Intervention de Thierry Ribault

Réunion du jeudi 22 juillet 2021 à 10h40
Mission d'information sur la résilience nationale

Thierry Ribault, chercheur au CNRS :

J'ai travaillé quinze ans au Japon sans en tirer pour autant de légitimité particulière pour parler de ce pays. Ma critique de la résilience part de l'accident nucléaire de Fukushima. Survenu en 2011, il n'est pas encore clos, puisqu'il reste notamment à vider de leur combustible deux piscines exposées à des risques sismiques, auxquelles des taux de radioactivité trop élevés interdisent toutefois l'accès, sans même parler des millions de tonnes de déchets dont nul ne sait que faire. Il est toujours nécessaire d'injecter de l'eau pour refroidir le cœur en fusion, et, faute de pouvoir continuer à stocker cette eau, on s'apprête à la rejeter dans l'océan. Les mesures des doses de radiation auxquelles ont été exposés les 60 000 liquidateurs et les 30 000 décontaminateurs employés sur le site ont dès le départ été falsifiées. Deux cent soixante-dix cas de cancers de la thyroïde ont été décelés sur une population de 370 000 mineurs, soit un taux 20 à 50 fois supérieur au reste de la population japonaise. Quarante-trois mille réfugiés cherchent encore à se reloger.

Les pouvoirs publics japonais ne s'en sont pas tenus aux discours : ils ont mis en œuvre une véritable politique pratique de résilience afin d'en finir avec cette catastrophe, autrement dit, à la poursuite d'un objectif impossible. Leur démarche révèle la frauduleuse ambition que masque une telle conception de la résilience.

Un « ministère de la construction de la résilience » a vu le jour au Japon en 2012. Un programme de décontamination national et local incite la population du pays à prendre à cette décontamination une part active de manière à évacuer sa peur de la radioactivité, puisque les autorités attribuent le problème posé par l'accident de la centrale de Fukushima à de telles craintes plus qu'à la radioactivité elle-même. Une politique de retour a enfin rapidement coupé les subventions destinées aux personnes évacuées et reconstruit des écoles dans des villages désertés.

Je me suis efforcé d'établir, dans la définition du concept de résilience, la part heuristique de l'expérience japonaise, qui en fournit un exemple politique concret. L'analyse de la résilience doit intégrer son évolution historique. Cette notion remonte à environ deux siècles et à la science des matériaux – bois des traverses de chemin de fer, métaux, etc. Massivement convoquée dans les années 1940 aux États-Unis en quête d'une solution magique à des troubles psychosociaux, elle a été brandie dans les années 1950 par deux biologistes, les frères Odum, employés par la commission américaine de l'énergie atomique, à propos des populations de Micronésie et des atolls coralliens exposés à de forts taux de radioactivité provoqués par des essais atomiques. Il s'agit donc bien, dès le départ, de travailler sur la résistance des milieux et des hommes.

L'écologie systémique des années 1970 à laquelle nous nous abreuvons aujourd'hui est l'héritière de ce passé. Elle étudie la capacité du vivant confronté à sa propre destruction à s'adapter à cette perspective et à en tirer parti. La notion de résilience mise en avant en 2021 ne me paraît fondamentalement différente de cette acception du terme déjà vieille d'un demi-siècle.

La résilience s'efforce de préparer au pire sans pour autant élucider ce qui oblige à une telle préparation. Paradoxalement, la résilience résiste au changement et le transforme en ressource au service de la perpétuation de l'existant. Mobilisée dans les années 1990 et 2000 à propos de problèmes divers allant du cancer ou du sida au deuil d'un proche, en passant par la captivité, les catastrophes naturelles, les attentats, la maltraitance, la résilience s'intéresse toujours à la manière dont les humains peuvent surmonter les épreuves en leur trouvant un sens, c'est-à-dire aux mille et une manières de faire plier son objet sans le rompre, ou encore au moyen de rendre ce à quoi elle s'applique conforme au milieu existant, sans se pencher sur les qualités ou les défauts dudit milieu. En dernière analyse, la résilience pousse à résister sans opposer de résistance.

Notons au passage qu'elle s'inscrit dans une curieuse recherche de surhumanité, du moins à en croire ceux qui prétendent prendre en charge la psyché des rescapés des camps de la mort en présentant leur expérience comme « un chemin initiatique qui procure une force de vie ». Selon ce point de vue paradoxal, le poison sert ici d'antidote. Vaccin contre le malheur, la résilience suppose que nul ne souffre en vain. Les collapsologues y voient un moyen de « stimuler nos capacités d'anti-fragilité ». Hormétique par principe, elle justifie le caractère vital des nuisances que nous subissons et prétend convertir la destruction en source de la reconstruction, le malheur en source du bonheur.

Rappelons les liens entre résilience et néolibéralisme, bien analysés par la sociologue Eva Illouz ou la philosophe Barbara Stiegler. La résilience renvoie à un désengagement fictif de l'État visant à sur-responsabiliser les individus dans les catastrophes et leur gestion.

Liée au techno-capitalisme de nos sociétés actuelles, à notre recours systématique à la technologie en cas de catastrophe, de même qu'à la démesure des désastres qui nous frappent, et à l'impuissance des institutions face à cette même démesure, elle suppose la foi en la technologie en tant que remède.

La résiliothérapie ôte aux populations toute perspective de prendre conscience de leur situation et de se révolter. Il faut tirer parti de l'irrationnel, tel est le message. La résilience apparaît comme une institution sociale au service du consentement, ce que j'appelle une « technologie du consentement ». Il s'agit, à Fukushima ou ailleurs, de fournir les meilleures raisons de s'adapter à la survie dans la catastrophe, pour patiemment se sauver par soi-même. Voile thérapeutique, la résilience empêche de percer à jour le désastre et ses causes. L'adaptation en tous domaines prônée par nos sociétés ne me semble pourtant pas une attitude adaptée.

Dans le cas de Fukushima, la résilience substitue au problème biologique de l'exposition à la radioactivité des questions psychologiques ou sociales qui, en tenant lieu d'espace gouvernable, détournent les victimes de leur souffrance pour les transformer en acteurs – la participation, centrale dans la loi Climat et résilience, se retrouve dans toutes les politiques de résilience de par le monde. La résilience pousse à l'intériorisation de l'affliction, à la responsabilisation dans la souffrance, et vise à réécrire les catastrophes en vue de l'avenir. Il s'agit de nier le négatif – ce que j'appelle la « négaphobie ».

Il est souvent question, dans les collectivités territoriales françaises, de réécrire l'histoire telle qu'elle est vécue par les individus. La résilience objective la catastrophe en l'assimilant à une nécessité à laquelle il devient impossible de se soustraire. Elle subjective par ailleurs la gestion de cette catastrophe ainsi que sa narration. Elle appelle à la domination de la nature – à Fukushima, il faut ainsi habiter l'inhabitable – et relativise à peu près tout, la santé notamment, en fétichisant des notions telles que la communauté ou la solidarité. Elle nie en outre l'irréversibilité temporelle, comme l'illustrent les prétendues politiques de lutte contre le dérèglement climatique. Elle fabrique enfin du consentement en transformant une pression externe en motivation interne.

La résilience vise à éradiquer l'irrationnel, en particulier la peur perçue comme notre pire ennemi, en considérant que toute situation est toujours rationnelle. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) suggère ainsi, à défaut d'en finir avec la pandémie de covid-19, de supprimer la peur qu'elle nous inspire.

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