénération respectueuse des écosystèmes afin que tout le monde puisse non seulement survivre, mais vivre aussi bien que possible. Un travail de communication, d'éducation et de mobilisation de tous les instants s'avère nécessaire, via l'organisation de chantiers citoyens de résilience collective et de programmes coopératifs de revitalisation écologique.
Évitons l'erreur commune de n'envisager que des risques exogènes. Un choc touchant un nœud névralgique de notre système technologisé à l'excès et optimisé en vue d'une rentabilité à court terme pourrait bien le paralyser tout entier, comme l'ont modélisé plusieurs équipes de chercheurs. Des peurs irrationnelles guident la plupart des politiques gouvernementales. Les dirigeants cherchent à protéger les infrastructures, les institutions régaliennes et le patrimoine d'attaques délibérées ou de catastrophes écologiques ou industrielles jugées exceptionnelles ou improbables, sans saisir que la structure même de notre société est hautement susceptible de générer des défaillances en cascade de manière endogène. Ainsi, nous nous préparons à ce que nous redoutons plutôt qu'à ce qui a le plus de chances de se produire.
Selon Confucius, la plus grande gloire n'est pas de ne jamais tomber mais de se relever à chaque chute. Cette formule saisit l'essence même de la résilience, de plus en plus pertinente à mesure qu'augmente la probabilité de chocs affectant des systèmes fortement interconnectés, comme ceux liés à l'énergie ou à l'information.
Une démarche de résilience globale constitue non seulement une solution rationnelle, mais aussi un récit mobilisateur. Elle engage un territoire, voire une nation, sur une trajectoire responsabilisante et valorisante. Elle met à l'honneur ceux qui agissent localement et fédère autour d'une vision d'avenir toutes les catégories d'acteurs. Une bonne stratégie de résilience, salutaire, limite les risques en matière de sécurité civile, favorise l'expression d'émotions, de convictions et de la créativité, et agit comme ferment de nouvelles synergies fécondes entre les habitants, leurs territoires et leurs pays. Surtout, elle est source de motivation pour des personnes de tous bords politiques, de tous âges et de toutes origines. Elle débouche sur un projet inspirant qui, habilement mis en récit et diffusé, redonnera confiance dans la politique et incitera d'autres territoires, dans un même mouvement d'ensemble lucide, à développer à leur tour des stratégies dans l'intérêt général à court, moyen et long terme.