MISSION D'INFORMATION DE LA CONFÉRENCE DES PRÉSIDENTS SUR LA RÉSILIENCE NATIONALE
Mardi 26 octobre 2021
La séance est ouverte à quatorze heures cinq
(Présidence de M. Alexandre Freschi, président de la mission d'information)
Nous recevons aujourd'hui M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, que je remercie d'avoir répondu à notre invitation.
Votre direction générale, monsieur, est un acteur de premier rang dans la connaissance des menaces et dans leur prévention sur le territoire national.
Nous attendons de cette audition, qui se déroule à huis clos, qu'elle nous fournisse un état des lieux de ces menaces et des moyens que vous mettez en œuvre pour les détecter et les parer, mais aussi qu'elle nous indique sur quels scénarios de crise du futur travaille la DGSI sur le long terme. Nous serons également heureux de recueillir des éléments sur la connaissance que l'on peut avoir de la résilience de la société civile aujourd'hui, ou, en d'autres termes, de la force morale qu'elle est capable de déployer.
C'est toujours pour moi un honneur et un plaisir de m'entretenir avec la représentation nationale. C'est aussi un exercice d'introspection lorsque je suis amené à réfléchir sur l'évolution des menaces et sur l'aptitude de la DGSI et de la société à y faire face. La résilience, au sens où l'entend le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, est la capacité à résister à une agression majeure ou à une catastrophe et à favoriser le retour à la normale le plus rapide possible. Le premier enjeu est donc la capacité de la DGSI, et plus généralement des services de renseignement, à garantir leur propre résilience en cas de crise majeure, et il est de ma responsabilité de maintenir la capacité de fonctionnement efficace de la DGSI quelles que soient les circonstances.
Comme toutes les institutions, notre service a été confronté aux conséquences de la crise sanitaire, et nous avons dû définir comment nous organiser pour continuer d'exercer nos missions – je rappelle que, pendant la première vague de la pandémie, la France a été frappée par deux attentats terroristes. C'est ce que nous avons fait, et nous avons tenu.
Notre capacité d'anticipation a été amplifiée par nos échanges avec d'autres services, singulièrement la direction du renseignement militaire (DRM). Cette direction a été parmi les premiers services de l'État touchés, la base de Creil ayant été l'un des premiers foyers de contagion ; un dialogue rapide nous a permis d'anticiper de deux ou trois semaines les instructions générales données aux administrations et nous a conduits à créer des brigades, un dispositif inhabituel au sein du ministère de l'intérieur.
J'entends souvent que le ministère de l'intérieur dispose de marge de progrès en matière de prospective, mais on ne peut mettre en doute la réactivité dont la DGSI, comme de l'ensemble des services du ministère, ont fait preuve lors de cette crise. Les plans de continuité d'activité restent sans doute à parfaire mais la vivacité de nos réactions nous a permis de nous organiser pour faire face.
Lors de la première période de la crise sanitaire, nous avons décidé quelles missions vitales devaient être préservées sans interruption, et toute l'organisation de la DGSI en temps de pandémie a été fondée sur ce choix. Au nombre des missions à maintenir absolument figurait évidemment la lutte contre le terrorisme, mais aussi la lutte contre certaines formes d'ingérence ou de déstabilisation étrangères.
J'insiste aussi sur la capacité de redondance de la DGSI. Dès le début de la crise, nous avons installé un double système de redondance. La cartographie des compétences nous a permis de faire glisser des agents qui travaillaient sur d'autres missions, mais qui étaient au fait des questions de contre-terrorisme, vers des champs d'action que nous ne souhaitions pas voir interrompus. Nous avons aussi, compte tenu des enjeux sanitaires, déplacé certains de nos services dans d'autres bâtiments, afin de garantir leur continuité. Tout cela a été rendu possible grâce à la motivation et à l'excellent état d'esprit des agents de la DGSI.
Mais nous avons tiré des enseignements de cette crise. Dans son rapport, la Délégation parlementaire au renseignement (DPR) s'interroge, à bon droit, sur le fait que les services de renseignement n'ont pas pu mettre en œuvre le travail à distance pendant la crise sanitaire. C'est extrêmement compliqué. Tout ou presque tout ce que produit la DGSI étant classifié, les enjeux de sécurité informatique sont évidents pour tout service de renseignement.
