C'est toujours pour moi un honneur et un plaisir de m'entretenir avec la représentation nationale. C'est aussi un exercice d'introspection lorsque je suis amené à réfléchir sur l'évolution des menaces et sur l'aptitude de la DGSI et de la société à y faire face. La résilience, au sens où l'entend le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, est la capacité à résister à une agression majeure ou à une catastrophe et à favoriser le retour à la normale le plus rapide possible. Le premier enjeu est donc la capacité de la DGSI, et plus généralement des services de renseignement, à garantir leur propre résilience en cas de crise majeure, et il est de ma responsabilité de maintenir la capacité de fonctionnement efficace de la DGSI quelles que soient les circonstances.
Comme toutes les institutions, notre service a été confronté aux conséquences de la crise sanitaire, et nous avons dû définir comment nous organiser pour continuer d'exercer nos missions – je rappelle que, pendant la première vague de la pandémie, la France a été frappée par deux attentats terroristes. C'est ce que nous avons fait, et nous avons tenu.
Notre capacité d'anticipation a été amplifiée par nos échanges avec d'autres services, singulièrement la direction du renseignement militaire (DRM). Cette direction a été parmi les premiers services de l'État touchés, la base de Creil ayant été l'un des premiers foyers de contagion ; un dialogue rapide nous a permis d'anticiper de deux ou trois semaines les instructions générales données aux administrations et nous a conduits à créer des brigades, un dispositif inhabituel au sein du ministère de l'intérieur.
J'entends souvent que le ministère de l'intérieur dispose de marge de progrès en matière de prospective, mais on ne peut mettre en doute la réactivité dont la DGSI, comme de l'ensemble des services du ministère, ont fait preuve lors de cette crise. Les plans de continuité d'activité restent sans doute à parfaire mais la vivacité de nos réactions nous a permis de nous organiser pour faire face.
Lors de la première période de la crise sanitaire, nous avons décidé quelles missions vitales devaient être préservées sans interruption, et toute l'organisation de la DGSI en temps de pandémie a été fondée sur ce choix. Au nombre des missions à maintenir absolument figurait évidemment la lutte contre le terrorisme, mais aussi la lutte contre certaines formes d'ingérence ou de déstabilisation étrangères.
J'insiste aussi sur la capacité de redondance de la DGSI. Dès le début de la crise, nous avons installé un double système de redondance. La cartographie des compétences nous a permis de faire glisser des agents qui travaillaient sur d'autres missions, mais qui étaient au fait des questions de contre-terrorisme, vers des champs d'action que nous ne souhaitions pas voir interrompus. Nous avons aussi, compte tenu des enjeux sanitaires, déplacé certains de nos services dans d'autres bâtiments, afin de garantir leur continuité. Tout cela a été rendu possible grâce à la motivation et à l'excellent état d'esprit des agents de la DGSI.
Mais nous avons tiré des enseignements de cette crise. Dans son rapport, la Délégation parlementaire au renseignement (DPR) s'interroge, à bon droit, sur le fait que les services de renseignement n'ont pas pu mettre en œuvre le travail à distance pendant la crise sanitaire. C'est extrêmement compliqué. Tout ou presque tout ce que produit la DGSI étant classifié, les enjeux de sécurité informatique sont évidents pour tout service de renseignement.
Vous le savez sans doute, la DGSI déménagera vers un site unique en 2028. Ce projet est l'occasion d'une réflexion en amont avec certains services de l'État, dont les armées et le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), sur les outils nécessaires pour garantir la résilience à long terme, notamment la redondance – et nous constatons que nous n'avons pas de référentiels prédéfinis et gravés dans le marbre pour les menaces à long terme. C'est à nous de bâtir cet ensemble, travail exaltant et important.
