Intervention de Nicolas Roussellier

Réunion du mercredi 15 décembre 2021 à 16h15
Mission d'information sur la résilience nationale

Nicolas Roussellier, chercheur au centre d'histoire de Sciences Po :

La « force de gouverner » est une métaphore pour désigner la transformation fondamentale apparue dans les années 1930 du jeu de rôles entre l'exécutif et le législatif en France. Le renforcement de l'exécutif dans les démocraties modernes est souvent évoqué sur le plan historique, comme aux États-Unis ou en Angleterre, mais ce que je veux mettre en évidence est la transformation en nature, et non l'augmentation de la force en degré, de l'exécutif.

La résilience doit lier des phénomènes attribués à l'État, aux institutions, au régime, et ceux qui surviennent au sein de la société. Une résistance nationale sera-t-elle d'autant plus efficace que le pays est doté d'institutions solides, ou dépend-elle surtout de la société ? Ce sont deux visions philosophiques différentes de la politique. Un premier courant valorise le rôle de l'État dans l'histoire, tandis que l'autre, plutôt à gauche, met l'accent sur la capacité d'autonomie de la société.

En 1914, la IIIe République est ultraparlementaire, et la société apparaît assez rurale, voire archaïque, notamment en comparaison de la société allemande ou anglaise. Pourtant, cette société est très fortement résiliente. La mobilisation a été un grand succès, alors que la société française peut à cette époque être jugée très peu encadrée par l'État. Certes, l'État régalien classique s'est doublé depuis 1880 d'un État éducateur. Il n'existe cependant pas d'État-providence ni de sécurité sociale. Une loi a tout juste été votée sur les retraites, mais elle n'est pas encore mise en place, ainsi qu'une loi instaurant l'impôt sur le revenu. La résilience est donc sociale et s'appuie sur la société elle-même. La République parlementaire présente ainsi deux aspects positifs. Il s'agit d'un régime qui produit assez fortement de la légitimité politique, tandis que la société est dotée d'un ressort important. En 1940, la société reste globalement la même. L'État-providence reste absent. Le régime est toujours la IIIe République et présente un certain nombre de déficiences. Contrairement à 1914, on assiste à un effondrement militaire ainsi que des élites et de la bourgeoisie, comme l'a analysé Marc Bloch dans L'Étrange Défaite. Quel rôle peut alors jouer l'État dans la résilience ?

Entre 1930 et 1950, une période de mutation de l'exécutif a lieu. La République du parlement correspond à la démocratie parlementaire, représentative, tandis que la République du président est la démocratie exécutive. Votre mission d'information pourra se demander quel est le meilleur système. Une démocratie qui se donne un parlement fort peut-elle mieux développer la résilience de la nation qu'une République des présidents ?

Un premier modèle français s'observe entre 1880 et 1930, période qui marque les cinquante glorieuses de la République du parlement. Ce modèle repose sur trois piliers, relevant à la fois de la Constitution et d'une éthique républicaine.

Le légicentrisme forme le premier pilier. La loi de 1905 de séparation des Églises et de l'État est par exemple un produit du travail parlementaire, pratiquement au détriment du rôle de l'exécutif. Aristide Briand était le rapporteur de la commission. La loi est forte, car elle est faite par le Parlement, doté à cette époque d'une capacité d'expertise supérieure à la machinerie de l'exécutif. L'un des éléments centraux du légicentrisme est la liberté de vote, que certains députés républicains aimaient appeler la liberté de conscience, considérant les partis comme des sectes. Il s'agissait de républicains du centre droit, ainsi que des radicaux. En 1905, la SFIO est le premier parti à exiger de ses membres la discipline de vote à la Chambre des députés, ce que Jaurès accepte et que Briand refuse. Cette capacité à créer des diagonales parlementaires, des compromis, des majorités d'idées est réellement la botte secrète de la République parlementaire. Les députés sont appelés des « magistrats législateurs » par un juriste de l'époque. Ils pèsent et soupèsent selon le bien commun.