Vous le savez sans doute, la DGSI déménagera vers un site unique en 2028. Ce projet est l'occasion d'une réflexion en amont avec certains services de l'État, dont les armées et le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), sur les outils nécessaires pour garantir la résilience à long terme, notamment la redondance – et nous constatons que nous n'avons pas de référentiels prédéfinis et gravés dans le marbre pour les menaces à long terme. C'est à nous de bâtir cet ensemble, travail exaltant et important.
Plus généralement, la DGSI a aussi la responsabilité d'anticiper certaines ruptures pour garantir que les missions qu'elle exerce actuellement pourront toujours l'être dans cinq à dix ans. Cet exercice d'anticipation vaut dans trois domaines au moins, et pour commencer dans celui où les changements sont les plus rapides et les plus brutaux, la technique. La DGSI s'appuie pour une part importante sur ses moyens techniques, dans un environnement numérique en pleine mutation, et tout doit être fait pour que les services ne soient pas aveugles ou sourds dans cinq ou dix ans. Je pense par exemple, ce disant, à l'irruption de la 5G. La réaction qu'a suscitée cet été la révélation de l'utilisation du logiciel espion Pegasus montre également la nécessité pour les services de travailler malgré le contexte de chiffrement, mais aussi la très grande vulnérabilité qu'il y aurait à se reposer pour ce faire uniquement sur des sociétés commerciales, notamment étrangères. Comment faire face aux enjeux du chiffrement pour continuer à intercepter les communications qu'il est justifié d'intercepter ? Je ne saurais non plus passer sous silence l'enjeu du big data.
Le deuxième enjeu est celui du cadre juridique de nos interventions, qui a été révisé par la loi de de 2015, et qui nous permet d'anticiper efficacement les évolutions technologiques, les communications satellitaires en particulier. C'est un autre enjeu crucial et sur ce point la DGSI est la tête de pont de l'ensemble des services intérieurs, en liaison avec la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et toute la communauté des services de renseignement. Conserver nos capacités d'action dans un contexte d'évolutions technologiques majeures suppose aussi une importante faculté d'anticipation juridique.
Nous devons enfin anticiper en matière de ressources humaines. L'effectif de la DGSI est passé de 3 200 à 4 800 agents en sept ans à peine, et nous devons recruter 700 nouveaux agents d'ici à 2025. La réalisation de ces recrutements est une gageure, car il n'est pas si facile de recruter aussi massivement ; si l'on tient compte du remplacement des départs naturels, nous devrons embaucher plus de 500 personnes par an au cours de cette période. Nous devrons non seulement recruter les compétences adéquates, mais encore les garder pour assurer la pérennité de l'efficacité du service.
La DGSI et le ministère de l'intérieur ont conscience des marges de progrès possibles en matière de travail prospectif. Il n'en reste pas moins vrai que la DGSI est un service à la performance remarquable, qui a dû agir entre 2015 et 2018 dans un contexte sécuritaire national comme nous en avons rarement connu. Je mets donc à profit la période actuelle pour renforcer nos capacités stratégiques et j'entends créer à cette fin, en 2022, une structure qui s'attachera à l'effort de prospective attendu d'un service de renseignement en renforçant, dans un écosystème ouvert, nos contacts avec l'environnement extérieur, notamment le monde de la recherche.
Comment la DGSI contribue-t-elle à la résilience de la nation face aux crises aiguës qui peuvent l'affecter ? La menace principale reste la menace terroriste et la manière dont la population y réagit est un point de vigilance en terme de résilience collective. Le premier risque, on l'a constaté après 2015, est la défiance à l'égard de l'État dans sa capacité à protéger les Français. Le deuxième risque est la fracturation de notre société, si certains considèrent l'État comme défaillant et qu'il revient donc à chacun d'assurer sa propre protection en prenant les devants. Les actes terroristes, au-delà des pertes en vies humaines et des dégâts qu'ils provoquent, créent un risque pour l'unité nationale, mais la manière dont notre société s'est comportée depuis 2015 est plutôt rassurante. J'ai le sentiment que l'essentiel de la population sait que les pouvoirs publics ont déployé des moyens inégalés pour faire face aux menaces de ce type. J'ai parlé de la progression considérable de l'effectif de la DGSI ; très peu d'administrations publiques ont connu de tels renforts. La loi a été modifiée, des moyens considérables nous ont été donnés et 65 attentats ont été déjoués. La population constate que l'État fait le maximum, et c'est un facteur de résilience.