Plus généralement, la DGSI a aussi la responsabilité d'anticiper certaines ruptures pour garantir que les missions qu'elle exerce actuellement pourront toujours l'être dans cinq à dix ans. Cet exercice d'anticipation vaut dans trois domaines au moins, et pour commencer dans celui où les changements sont les plus rapides et les plus brutaux, la technique. La DGSI s'appuie pour une part importante sur ses moyens techniques, dans un environnement numérique en pleine mutation, et tout doit être fait pour que les services ne soient pas aveugles ou sourds dans cinq ou dix ans. Je pense par exemple, ce disant, à l'irruption de la 5G. La réaction qu'a suscitée cet été la révélation de l'utilisation du logiciel espion Pegasus montre également la nécessité pour les services de travailler malgré le contexte de chiffrement, mais aussi la très grande vulnérabilité qu'il y aurait à se reposer pour ce faire uniquement sur des sociétés commerciales, notamment étrangères. Comment faire face aux enjeux du chiffrement pour continuer à intercepter les communications qu'il est justifié d'intercepter ? Je ne saurais non plus passer sous silence l'enjeu du big data.
Le deuxième enjeu est celui du cadre juridique de nos interventions, qui a été révisé par la loi de de 2015, et qui nous permet d'anticiper efficacement les évolutions technologiques, les communications satellitaires en particulier. C'est un autre enjeu crucial et sur ce point la DGSI est la tête de pont de l'ensemble des services intérieurs, en liaison avec la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et toute la communauté des services de renseignement. Conserver nos capacités d'action dans un contexte d'évolutions technologiques majeures suppose aussi une importante faculté d'anticipation juridique.
Nous devons enfin anticiper en matière de ressources humaines. L'effectif de la DGSI est passé de 3 200 à 4 800 agents en sept ans à peine, et nous devons recruter 700 nouveaux agents d'ici à 2025. La réalisation de ces recrutements est une gageure, car il n'est pas si facile de recruter aussi massivement ; si l'on tient compte du remplacement des départs naturels, nous devrons embaucher plus de 500 personnes par an au cours de cette période. Nous devrons non seulement recruter les compétences adéquates, mais encore les garder pour assurer la pérennité de l'efficacité du service.
La DGSI et le ministère de l'intérieur ont conscience des marges de progrès possibles en matière de travail prospectif. Il n'en reste pas moins vrai que la DGSI est un service à la performance remarquable, qui a dû agir entre 2015 et 2018 dans un contexte sécuritaire national comme nous en avons rarement connu. Je mets donc à profit la période actuelle pour renforcer nos capacités stratégiques et j'entends créer à cette fin, en 2022, une structure qui s'attachera à l'effort de prospective attendu d'un service de renseignement en renforçant, dans un écosystème ouvert, nos contacts avec l'environnement extérieur, notamment le monde de la recherche.
Comment la DGSI contribue-t-elle à la résilience de la nation face aux crises aiguës qui peuvent l'affecter ? La menace principale reste la menace terroriste et la manière dont la population y réagit est un point de vigilance en terme de résilience collective. Le premier risque, on l'a constaté après 2015, est la défiance à l'égard de l'État dans sa capacité à protéger les Français. Le deuxième risque est la fracturation de notre société, si certains considèrent l'État comme défaillant et qu'il revient donc à chacun d'assurer sa propre protection en prenant les devants. Les actes terroristes, au-delà des pertes en vies humaines et des dégâts qu'ils provoquent, créent un risque pour l'unité nationale, mais la manière dont notre société s'est comportée depuis 2015 est plutôt rassurante. J'ai le sentiment que l'essentiel de la population sait que les pouvoirs publics ont déployé des moyens inégalés pour faire face aux menaces de ce type. J'ai parlé de la progression considérable de l'effectif de la DGSI ; très peu d'administrations publiques ont connu de tels renforts. La loi a été modifiée, des moyens considérables nous ont été donnés et 65 attentats ont été déjoués. La population constate que l'État fait le maximum, et c'est un facteur de résilience.
