Mission d'information sur la résilience nationale

Réunion du mercredi 15 décembre 2021 à 16h15

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • exécutif
  • militaire
  • résilience

La réunion

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MISSION D'INFORMATION DE LA CONFÉRENCE DES PRÉSIDENTS SUR LA RÉSILIENCE NATIONALE

Mercredi 15 décembre 2021

La séance est ouverte à seize heures vingt

(Présidence de M. Alexandre Freschi, président de la mission d'information)

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La mission d'information sur la résilience nationale entre dans la dernière phase de ses travaux. Il nous a semblé important de consacrer plusieurs auditions à l'exercice du pouvoir en temps de crise grave pour la nation, au cadre juridique constitutionnel, législatif ou réglementaire prévu dans ces circonstances, ainsi qu'à une mise en perspective historique de l'évolution de ce cadre.

Monsieur Rousellier, vous avez publié en 2015 un important ouvrage, La Force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècles, qui ouvre de larges perspectives sur les caractéristiques et les mutations de l'État républicain en France depuis le début de la IIIe République. Sachant que l'objet de nos travaux est d'étudier les conditions de la continuité de la nation en cas de crise de très grande ampleur, vos éclairages nous seront particulièrement précieux.

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Nicolas Roussellier, chercheur au centre d'histoire de Sciences Po

La « force de gouverner » est une métaphore pour désigner la transformation fondamentale apparue dans les années 1930 du jeu de rôles entre l'exécutif et le législatif en France. Le renforcement de l'exécutif dans les démocraties modernes est souvent évoqué sur le plan historique, comme aux États-Unis ou en Angleterre, mais ce que je veux mettre en évidence est la transformation en nature, et non l'augmentation de la force en degré, de l'exécutif.

La résilience doit lier des phénomènes attribués à l'État, aux institutions, au régime, et ceux qui surviennent au sein de la société. Une résistance nationale sera-t-elle d'autant plus efficace que le pays est doté d'institutions solides, ou dépend-elle surtout de la société ? Ce sont deux visions philosophiques différentes de la politique. Un premier courant valorise le rôle de l'État dans l'histoire, tandis que l'autre, plutôt à gauche, met l'accent sur la capacité d'autonomie de la société.

En 1914, la IIIe République est ultraparlementaire, et la société apparaît assez rurale, voire archaïque, notamment en comparaison de la société allemande ou anglaise. Pourtant, cette société est très fortement résiliente. La mobilisation a été un grand succès, alors que la société française peut à cette époque être jugée très peu encadrée par l'État. Certes, l'État régalien classique s'est doublé depuis 1880 d'un État éducateur. Il n'existe cependant pas d'État-providence ni de sécurité sociale. Une loi a tout juste été votée sur les retraites, mais elle n'est pas encore mise en place, ainsi qu'une loi instaurant l'impôt sur le revenu. La résilience est donc sociale et s'appuie sur la société elle-même. La République parlementaire présente ainsi deux aspects positifs. Il s'agit d'un régime qui produit assez fortement de la légitimité politique, tandis que la société est dotée d'un ressort important. En 1940, la société reste globalement la même. L'État-providence reste absent. Le régime est toujours la IIIe République et présente un certain nombre de déficiences. Contrairement à 1914, on assiste à un effondrement militaire ainsi que des élites et de la bourgeoisie, comme l'a analysé Marc Bloch dans L'Étrange Défaite. Quel rôle peut alors jouer l'État dans la résilience ?

Entre 1930 et 1950, une période de mutation de l'exécutif a lieu. La République du parlement correspond à la démocratie parlementaire, représentative, tandis que la République du président est la démocratie exécutive. Votre mission d'information pourra se demander quel est le meilleur système. Une démocratie qui se donne un parlement fort peut-elle mieux développer la résilience de la nation qu'une République des présidents ?

Un premier modèle français s'observe entre 1880 et 1930, période qui marque les cinquante glorieuses de la République du parlement. Ce modèle repose sur trois piliers, relevant à la fois de la Constitution et d'une éthique républicaine.

Le légicentrisme forme le premier pilier. La loi de 1905 de séparation des Églises et de l'État est par exemple un produit du travail parlementaire, pratiquement au détriment du rôle de l'exécutif. Aristide Briand était le rapporteur de la commission. La loi est forte, car elle est faite par le Parlement, doté à cette époque d'une capacité d'expertise supérieure à la machinerie de l'exécutif. L'un des éléments centraux du légicentrisme est la liberté de vote, que certains députés républicains aimaient appeler la liberté de conscience, considérant les partis comme des sectes. Il s'agissait de républicains du centre droit, ainsi que des radicaux. En 1905, la SFIO est le premier parti à exiger de ses membres la discipline de vote à la Chambre des députés, ce que Jaurès accepte et que Briand refuse. Cette capacité à créer des diagonales parlementaires, des compromis, des majorités d'idées est réellement la botte secrète de la République parlementaire. Les députés sont appelés des « magistrats législateurs » par un juriste de l'époque. Ils pèsent et soupèsent selon le bien commun.