Et puis, vous avez certainement à l'esprit la formule utilisée dès 1995 : « Attentifs ensemble ». Que l'ensemble de la société ait pu se sentir impliquée dans la lutte contre le terrorisme est aussi un facteur de résilience, d'adhésion à une politique publique. Je l'ai constaté sur le terrain entre 2015 et 2018, quand nous devions opérer une sélection dans la masse de signalements qui nous parvenaient. La vigilance ne doit pas s'émousser car cette menace existe bel et bien, mais elle émane de plus en plus d'individus isolés aux profils particuliers. Nous sommes donc conduits à prendre diverses initiatives pour que la vigilance persiste, car nous sommes convaincus que la France restera soumise à un risque terroriste durablement élevé.
D'autres risques doivent être contrés qui appellent des efforts collectifs soutenus. La menace cyber s'aggrave de manière frappante. Dans mon seul champ de compétence, cette arme est utilisée par des États pour capter l'information et procéder à des déstabilisations de tout type, visant notamment notre tissu économique, dont la protection nous incombe aussi, en particulier celle des entreprises stratégiques. Nous sommes convaincus que dans quelques années l'arme cyber est susceptible d'être utilisée à des fins activistes pour ne pas dire « terroristes ». La prise de conscience de cette très grave menace et la faculté de riposte à cette forme d'attaque et de déstabilisation sont impératives. La capacité d'un État à attribuer une attaque et à sanctionner ses auteurs est essentielle : c'est l'exercice de sa souveraineté. Des progrès importants ont été accomplis par l'ensemble des services. Étant donné le niveau de cette menace, c'est pour nous un point de vigilance prégnant. Des marges de progrès demeurent et nous sommes déterminés à les mettre en œuvre.
Autre menace : l'ingérence étrangère. D'aucuns ont considéré, dans les années 1990, qu'après la chute du bloc soviétique on en avait fini de l'affrontement entre puissances. On s'est rendu compte que cette appréciation était fausse. Je pense évidemment à la rivalité opposant les États-Unis et la Chine, mais on voit aussi des puissances intermédiaires jouer un rôle déstabilisateur. Un volet de cette menace globale constitue pour nous un sujet de préoccupation majeure : les influences informationnelles. On a vu, il y a un an, la manière dont certains, en influençant l'information, contribuent à aggraver une crise. Après la nouvelle publication des caricatures de Charlie Hebdo, certains États ou certains groupes proches d'États ont attisé la polémique pendant des semaines, rehaussant directement le niveau de menace que nous devions gérer.
La capacité de la DGSI à assurer la résilience de la nation passe donc par sa capacité de riposte à la menace terroriste, à la menace cybernétique, aux menaces d'ingérence étrangère. Notre service doit aussi contribuer à faire que la France dispose des moyens stratégiques de gérer et de surmonter les crises auxquelles nous serons immanquablement confrontés ; à cet égard, la pandémie a été un révélateur. Il y a longtemps que le monde n'avait pas connu une crise touchant tous les pays en même temps. L'une des leçons tirées de ces événements est que la France doit disposer des capacités de faire face seule, ou en tout cas avec des partenaires fiables, à une crise systémique mondiale. Les questions qui ont affleuré en matière de souveraineté sanitaire valent pour d'autres domaines stratégiques tels que les ressources énergétiques et les télécommunications.
À ce sujet, les services de renseignement, il y a quelques années, ont signalé le fait que confier l'ensemble de nos cœurs de réseaux de télécommunication à un opérateur étranger constituait une menace pour la souveraineté nationale. Je demeure convaincu que l'on ne peut en ces domaines dépendre d'un pays étranger.
C'est aussi une mission essentielle de la DGSI de sensibiliser tous les décideurs au risque. Nous contribuons ainsi à une série de dispositifs réglementaires de protection de nos actifs stratégiques et, qu'il s'agisse de la protection particulière des opérateurs d'importance vitale ou de la protection du potentiel scientifique et technique de la nation conduite par le SGDSN, nous jouons notre rôle en détectant des attaques en cours ou potentielles et en contrant des tentatives de captation de l'information. Il nous revient aussi de sensibiliser tous ces acteurs aux risques auxquels ils s'exposent et auxquels ils exposent notre pays par des partenariats déséquilibrés.