Et puis, vous avez certainement à l'esprit la formule utilisée dès 1995 : « Attentifs ensemble ». Que l'ensemble de la société ait pu se sentir impliquée dans la lutte contre le terrorisme est aussi un facteur de résilience, d'adhésion à une politique publique. Je l'ai constaté sur le terrain entre 2015 et 2018, quand nous devions opérer une sélection dans la masse de signalements qui nous parvenaient. La vigilance ne doit pas s'émousser car cette menace existe bel et bien, mais elle émane de plus en plus d'individus isolés aux profils particuliers. Nous sommes donc conduits à prendre diverses initiatives pour que la vigilance persiste, car nous sommes convaincus que la France restera soumise à un risque terroriste durablement élevé.
D'autres risques doivent être contrés qui appellent des efforts collectifs soutenus. La menace cyber s'aggrave de manière frappante. Dans mon seul champ de compétence, cette arme est utilisée par des États pour capter l'information et procéder à des déstabilisations de tout type, visant notamment notre tissu économique, dont la protection nous incombe aussi, en particulier celle des entreprises stratégiques. Nous sommes convaincus que dans quelques années l'arme cyber est susceptible d'être utilisée à des fins activistes pour ne pas dire « terroristes ». La prise de conscience de cette très grave menace et la faculté de riposte à cette forme d'attaque et de déstabilisation sont impératives. La capacité d'un État à attribuer une attaque et à sanctionner ses auteurs est essentielle : c'est l'exercice de sa souveraineté. Des progrès importants ont été accomplis par l'ensemble des services. Étant donné le niveau de cette menace, c'est pour nous un point de vigilance prégnant. Des marges de progrès demeurent et nous sommes déterminés à les mettre en œuvre.
Autre menace : l'ingérence étrangère. D'aucuns ont considéré, dans les années 1990, qu'après la chute du bloc soviétique on en avait fini de l'affrontement entre puissances. On s'est rendu compte que cette appréciation était fausse. Je pense évidemment à la rivalité opposant les États-Unis et la Chine, mais on voit aussi des puissances intermédiaires jouer un rôle déstabilisateur. Un volet de cette menace globale constitue pour nous un sujet de préoccupation majeure : les influences informationnelles. On a vu, il y a un an, la manière dont certains, en influençant l'information, contribuent à aggraver une crise. Après la nouvelle publication des caricatures de Charlie Hebdo, certains États ou certains groupes proches d'États ont attisé la polémique pendant des semaines, rehaussant directement le niveau de menace que nous devions gérer.
La capacité de la DGSI à assurer la résilience de la nation passe donc par sa capacité de riposte à la menace terroriste, à la menace cybernétique, aux menaces d'ingérence étrangère. Notre service doit aussi contribuer à faire que la France dispose des moyens stratégiques de gérer et de surmonter les crises auxquelles nous serons immanquablement confrontés ; à cet égard, la pandémie a été un révélateur. Il y a longtemps que le monde n'avait pas connu une crise touchant tous les pays en même temps. L'une des leçons tirées de ces événements est que la France doit disposer des capacités de faire face seule, ou en tout cas avec des partenaires fiables, à une crise systémique mondiale. Les questions qui ont affleuré en matière de souveraineté sanitaire valent pour d'autres domaines stratégiques tels que les ressources énergétiques et les télécommunications.
À ce sujet, les services de renseignement, il y a quelques années, ont signalé le fait que confier l'ensemble de nos cœurs de réseaux de télécommunication à un opérateur étranger constituait une menace pour la souveraineté nationale. Je demeure convaincu que l'on ne peut en ces domaines dépendre d'un pays étranger.
C'est aussi une mission essentielle de la DGSI de sensibiliser tous les décideurs au risque. Nous contribuons ainsi à une série de dispositifs réglementaires de protection de nos actifs stratégiques et, qu'il s'agisse de la protection particulière des opérateurs d'importance vitale ou de la protection du potentiel scientifique et technique de la nation conduite par le SGDSN, nous jouons notre rôle en détectant des attaques en cours ou potentielles et en contrant des tentatives de captation de l'information. Il nous revient aussi de sensibiliser tous ces acteurs aux risques auxquels ils s'exposent et auxquels ils exposent notre pays par des partenariats déséquilibrés.