Le deuxième pilier de la république parlementaire est une administration de gestion. Les fonctionnaires des principales administrations ministérielles, préfectorales, territoriales, jouent un rôle de simple exécution. La loi est forte, légitime. Certes, il existe des décrets, des règlements d'administration publique, qui complètent le texte, mais l'ensemble est conçu comme une exécution. Le contenu de la décision publique, le pôle de la volonté générale, c'est la loi.

Le troisième pilier de la IIIe République amène à se pencher sur l'histoire sociale. À cette époque, la société est une société d'autorité et d'autonomie. La protection sociale est pensée à travers le mutualisme. Les ouvriers, les employés et tout groupement social doivent construire par eux-mêmes une mutuelle. Il est demandé à l'État un cadre, mais ce sont bien les citoyens qui prennent en charge leur propre protection.

Ce modèle n'a pas duré en raison de la transformation du pouvoir exécutif. Après le rachat de l'hôtel Matignon en 1935 se met en place ce que les Anglais appellent une machinerie gouvernementale. Le secrétariat général à la présidence du Conseil, ancêtre du secrétariat général du Gouvernement, rassemble une équipe au départ très modeste qui ne cesse de se développer par la suite. En 1936, Léon Blum gouverne le Front populaire au travers de cette équipe à Matignon, et la manière de penser ce nouveau pouvoir n'est plus parlementaire. L'organisation de la présidence du Conseil relève d'un modèle non pas politique, mais militaire. Matignon est pensé comme un état-major. Les jeunes collaborateurs, souvent issus du Conseil d'État, doivent servir autour du président du Conseil comme au sein d'un état-major. Il s'agit d'un gouvernement par organigramme, sur le modèle d'une grande entreprise. Le modèle Matignon engendre un nouveau type de décision. En 1935, en 1936 et en 1938, il est possible, à travers l'interministériel, de produire de la décision publique sans passer par le Parlement. Ces décrets-lois nécessitent de la part du Parlement une loi d'habilitation, qui autorise ensuite la production de décrets. Il ne s'agit plus de décrets d'application. Ces décrets forment par exemple la politique économique. La première pensée comme telle est la politique de déflation menée par Laval en 1935, à laquelle succède une politique de reflation conduite par Léon Blum en 1936. Le terme d'état-major est significatif, car ces décisions se veulent directement opérationnelles. Le gouvernement par organigramme et l'obsession de l'opérationnel dans la décision publique remplacent le paradigme de la législation. Quand l'État pense pouvoir intervenir sur l'ensemble de l'économie, la loi classique n'est plus adaptée. Un nouvel instrument, le pouvoir réglementaire, est utilisé pour offrir au Gouvernement une capacité d'action beaucoup plus importante.

La démocratie exécutive de la Ve République a bien fonctionné pour deux raisons. La force de gouverner, qui à partir de 1958 se trouve à la fois à Matignon et à l'Élysée, constitue une concentration des pouvoirs tout à fait contraires à la première tradition républicaine, qui se méfiait du pouvoir personnel et avait tout fait pour empêcher un gouvernement avec un leadership fort. Cette tradition complètement nouvelle ose faire ce qui avait tant été reproché à Georges Boulanger ou à Alexandre Millerand. Elle est désormais inscrite dans la nouvelle Constitution. L'habileté est d'avoir associé à cette concentration des pouvoirs l'élection du chef de l'État au suffrage universel, promue par la tradition gaulliste comme une amélioration de la démocratie. La Ve République réussit tant que l'élection du président bénéficie d'une popularité et d'une participation fortes. Notons que la popularité de l'élection présidentielle française a beaucoup bénéficié des médias, notamment de la télévision.

Le deuxième élément de la force de la démocratie exécutive est le fait majoritaire. Le Parlement occupe une nouvelle place dans le dispositif, qui peut être jugée diminuée. Au sein de l'Assemblée nationale, la majorité doit dorénavant être l'élément qui confirme le pouvoir exécutif. C'est le fait majoritaire, issu de la discipline de vote. Cette discipline apparaissait inouïe aux contemporains des années 1960. Michel Debré était persuadé qu'il fallait doter le Gouvernement d'un arsenal, notamment composé du 49-3, car il n'avait pas anticipé la discipline de vote des individus membres de la majorité. L'arsenal peut être utilisé de manière assez modérée, mais il plane désormais une menace sur le sens même de la démocratie à la française, car elle ne repose plus sur le rôle du Parlement.