Je vous remercie pour votre propos lucide. Comment s'articulent votre action et celle de la gendarmerie nationale ? Je comprends que vous ne puissiez tout dire, mais votre description de la menace m'a laissé sur ma faim. J'aimerais avoir un avis plus précis sur le terrorisme et ses manifestations, savoir si vous considérez que la menace terroriste peut poser un problème de résilience nationale et si vous avez défini des scénarios visant à anticiper ce risque-là.
Un peu plus de la moitié de l'effectif de la DGSI travaille dans les services centraux ; pour le reste, même si nous ne sommes pas implantés dans chaque département, nous couvrons tout le territoire national. La DGSI, héritière en cela de la direction de la surveillance du territoire, a pour particularité historique que ses services territoriaux ne sont pas organiquement sous l'autorité des préfets. Néanmoins, l'émergence de la menace terroriste à partir de 2015 a conduit à des évolutions fonctionnelles très significatives. Les services territoriaux de la DGSI ne sont toujours pas sous l'autorité des préfets, mais ils participent désormais aux groupes départementaux d'évaluation de la menace que président ces derniers. Le travail interservices s'en est trouvé considérablement renforcé et il irrigue désormais tous nos champs de compétence. Hier soir encore, nous organisions, par exemple, la surveillance des déplacements d'un groupe potentiellement violent, dont les membres résident en zone gendarmerie et que nos services territoriaux connaissent également, parce que certains d'entre eux ont été condamnés pour des affaires impliquant des armes. J'ai moi-même des entretiens fréquents avec mes collègues directeurs généraux et avec les préfets.
Il y a eu un « avant » et un « après » 2015 dans la coopération entre les services pour prendre en compte la menace terroriste, dont la forme a évolué. Au cours des premières années d'existence de Daech et avant cela, le risque était essentiellement dû à des cellules organisées, suivies par des services spécialisés. Une mutation a eu lieu : la menace, devenue plus autonome, peut surgir partout, étant le fait de n'importe quel individu, y compris d'individus inconnus de la DGSI mais dont un trouble psychiatrique ou un comportement atypique peut avoir appelé l'attention d'un service de police ou de gendarmerie. Il est donc indispensable pour nous tous de travailler ensemble. C'est le cas aujourd'hui.
Ce qui est vrai sur le plan territorial l'est aussi au niveau central, où la coordination en matière de lutte contre le terrorisme est permanente. Les échanges d'informations entre services ont connu une révolution depuis 2015 et singulièrement depuis 2018. La DGSI héberge une cellule interservices réunissant les treize services de renseignement et de police judiciaire compétents en matière de terrorisme ; cette cellule, qui fonctionne sans interruption, permet des échanges d'informations très fluides.
J'en viens au risque que vous avez évoqué : qu'un acte terroriste menace la résilience de notre pays. J'ai décrit l'évolution de la menace. Dans un premier temps, nous avons eu à faire à une organisation terroriste contre laquelle la République, au sein d'une coalition, menait une lutte armée. C'était l'époque des menaces dites projetées, parce que conçues et élaborées depuis la zone syro-irakienne et menées à leur terme en France par des individus aguerris, aptes à recourir à des modes opératoires complexes et ayant un accès structuré à des armes. Même si l'État islamique n'a pas été entièrement défait, sa capacité à projeter ce type d'attaque a considérablement diminué, si bien que les menaces ont progressivement changé. D'abord, des individus tels que Rachid Kassim se sont fait les instigateurs d'attentats, incitant des sympathisants à passer à l'acte. Ensuite, des individus installés sur le territoire, inspirés par la propagande terroriste, sont passés à l'acte. Depuis trois ans environ, et sans que les menaces citées aient disparu, des actions terroristes ont été conduites en France par des individus isolés, sans lien direct ni affiliation à une organisation terroriste.
