Intervention de Agnès Pannier-Runacher

Réunion du jeudi 18 novembre 2021 à 15h00
Mission d'information sur la résilience nationale

Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance, chargée de l'industrie :

J'en ai été convaincue dès le début de la crise sanitaire, plus fortement encore à son acmé, et je persiste à le croire aujourd'hui alors qu'elle est moins virulente mais pourrait resurgir à tout moment : nous devons apprendre de cette crise, entendre les messages qu'elle nous envoie, en particulier quant à la nécessité de nourrir une plus grande ambition industrielle pour notre pays et pour l'Europe.

Je reviendrai sur ce sujet plus en détail, mais nous devons auparavant nous interroger sur la définition même de la résilience ; pour bâtir une résilience nationale, nous devons définir les objets sur lesquels nous devons être résilients.

Comme nombre de concepts – l'indépendance, la souveraineté, l'autonomie stratégique –, la résilience est aujourd'hui sur toutes les lèvres ; elle est parfois perçue par les Français comme traumatique. Évaluer notre résilience, c'est expertiser notre préparation à répondre à des risques connus, mais également à nous adapter, à plier sans jamais rompre face à des scénarios de crise inimaginables. C'est très exactement ce qu'il s'est passé avec cette pandémie, qui a frappé tous continents au même moment.

Évaluer notre résilience, c'est aussi se préparer aux crises de toute nature : crises sanitaires et catastrophes naturelles, cyberattaques, accidents industriels, problèmes géopolitiques… C'est anticiper l'élaboration de doctrines et de protocoles de réponse qui nous permettront de faire face aux crises, en agissant sur plusieurs leviers. En termes de disponibilité d'équipements ou de produits critiques, nous devons disposer soit de stocks, soit de la capacité à fabriquer ou à nous approvisionner en produits identifiés comme critiques. Je pense, bien évidemment, aux masques sanitaires mais, plus généralement, cela peut concerner, à l'échelle nationale ou européenne, le secteur de l'énergie, les médicaments, ou encore les denrées alimentaires périssables ; autrement dit, tous les produits indispensables doivent être disponibles en quantité suffisante pour satisfaire les besoins de nos entreprises et de la population, l'objectif étant de maintenir notre activité pendant un délai raisonnable.

Il faut être en mesure de mobiliser les talents humains, les experts des services de l'État comme du secteur privé, des personnes capables d'intervenir sur les activités privées en mode dégradé, car il faut imaginer des organisations avec un nombre contraint de personnes mobilisées, des accès restreints aux sites professionnels, le recours au télétravail et aux communications numériques à distance. Cela implique de désigner à l'avance des référents en cas de crise, mais également de les former et de les préparer à affronter de tels événements.

La résilience est donc notre capacité à rester, quoiqu'il arrive, souverains et le plus indépendants possible pour protéger les Français. Elle s'apprécie face à des crises ponctuelles – ou, en tout cas, qui n'ont pas vocation à durer – mais également dans le contexte de dysfonctionnements plus durables. Que se passerait-il, par exemple, si les ressources en eau ou en matières premières critiques – nécessaires pour assurer la transition écologique et énergétique – venaient à manquer ?

Il est donc impératif de tirer les premiers enseignements de la crise sanitaire que nous traversons. Vous comprendrez que j'aborde ce point sous le prisme industriel. L'abandon de notre industrie – livrée à une concurrence internationale, dans bien des cas, déloyale – et le processus de désindustrialisation sont à l'œuvre depuis plusieurs décennies. La crise n'a fait que mettre en lumière ce phénomène, et la reconquête industrielle est d'ailleurs l'un des objectifs fixés par le Président de la République depuis le début du quinquennat. La désindustrialisation a été contrebalancée par un accès facile et bon marché à des produits autrefois fabriqués sur notre territoire et désormais importés. Cela se traduit négativement sur notre balance commerciale, mais aussi sur notre empreinte carbone, qui a augmenté de 20 % entre 2000 et 2016, période au cours de laquelle 1 million d'emplois industriels ont été détruits. Nous avons subi la double peine : plus de carbone et moins d'emplois !