Le deuxième pilier de la république parlementaire est une administration de gestion. Les fonctionnaires des principales administrations ministérielles, préfectorales, territoriales, jouent un rôle de simple exécution. La loi est forte, légitime. Certes, il existe des décrets, des règlements d'administration publique, qui complètent le texte, mais l'ensemble est conçu comme une exécution. Le contenu de la décision publique, le pôle de la volonté générale, c'est la loi.

Le troisième pilier de la IIIe République amène à se pencher sur l'histoire sociale. À cette époque, la société est une société d'autorité et d'autonomie. La protection sociale est pensée à travers le mutualisme. Les ouvriers, les employés et tout groupement social doivent construire par eux-mêmes une mutuelle. Il est demandé à l'État un cadre, mais ce sont bien les citoyens qui prennent en charge leur propre protection.

Ce modèle n'a pas duré en raison de la transformation du pouvoir exécutif. Après le rachat de l'hôtel Matignon en 1935 se met en place ce que les Anglais appellent une machinerie gouvernementale. Le secrétariat général à la présidence du Conseil, ancêtre du secrétariat général du Gouvernement, rassemble une équipe au départ très modeste qui ne cesse de se développer par la suite. En 1936, Léon Blum gouverne le Front populaire au travers de cette équipe à Matignon, et la manière de penser ce nouveau pouvoir n'est plus parlementaire. L'organisation de la présidence du Conseil relève d'un modèle non pas politique, mais militaire. Matignon est pensé comme un état-major. Les jeunes collaborateurs, souvent issus du Conseil d'État, doivent servir autour du président du Conseil comme au sein d'un état-major. Il s'agit d'un gouvernement par organigramme, sur le modèle d'une grande entreprise. Le modèle Matignon engendre un nouveau type de décision. En 1935, en 1936 et en 1938, il est possible, à travers l'interministériel, de produire de la décision publique sans passer par le Parlement. Ces décrets-lois nécessitent de la part du Parlement une loi d'habilitation, qui autorise ensuite la production de décrets. Il ne s'agit plus de décrets d'application. Ces décrets forment par exemple la politique économique. La première pensée comme telle est la politique de déflation menée par Laval en 1935, à laquelle succède une politique de reflation conduite par Léon Blum en 1936. Le terme d'état-major est significatif, car ces décisions se veulent directement opérationnelles. Le gouvernement par organigramme et l'obsession de l'opérationnel dans la décision publique remplacent le paradigme de la législation. Quand l'État pense pouvoir intervenir sur l'ensemble de l'économie, la loi classique n'est plus adaptée. Un nouvel instrument, le pouvoir réglementaire, est utilisé pour offrir au Gouvernement une capacité d'action beaucoup plus importante.

La démocratie exécutive de la Ve République a bien fonctionné pour deux raisons. La force de gouverner, qui à partir de 1958 se trouve à la fois à Matignon et à l'Élysée, constitue une concentration des pouvoirs tout à fait contraires à la première tradition républicaine, qui se méfiait du pouvoir personnel et avait tout fait pour empêcher un gouvernement avec un leadership fort. Cette tradition complètement nouvelle ose faire ce qui avait tant été reproché à Georges Boulanger ou à Alexandre Millerand. Elle est désormais inscrite dans la nouvelle Constitution. L'habileté est d'avoir associé à cette concentration des pouvoirs l'élection du chef de l'État au suffrage universel, promue par la tradition gaulliste comme une amélioration de la démocratie. La Ve République réussit tant que l'élection du président bénéficie d'une popularité et d'une participation fortes. Notons que la popularité de l'élection présidentielle française a beaucoup bénéficié des médias, notamment de la télévision.