Gilles Kepel rend compte de cette évolution en utilisant l'expression de « djihadisme d'atmosphère », qui désigne la France comme un ennemi. Cela résulte d'une propagande terroriste restée vivace mais aussi d'un discours irresponsable qui fait de l'État un pseudo « ennemi de l'islam ». À l'autre bout de la chaîne, des effecteurs sensibles à ce magma idéologique passent à l'acte pour des raisons très différentes. Certains commettent un attentat en raison d'une forte imprégnation religieuse, d'autres agissent sur un terrain psychiatrique très fragilisé que caractérisent parfois des troubles dépressifs ou une volonté suicidaire. D'autres, des individus très jeunes, parfois âgés seulement de quinze ans, souvent en rupture familiale, trouvent dans cette propagande la manière de satisfaire leur fascination pour l'ultra-violence. La menace à laquelle nous sommes confrontés aujourd'hui est donc très diverse.
Néanmoins, la DGSI a le devoir de se préparer à tous les types de scénario. Nous restons ainsi attentifs à toutes les menaces susceptibles de provoquer une panique à une large échelle. Je pense aux menaces nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques, dites NRBC, qui continuent de faire l'objet d'une attention particulière, sous l'autorité du SGDSN. Deux autres types de menace appellent notre vigilance, comme celle concernant les transports. Cette menace est latente et nous y sommes très attentifs.
Enfin, nous avons une coopération très étroite avec le commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire (COSSEN). L'intervention de la DGSI est principalement axée sur la menace intérieure. Nous considérons en effet qu'aujourd'hui en tout cas, la capacité de frapper une centrale depuis l'extérieur est limitée. Des dispositifs spécifiques existent, dont ceux de la DGSI, qui exerce une vigilance particulière à ce sujet.
Membre de la commission d'enquête sur la lutte contre les groupuscules d'extrême droite en France, j'avais interrogé le ministre de l'intérieur de l'époque sur le risque d'attentats contre les musulmans car, depuis 2015, un discours islamophobe très puissant, relayé par les media, imprègne les esprits. M. Castaner m'avait répondu que le risque existait effectivement d'un attentat semblable à celui qui a été commis contre une mosquée de Christchurch, en Nouvelle-Zélande. Selon vous, cette menace existe-t-elle toujours ?
On a beaucoup entendu parler de Pegasus sans que l'on sache son impact exact. Représentant des Français résidant au Maghreb et en Afrique de l'Ouest, je fais partie des personnes potentiellement visées par cette collecte d'informations à des fins d'espionnage. Qu'est-ce que Pegasus précisément, et a-t-on les moyens de contrer ce logiciel fabriqué par une start-up israélienne et permettant de récolter des données à grande échelle ?
Enfin, notre politique au Sahel risque-t-elle d'entraîner des conséquences en France ? Selon le directeur général de la DGSE, les risques pour la sécurité intérieure française sont très forts. Ne sont-ils pas sérieusement augmentés par la reconfiguration de notre présence sur place ?
Vous évoquez le risque d'actions terroristes ou violentes contre les musulmans par mesure de rétorsion à des actions terroristes dont on les jugerait coupables du simple fait de leur religion. Il est en effet de notre responsabilité directe de mesurer l'impact que des discours de haine peuvent avoir sur des individus isolés ou sur des petits groupes susceptibles de concevoir des projets d'agression pour trouver la reconnaissance de leurs pairs. Le risque évoqué par M. Castaner n'est pas théorique : depuis 2017, la DGSI a déjoué cinq projets d'actions terroristes émanant de l'ultra-droite, et les gendarmes un sixième.
La dernière affaire, qui date de trois semaines à peine, concerne un jeune homme de dix-neuf ans, fasciné par la violence, qui explique qu'Hitler lui est apparu en rêve pour lui donner des ordres. Il projetait de s'en prendre à son ancienne école car il estimait y avoir été victime de brimades, et aussi à une mosquée de Seine-Maritime, département où il réside ; ses projets étaient assez élaborés et il avait choisi sa cible. En 2017-2018, alors que la menace terroriste était sans doute ressentie plus fortement par les Français, nous avons démantelé des cellules qui voulaient s'en prendre à la communauté musulmane ou à des imams dont ils avaient dressé la liste.