L'extension de l'assiette démocratique est l'autre grand succès de la démocratie exécutive. La démocratie se fait en dehors du Parlement. Les décisions et politiques publiques associent à l'ensemble des décisions les partenaires sociaux, dans le cadre de la démocratie sociale, et les pouvoirs locaux, dans le cadre de la décentralisation. Jusqu'à un certain moment, la Ve République fonctionne concrètement comme régime et est légitime à réclamer son titre de démocratie par ce jeu. La Ve République casse une certaine conception de la démocratie par la délibération et la législation, mais elle ouvre à l'ensemble du pays, via les forces vives, la possibilité de consulter, voire de négocier, les décisions publiques.

Deux principales limites à la démocratie exécutive à la gaullienne peuvent être identifiées.

La première est la crise de l'abstention. Si elle se confirme pour l'ensemble des élections en dehors du contexte de crise sanitaire, il faudra réellement s'inquiéter, surtout si la crise atteint l'élection du Président. Pour ma part, je ne pense pas que ce sera le cas au printemps. Cependant, selon un sondage, 63 % de 18-25 ans envisageraient de s'abstenir. Or, dans le cas d'une forte abstention aux élections présidentielles, l'autorité construite par Charles de Gaulle ne serait plus associée à la légitimité. Si l'élection ne délivre pas la légitimité, le régime se résumerait à une monarchie, un pouvoir vertical.

Le deuxième danger est la performance démocratique des politiques publiques, qui serait en baisse. Les politiques publiques qui servent à prendre les décisions dans la démocratie exécutive, sous forme de consultation, de concertation, voire de codécision, se font en parallèle d'un mouvement de décentralisation affectant la société tout entière, y compris les entreprises. Ce mécanisme suppose la participation. De nouvelles politiques publiques supposées constituer une forme de démocratisation nécessitent la présence du peuple. Or différentes études sociologiques, comme l'ouvrage Bowling alone de Robert Putnam, montrent une baisse des formes de sociabilité primaire.

La démocratie exécutive a apporté une réponse nécessaire aux défauts du parlementarisme républicain, lequel a en partie causé l'effondrement de 1940. Cependant, un nouveau défi apparaît. Aux affres du parlementarisme, des crises ministérielles, du manque de leadership, de l'instabilité ont succédé les affres des politiques publiques, qui peuvent être de plus en plus techniques sans embrayer sur le réel et l'opérationnel. En démocratie exécutive, la notion de trajectoire remplace de plus en plus celle de loi. La décision est segmentée sur plusieurs années. Plusieurs lois l'accompagnent, peut-être parce que cette trajectoire est difficile à accepter par la population, comme on le voit avec la taxe carbone. Cependant, si cette trajectoire n'a pas été adoubée par la légitimité, cela finit toujours par être remarqué.

La démocratie exécutive a beaucoup apporté en matière d'efficacité par le haut, de chaîne de commandement, de place du militaire dans les institutions, nécessaires en temps de crise. La machinerie gouvernementale en haut du système est à bien des égards remarquable. Toutefois, cette force de gouverner n'embraie plus sur le réel et la légitimité. Pendant ma thèse, j'ai étudié la richesse des débats parlementaires sous la IIIe République. Une loi, en tant que produit transpartisan, pouvait nécessiter plusieurs années avant d'être votée. L'efficacité laissait parfois à désirer, mais elle était compensée par la qualité de la délibération, les diagonales parlementaires, le compromis entre les tendances mobiles en raison de la liberté de vote. Il s'agit de la botte secrète d'une légitimité de l'action publique.

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J'ai eu grand intérêt à lire votre livre, tant comme citoyen que comme jeune député. Lorsqu'un élu local arrive à l'Assemblée nationale, il a parfois une vision préconçue du rôle du député et est rapidement mis face à la réalité de l'articulation des pouvoirs entre l'exécutif et le législatif.

L'esprit révolutionnaire se méfiait du pouvoir personnel, d'où le nom d'« exécutif », qui désignait les exécutants, tandis que le pouvoir revenait à l'Assemblée. L'évolution sur le temps long a conduit à une reprise en main par l'exécutif, avec non seulement des pouvoirs de plus en plus forts mais également des moyens de plus en plus importants.