Le deuxième élément de la force de la démocratie exécutive est le fait majoritaire. Le Parlement occupe une nouvelle place dans le dispositif, qui peut être jugée diminuée. Au sein de l'Assemblée nationale, la majorité doit dorénavant être l'élément qui confirme le pouvoir exécutif. C'est le fait majoritaire, issu de la discipline de vote. Cette discipline apparaissait inouïe aux contemporains des années 1960. Michel Debré était persuadé qu'il fallait doter le Gouvernement d'un arsenal, notamment composé du 49-3, car il n'avait pas anticipé la discipline de vote des individus membres de la majorité. L'arsenal peut être utilisé de manière assez modérée, mais il plane désormais une menace sur le sens même de la démocratie à la française, car elle ne repose plus sur le rôle du Parlement.

L'extension de l'assiette démocratique est l'autre grand succès de la démocratie exécutive. La démocratie se fait en dehors du Parlement. Les décisions et politiques publiques associent à l'ensemble des décisions les partenaires sociaux, dans le cadre de la démocratie sociale, et les pouvoirs locaux, dans le cadre de la décentralisation. Jusqu'à un certain moment, la Ve République fonctionne concrètement comme régime et est légitime à réclamer son titre de démocratie par ce jeu. La Ve République casse une certaine conception de la démocratie par la délibération et la législation, mais elle ouvre à l'ensemble du pays, via les forces vives, la possibilité de consulter, voire de négocier, les décisions publiques.

Deux principales limites à la démocratie exécutive à la gaullienne peuvent être identifiées.

La première est la crise de l'abstention. Si elle se confirme pour l'ensemble des élections en dehors du contexte de crise sanitaire, il faudra réellement s'inquiéter, surtout si la crise atteint l'élection du Président. Pour ma part, je ne pense pas que ce sera le cas au printemps. Cependant, selon un sondage, 63 % de 18-25 ans envisageraient de s'abstenir. Or, dans le cas d'une forte abstention aux élections présidentielles, l'autorité construite par Charles de Gaulle ne serait plus associée à la légitimité. Si l'élection ne délivre pas la légitimité, le régime se résumerait à une monarchie, un pouvoir vertical.

Le deuxième danger est la performance démocratique des politiques publiques, qui serait en baisse. Les politiques publiques qui servent à prendre les décisions dans la démocratie exécutive, sous forme de consultation, de concertation, voire de codécision, se font en parallèle d'un mouvement de décentralisation affectant la société tout entière, y compris les entreprises. Ce mécanisme suppose la participation. De nouvelles politiques publiques supposées constituer une forme de démocratisation nécessitent la présence du peuple. Or différentes études sociologiques, comme l'ouvrage Bowling alone de Robert Putnam, montrent une baisse des formes de sociabilité primaire.

La démocratie exécutive a apporté une réponse nécessaire aux défauts du parlementarisme républicain, lequel a en partie causé l'effondrement de 1940. Cependant, un nouveau défi apparaît. Aux affres du parlementarisme, des crises ministérielles, du manque de leadership, de l'instabilité ont succédé les affres des politiques publiques, qui peuvent être de plus en plus techniques sans embrayer sur le réel et l'opérationnel. En démocratie exécutive, la notion de trajectoire remplace de plus en plus celle de loi. La décision est segmentée sur plusieurs années. Plusieurs lois l'accompagnent, peut-être parce que cette trajectoire est difficile à accepter par la population, comme on le voit avec la taxe carbone. Cependant, si cette trajectoire n'a pas été adoubée par la légitimité, cela finit toujours par être remarqué.

La démocratie exécutive a beaucoup apporté en matière d'efficacité par le haut, de chaîne de commandement, de place du militaire dans les institutions, nécessaires en temps de crise. La machinerie gouvernementale en haut du système est à bien des égards remarquable. Toutefois, cette force de gouverner n'embraie plus sur le réel et la légitimité. Pendant ma thèse, j'ai étudié la richesse des débats parlementaires sous la IIIe République. Une loi, en tant que produit transpartisan, pouvait nécessiter plusieurs années avant d'être votée. L'efficacité laissait parfois à désirer, mais elle était compensée par la qualité de la délibération, les diagonales parlementaires, le compromis entre les tendances mobiles en raison de la liberté de vote. Il s'agit de la botte secrète d'une légitimité de l'action publique.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.