Au plan opérationnel, nous sommes particulièrement attentifs au passage à l'acte d'un individu isolé et exalté à la Brenton Tarrant, lequel, comme les auteurs d'autres tueries, fait l'objet d'un culte de la mouvance d'ultra-droite sur les réseaux sociaux. Des individus parfois très fragiles sur le plan psychologique et en quête de reconnaissance peuvent voir dans ce type de projets une manière de passer à la postérité et de devenir l'idole de tout un groupe. L'autre risque émane, on l'a vu dans nombre d'affaires récentes, de petites cellules constituées de deux ou trois personnes souvent réunies autour d'une personnalité charismatique, qui se détachent d'organisations ayant pignon sur rue dont ils estiment l'engagement insuffisant, jugeant qu'il faut passer à l'acte pour promouvoir les idées auxquelles ils croient.
La France n'utilise pas Pegasus. Pour le reste, l'affaire faisant l'objet d'une procédure judiciaire, je ne peux vous en dire plus, si ce n'est pour souligner que cette affaire a confirmé que notre pays doit pouvoir s'appuyer sur des outils qu'il maîtrise en propre. Ce qui garantira à la France une forme de résilience, c'est aussi sa capacité à pouvoir répondre aux besoins que j'évoquais à l'instant dans un cadre juridique très encadré – et je me réjouis qu'en 2015 le législateur ait donné un cadre légal à l'action de tous nos agents –, avec des outils dont nous pensons nécessaire qu'ils soient conçus et développés avec des technologies souveraines.
Ce qui se passe au Sahel appelle de notre part une vigilance permanente. L'histoire du terrorisme en France depuis les années 1980 montre qu'à partir de 2013 on s'est concentré sur la zone syro-irakienne parce que plus de 1 400 Français ou ressortissants étrangers partis de France ont rejoint cette zone, mais on sait aussi que ce qui s'est passé au cours des décennies précédentes en Afghanistan, en Algérie et dans les Balkans a eu des conséquences directes sur la sécurité nationale. À ce jour, notre engagement au Sahel n'a pas eu pour conséquence que des individus partent massivement de France pour aller combattre l'armée française aux côtés des groupes terroristes locaux. On ne note pas, à court terme, d'identification à ces groupes terroristes, ni donc de velléité de poursuivre leur combat sur le territoire national.
Néanmoins, nous suivons la situation avec une extrême vigilance, en liaison étroite avec la DGSE.
Vous avez plusieurs fois mentionné les outils nécessaires ; considérez-vous que l'appareil productif national nous assure une souveraineté suffisante ? D'autre part, comment mesurez-vous les effets de la désinformation et ce qu'elle entraîne, l'assassinat de Samuel Paty par exemple ? Comment anticiper la propagation de ces fausses informations sur les réseaux sociaux ?
L'action de tous les services de renseignement a été profondément bousculée par l'avènement des réseaux sociaux et la rapidité avec laquelle informations et mises en cause peuvent se diffuser. Nous nous adaptons, nous aussi, à la rapidité avec laquelle les messages se répandent. À cela s'ajoute une difficulté supplémentaire, l'anonymat de ceux qui diffusent les fausses informations sur des réseaux sociaux qui servent à la fois de caisse de résonance et de défouloir.
Votre question recouvre plusieurs modalités d'action des services de renseignement : les moyens mis en œuvre afin de réaliser des investigations sur les réseaux sociaux, en particulier pour détecter des menaces, et le dispositif national déployé par les autorités pour lutter contre la manipulation de l'information par des puissances étrangères.
S'agissant des investigations menées sur les réseaux sociaux, notamment en matière terroriste, la plus grande difficulté réside dans l'identification des individus réellement porteurs de menaces. Face à des propos tous plus violents les uns que les autres, il nous faut évaluer qui sera l'objet d'enquête. De l'assassinat de Samuel Paty, nous avons tiré des enseignements sur les moyens à consacrer au suivi des réseaux sociaux et surtout aux moyens d'investigation que nous engageons pour les profils que nous estimons les plus dangereux.
S'agissant de la lutte contre la désinformation, les pouvoirs publics ont souhaité traiter en toute transparence ce risque d'atteinte à nos principes démocratiques en créant un service spécifique, Viginum, doté de moyens nouveaux pour assurer la veille indispensable et faire remonter ce qui doit l'être. L'action de la DGSI est complémentaire de ce nouveau service et passe notamment par des moyens d'investigation technique, par la détection des relais sur le territoire national dont certaines puissances étrangères se servent pour renforcer la légitimité de leur discours ou encore par la caractérisation des liens entre des comptes ou des personnes physiques et des États étrangers. C'est un domaine dans lequel les services engagent beaucoup de moyens mais dans lequel il reste beaucoup à faire et à comprendre.