La crise récente a mis en lumière la profondeur des dégâts causés par ces trente années de capitulation industrielle et le déclassement de notre outil productif. Je pense aux principes actifs des médicaments, qui sont produits à plus de 80 % hors d'Europe et, pour l'essentiel, en Chine et en Inde. La soudaineté de la crise, accentuée par la fermeture des frontières nationales, a mis en évidence la dépendance de l'industrie française à cet égard. Il en va de même des protéines que nous importons, à plus de 50 %, pour nourrir les élevages français. Par ailleurs, nous traversons actuellement une crise concernant la fourniture en semi-conducteurs. Ces derniers sont l'arbre qui cache l'immense forêt des tensions d'approvisionnement sur des productions certes à faible valeur ajoutée par rapport aux produits finaux que nous assemblons, mais indispensables à des productions aval. Les semi-conducteurs sont partout : dans nos robots ménagers, les airbags de nos voitures, les jouets de nos enfants, etc.

Sur la disponibilité de matériaux critiques et de produits de première nécessité, nous avons subi des défaillances dans la gestion des stocks. Ce fut le cas pour les masques sanitaires, dont les stocks avaient été réduits au cours des deux quinquennats précédents ; on avait considéré que ces biens à faible valeur ajoutée étaient immédiatement disponibles. Nous avons également connu des tensions sur des médicaments comme les curares ou sur des produits sanitaires comme les blouses ou les gants en nitrile. En ces domaines, l'analyse en termes de résilience n'a pas été menée.

À côté de ce constat sur nos manques et nos défaillances, la crise a contribué à révéler l'importance centrale et la solidité de notre industrie.

Elle a d'abord permis de mettre fin au mythe du fabless et d'une France sans usine. Le passé nous a prouvé que ce modèle n'était ni souhaitable, ni soutenable. Lorsque l'on sépare la recherche et le développement des usines de production, on constate, quelques dizaines d'années après avoir transféré la production, que les sites de recherche et développement finissent par suivre et à s'implanter sur le lieu de la production.

Nous sommes également revenus sur l'idée selon laquelle la France ne serait pas un pays où on pourrait produire de manière compétitive. On peut retrouver de la compétitivité à la faveur de la numérisation des lignes de production. Le blocage ne vient pas nécessairement, comme on le dit beaucoup, du coût du travail ; tout l'enjeu est de fabriquer des produits à valeur ajoutée qui nous permettent de nous distinguer et de créer un avantage compétitif. Ce n'est pas valable pour toutes les productions, mais, pour un certain nombre d'entre elles, la France est capable de le faire. Nous avons visité, avec le Président de la République, l'usine Genvia, installée sur le site de Schlumberger, près de Béziers. Le coût de la production des équipements du secteur pétrolier y est de 25 % inférieur à celui supporté par les premiers compétiteurs mondiaux, parce que toute la ligne a été pensée et robotisée en s'appuyant sur les compétences des ingénieurs, des techniciens et des ouvriers qualifiés dont nous disposons en France. Mais, pour cela, il faut s'équiper.

Le secteur industriel est l'un des seuls à avoir fonctionné quasiment à plein régime pendant la crise sanitaire, y compris pendant la période de confinement. Je tiens à souligner la mobilisation exceptionnelle des industriels, qui ont poursuivi la production en s'adaptant aux protocoles sanitaires pour assurer la protection de leurs salariés, tout en étant capables de se mobiliser pour produire en quelques jours du gel hydroalcoolique et, en quelques semaines, des masques ainsi que les écouvillons nécessaires aux tests PCR. Nous avons une base industrielle capable de faire preuve d'agilité en situation de crise et de fabriquer des produits qu'elle ne réalise pas habituellement.

Inversement, les entreprises nous disent combien elles ont été agréablement surprises par la réactivité, l'agilité et la capacité de l'État à intervenir massivement et rapidement, de manière pragmatique, pour préserver notre économie sous l'impulsion du « quoi qu'il en coûte » affirmé par le Président de la République. Les dispositifs déployés ont eu une efficacité considérable : ils ont permis de limiter au maximum le chômage et ont rendu possible le rebond de croissance que nous connaissons aujourd'hui.

Face à ces constats sur nos forces et nos faiblesses, nous devons déployer une stratégie volontariste et déterminée pour la réindustrialisation de la France, l'implantation sur notre sol d'industries nouvelles et performantes et l'anticipation des risques.

La reconstruction de l'industrie passe par une politique déterminée d'augmentation de la production industrielle sur le territoire. Avec le plan France Relance, nous avons bâti une approche stratégique de relocalisation. Nous n'avons évidemment pas une vision naïve. Il ne s'agit pas de rebâtir à l'identique une industrie qui est partie, ni de vouloir se positionner sur toutes les formes de production. Notre vision des relocalisations, qui s'appuie d'ailleurs sur une large concertation avec les fédérations, les organisations syndicales et les experts économiques, repose sur deux piliers : la maîtrise de la chaîne de fabrication de produits critiques, d'une part ; la capacité à retrouver de la compétitivité grâce à l'innovation, d'autre part. Il nous faut, par ailleurs, maîtriser nos approvisionnements en matières premières pour être le plus autonome possible dans les secteurs de production que je viens d'évoquer.

Nous avons ainsi identifié cinq secteurs critiques : l'électronique, la santé, la 5G, l'agroalimentaire et les intrants critiques. À ce jour, j'ai accompagné 624 projets de relocalisation, qui ont été rendus possibles depuis septembre 2020 grâce au plan de relance, ce qui a permis de créer ou conforter près de 77 000 emplois partout en France. Tous dispositifs confondus, une entreprise industrielle sur trois qui emploie plus de cinq ETP – équivalents temps plein – bénéficie d'un dispositif du plan France Relance, ce qui représente plus de 10 000 sociétés.

Je pense également à l'action que nous avons menée dans le domaine de l'industrie de la santé. Pendant la crise, nous avons appliqué le dispositif capacity building, qui nous a amenés à investir près d'un demi-milliard d'euros pour financer des projets de recherche et développement, ainsi que l'industrialisation de produits de santé, afin de lutter contre l'épidémie. C'est l'un des efforts qui a permis au continent européen de devenir le premier producteur mondial de vaccins contre la covid. Nous avons pris notre part dans ces lignes de production de vaccins. Entre 2005 et 2015, la part de marché mondial de la France en production de produits de santé a été divisée par deux. Dans ce contexte, le Président de la République a annoncé un investissement de 7 milliards d'euros en faveur des produits de santé dans le cadre du comité stratégique des industries de santé, ce qui représente un effort inédit. Le prix du médicament ne doit plus être la variable d'ajustement et les patients ne doivent plus attendre un an de plus que les Allemands ou les Italiens pour avoir accès à des molécules innovantes.

À plus long terme, des investissements seront menés dans le cadre du plan France 2030, dans des secteurs ou concernant des productions que nous avons choisis en étroite concertation avec des économistes, des experts de la prospective, ainsi qu'avec les entreprises et les organisations syndicales. L'objectif est de se projeter dans les nouvelles filières industrielles à bâtir en France. Nous avons tous en tête l'hydrogène décarboné, mais je pourrais également évoquer les enjeux autour de l'avion décarboné et, plus généralement, de la décarbonation de notre industrie.

Bâtir notre résilience ne consiste pas seulement à réagir pour redonner de l'élan à notre économie nationale, c'est aussi se préparer à affronter une crise en faisant preuve d'une efficacité accrue avec moins de moyens et sans dénaturer les valeurs qui fondent notre union nationale. Nous avons innové dans nos méthodes de travail pendant la crise ; il faut conserver ce qui a bien fonctionné et tirer les enseignements de ce qui a moins bien marché.