Je ne suis peut-être pas le mieux placé pour répondre aux questions relatives à l'autonomie stratégique et à la capacité des acteurs de l'économie française à assurer leur propre résilience. Mes contacts récents avec des industriels, des universités et des laboratoires de recherche m'ont donné l'impression que la crise sanitaire a joué son rôle mais que ces questions avaient commencé de se poser avant cela. Nous nous engageons par exemple dans un plan de lutte contre les ingérences étrangères à l'université, et il y a désormais une prise de conscience manifeste des risques auxquels entreprises, laboratoires et universités s'exposent à trop dépendre de l'étranger. La quasi-totalité de mes interlocuteurs intègre désormais cette dimension de souveraineté dans leurs choix et décisions.
Pourquoi l'attrait des groupes djihadistes au Sahel est-il bien moindre que ce que l'on a connu pour la zone irako-syrienne ? Est-ce parce que l'offensive médiatique de Daech en zone irako-syrienne était beaucoup plus forte ? Est-ce que l'exemple raté de Daech dissuade aujourd'hui de s'engager dans le djihadisme international ? Est-ce une question de réseau de recrutement ? Sur la menace projetée, il y a une différence de ton entre vous et le directeur général de la sécurité extérieure. Quand il a pris la parole à l'issue du comité exécutif consacré au contre-terrorisme, M. Bernard Emié a dit considérer cette menace comme très forte ; pour votre part, vous considérez que depuis quelques années, sur le territoire national, un « djihadisme d'atmosphère » pourrait conduire des loups solitaires à agir mais que l'on ne détecte pas de menace projetée imminente depuis le Sahel. Une évolution est-elle possible si les groupes terroristes s'ancrent sur place à la faveur de la réorganisation du dispositif Barkhane qui conduit l'armée française à quitter les bases situées au nord du Mali ?
D'abord, la DGSI est très attentive à la détection de toute forme de menace projetée, en lien étroit avec la DGSE et ses partenaires étrangers. Si cette forme de menace a diminué, elle n'a pas disparu et requiert toute notre vigilance, qu'il s'agisse du suivi de la situation en zone Syrie-Irak, en Afghanistan ou au Sahel.
S'agissant de l'État islamique, sachez que la DGSI est particulièrement engagée dans la recherche de preuves de guerre. De nombreux documents récupérés en Syrie et en Irak ont déjà pu être versés en procédure à l'appui de poursuites contre des Français ou des ressortissants étrangers ayant rejoint la zone irako-syrienne. Ces documents racontent la vie quotidienne sous ce qui présente tous les attributs extérieurs d'un Etat totalitaire.
J'en viens maintenant aux raisons qui peuvent rendre la bande sahélo-saharienne moins attrayante pour les combattants étrangers que la zone irako-syrienne en son temps. C'est pour commencer une question de propagande – rappelons-nous le matraquage régulier sur ce qui attendait ceux qui iraient en Syrie ou en Irak : maisons, femmes, travail, statut social… Tout cela était très attirant pour une partie d'une jeunesse aux profils différents, jeunes gens très religieux ou individus en quête de rédemption ou de reconnaissance. Cette stabilité n'existe pas aujourd'hui, et vivre dans un groupe terroriste au Mali ou au Burkina-Fasso ne correspond pas exactement à la vie que vantait l'État islamique sous le califat. D'autre part, la propagande elle-même n'existe pas : les groupes terroristes présents au Sahel ne cherchent pas à attirer des ressortissants européens.
Ensuite, le conflit au Sahel n'est pas très lisible au vu des individus dont nous assurons le suivi.
Enfin, je suis convaincu qu'une part très importante des adultes qui avaient la velléité de rejoindre une zone de combat ne sont plus en état de le faire, soit qu'ils aient trouvé la mort en Syrie ou en Irak, soit qu'ils soient incarcérés. La France est le pays occidental qui compte le plus grand nombre de détenus terroristes : sans même compter les 700 radicalisés, 480 personnes convaincues de terrorisme sont en détention aujourd'hui. Beaucoup avaient la velléité de rejoindre une zone de djihad. Ces facteurs cumulés expliquent l'absence de départs massifs vers le Sahel depuis la France. Pour autant la DGSI reste extrêmement attentive aux conséquences que l'évolution de cette zone peut avoir sur la sécurité intérieure.