Ainsi, la création de la task force vaccins, qui associait des personnels issus des secteurs public et privé, certains d'ailleurs à titre bénévole, a permis de mener la négociation des contrats de fourniture de vaccins dès l'été 2020, mais surtout de travailler à l'industrialisation des lignes de production, en étroite interaction avec nos voisins européens, et de faire face à des difficultés d'approvisionnement en composants critiques. Cette méthode directe, agile et réactive – cette task force m'était directement rattachée – est une bonne façon de travailler en période de crise. Nous pourrions également dresser l'inventaire, secteur d'activité par secteur d'activité, de ce qui a fonctionné et de ce qui a moins bien marché. Ce serait précieux pour le collectif.

Nous avons également mobilisé et accompagné les industriels pour pallier nos difficultés dans une logique de coopération public-privé. S'agissant des masques sanitaires, nous sommes passés d'une production hebdomadaire de 3,5 millions en janvier 2020 à 100 millions en 2021. Nous avons financé onze projets pour accroître nos capacités de production en matières premières, qui constituait le point bloquant, mais nous n'avons pas financé les lignes de production elles-mêmes. Nous sommes remontés jusqu'à la matière première, qui subissait une faille de marché. Puis, nous avons passé une commande de près de 1 milliard de masques pour permettre aux entreprises qui se lançaient de se « dérisquer » sur les investissements qu'elles engageaient.

Enfin, nous devons nous inscrire dans un cadre européen car, face à la Chine et aux États-Unis, il faut jouer collectif. Cela s'est concrétisé par le lancement de l'Airbus des batteries électriques, le plan Nano2022 sur l'électronique ou la prénotification du programme sur l'hydrogène bas-carbone. Nous n'allons pas en rester là puisque, dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne, nous prévoyons d'engager une démarche du même type sur le cloud, les produits de santé et une nouvelle génération de produits en matière d'électronique et d'intelligence artificielle embarquée. Je remets à l'ordre du jour au niveau européen le sujet des matières premières critiques puisque, pour le dire de manière quelque peu caricaturale, il ne faudrait pas remplacer une dépendance au pétrole et au gaz naturel par une dépendance au lithium et au cobalt.

Nous devons également continuer de travailler à l'échelle européenne sur la question de la loyauté de la concurrence ; le mécanisme d'inclusion carbone aux frontières et le règlement sur les subventions des gouvernements étrangers à des entreprises qui pratiquent le dumping ou ont accès à nos marchés publics entrent en ligne de compte pour renforcer notre autonomie stratégique.

Enfin, il faut prévoir les grandes évolutions de nos usages et de nos productions industrielles pour anticiper les risques que nous ne connaissons pas encore. Il y a vingt ans, une coupure d'électricité, c'était des bougies dans la cuisine de votre grand-mère, puisque vous aviez du gaz naturel pour la cuisinière et du fioul pour le chauffage ; dans dix ans, en cas de coupure d'électricité, vous ne pourrez ni appeler, ni vous déplacer, si votre voiture est électrique, ni vous chauffer. Il faut comprendre que, dans le cadre de la transformation que nous menons, nous faisons apparaître de nouveaux risques qu'il faut d'ores et déjà anticiper dans notre plan de marche.

Pour conclure, bâtir la résilience de notre pays implique de faire évoluer notre rapport au risque. Le principe de précaution n'est pas, à mon sens, la meilleure façon de construire la résilience. L'inaction peut créer incidemment une dépendance. À titre d'exemple, alors qu'un site de fabrication de produits de santé est souvent classé Seveso, on est confronté à un risque d'injonction paradoxale : d'un côté, on veut plus d'usines de produits pharmaceutiques et, de l'autre, moins de sites Seveso. L'enjeu est toujours d'adopter une approche bénéfice-risque et d'anticiper les risques possibles pour nos populations.

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