Il y aurait beaucoup à dire au sujet du numérique. J'ai noté la difficulté accrue du travail de renseignement dans le cadre du nouvel environnement numérique – et l'on aurait pu parler du très problématique arrêt Tele2 de la Cour de Justice de l'Union européenne. J'ai noté aussi votre préférence pour des outils français. Peut-être pourriez-vous nous dire quelques mots de Palantir et nous indiquer si la DGSI envisage de lui substituer un autre logiciel à moyen terme.
Ayant conscience que l'on vous reproche parfois un manque d'anticipation, vous envisagez de créer une division de la stratégie avec un écosystème ouvert. Avez-vous déjà lancé au sein de la DGSI une réflexion prospective pour définir, avec des personnalités qui ne sont pas des habitués des services de renseignement, à quelle menace la DGSI aurait pu ne pas penser, comme le fait la Red team du ministère des armées ?
Enfin, qu'en est-il du renseignement dans les territoires d'outre-mer ? Comment s'articule le renseignement dans ces territoires avec le service central ?
Le recours au logiciel américain d'analyse de données que vous avez mentionné répondait à un besoin non contestable et non contesté. Pour répondre à ce besoin, Patrick Calvar, mon anté-prédécesseur, a pris la décision, en 2015, de lancer un appel d'offres, auquel ont répondu Palantir et deux sociétés françaises. Palantir a finalement été retenue parce qu'elle était la seule à l'époque, dans le contexte de menace aiguë que traversait notre pays, capable de répondre immédiatement au besoin.
Puisque j'ai mentionné les questions de souveraineté, je précise que cette entreprise n'a à aucun moment accès à nos données. Vous imaginez bien qu'aucun de mes prédécesseurs ni moi-même n'aurions accepté de livrer nos données à une société américaine. Cela étant dit, peut-on se satisfaire durablement de cette situation ? Sans pouvoir en dire davantage, nous sommes engagés dans la montée en puissance des industriels français.
J'en viens à l'anticipation et à la stratégie. Chacun reconnaît la réactivité et la capacité d'adaptation du ministère de l'intérieur. Contrairement à la plupart des services de renseignement intérieur dans le monde, la DGSI est un service de police qui a des compétences judiciaires, et je suis très attaché à ce modèle. Pendant la période 2015-2018, la priorité absolue était à l'opérationnel. Elle l'est et le restera toujours, mais maintenant nous devons aussi penser différemment la fonction stratégie. Je ne vais pas créer une direction de la stratégie. Ce qui fait la force de la DGSI, c'est en effet son aptitude à allier capacités opérationnelles et capacités analytiques. Les analyses de la DGSI sont faites en lien étroit avec les structures opérationnelles et c'est une force à conserver. Toutefois, plusieurs structures, en France et hors de nos frontières, notamment des services de renseignement intérieur étrangers parmi les plus expérimentés, se sont ouverts à l'extérieur pour confronter les analyses et les enrichir. C'est un projet que je porte également.
La DGSI est présente dans chaque territoire d'outre-mer, à l'exception de Saint-Pierre-et-Miquelon et des Terres australes et antarctiques françaises. Le réseau d'outre-mer est piloté depuis la centrale. Les échanges ont été intensifiés récemment avec le ministère des outre-mer, dont je salue le rôle, car les sujets qu'il traite sont tellement spécifiques et atypiques que le DGSI a besoin d'être orientée. Sur ces territoires, le risque terroriste islamiste est plus contenu. En revanche, nous sommes fortement engagés sur les risques de subversion violente et les atteintes à la forme républicaine des institutions. Enfin, nous poursuivons notre mission de détection des ingérences étrangères, essentiellement dans le Pacifique, à La Réunion mais aussi en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française.
La réunion se termine à quinze heures trente.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur la résilience nationale
Présents. - M. Éric Bothorel, Mme Blandine Brocard, M. Alexandre Freschi, M. Thomas Gassilloud
Assistait également à la réunion. - M. M'jid El Guerrab