La résilience est un concept nouveau que n'avaient pas en tête les révolutionnaires. La France dépendait beaucoup moins des politiques publiques. Pourtant elle était sans doute bien plus résiliente en 1914 qu'elle ne l'est aujourd'hui. La défense globale et nationale est un concept ancien, qui peut montrer comment notre pays a pu évoluer dans sa capacité à faire face à des périls majeurs. Votre éclairage historique est intéressant pour réfléchir au lien entre la résilience et l'équilibre des pouvoirs. La capacité de prendre des décisions fortes rapidement est l'apanage de l'exécutif, mais l'acceptation sociale est nécessaire pour légitimer l'union de la nation vers un objectif commun. Vous nous avez décrit des évolutions du fonctionnement de la République. Comment ces évolutions se traduisent-elles dans la manière dont notre nation a fait face aux crises, de la nation en armes postrévolutionnaire au combat porté par les seuls militaires au début de la Première Guerre mondiale, et jusqu'à la reprise en main par les civils ?

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Nicolas Roussellier, chercheur au centre d'histoire de Sciences Po

En 1914, la société française est confrontée à une crise nationale. La guerre moderne totale concerne aussi l'arrière et les usines. Le ministère de la guerre convoque les industriels privés pour leur demander de convertir leurs machines. En 1916, le Gouvernement prend en charge la direction de la nation en guerre pour la première fois. Avant 1916, le modèle mettait à distance le civil et le militaire. Sous la IIIe République, l'armée avait été républicanisée dans le mode de conscription. Le service militaire avait été élargi, faisant disparaître l'exemption, afin qu'il soit mieux accepté par la population. Le rôle de l'armée vis-à-vis de la politique était également limité puisque les officiers n'avaient pas le droit de vote sous la IIIe République. Le gouvernement civil, entre 1880 et 1914, n'avait, mis à part la nomination du général en chef en Conseil des ministres, aucun moyen concret d'agir sur le militaire. Un ancêtre du conseil d'état-major des armées existait avec le maréchal Joffre, mais l'Élysée ne comportait pas de cellule militaire. Dans les premiers mois de la guerre, j'ai constaté dans les archives que le gouvernement civil était mis à l'écart de la direction de la guerre. Entre 1914 et 1916, une révolte sourde animait les soldats qui critiquaient les offensives menées, impuissantes à ouvrir une brèche dans le front ennemi. Des députés soldats faisaient l'aller-retour au Parlement et informaient leurs camarades de la situation. Les députés étaient alors très liés à leurs électeurs. À partir de 1916, grâce au comité secret, la Chambre se réunie sans compte rendu publié dans les journaux. Des séances d'interpellation permettent d'ouvrir des débats pendant parfois plusieurs séances, au terme desquels un vote de défiance pouvait être décidé. Ce vote de défiance ne visait pas tant le président du Conseil que l'état-major et le maréchal Joffre. Il s'agit de l'événement politico-militaire central de la Première Guerre mondiale. En décembre 1916, le pouvoir civil, poussé par son Parlement, ose démettre le généralissime alors qu'il bénéficie encore d'une certaine popularité dans l'opinion. Des crises du haut commandement, similaires à des crises ministérielles, surviennent. Au maréchal Joffre succèdent Georges Nivelle, Philippe Pétain et enfin Ferdinand Foch. Le pouvoir civil a pris la main sur la direction de la nation en guerre. Le secrétariat général à la présidence du Conseil apparaît en 1916. Le président du Conseil Aristide Briand réunit trois ou quatre ministres directement concernés par la guerre et témoigne d'une volonté de fonctionner sur un mode opérationnel, comme un état-major. Clemenceau accentue le modèle de l'état-major en prenant le portefeuille du ministère de la guerre, ce qui lui procure un cabinet civil et militaire, et il dirige la nation en guerre avec cette équipe.

Cet organe est abandonné après la guerre. Le gouvernement de guerre est démantelé tout comme les consortiums et les organismes publics privés de ravitaillements ou d'armement. La crise de 1929 fait reparaître cette nécessité d'un gouvernement de guerre. Dans ses écrits personnels, Pierre-Etienne Flandin note en 1935 : « Je vais faire un état-major à Matignon. » C'est également ce que fait Charles de Gaulle à Londres. L'expérience de la France libre est purement politico-militaire.

Ma conclusion est donc à l'opposé de la critique des conseils de défense et de la monarchie présidentielle. Il me paraît normal qu'une organisation au cœur de la démocratie ait pris en compte la nécessité d'un gouvernement moderne, qui peut en un sens aller à l'encontre de l'idéal démocratique, pour gérer efficacement les crises.

J'ai montré l'évolution de la force du Parlement vers la force de gouverner. Mon livre est politique. Il lui manque sans doute un volet social, de terrain. Après la crise des Gilets jaunes, je me suis intéressé à des crises de politiques publiques. La Ve République a résolu le problème de la méfiance envers les militaires. L'idée selon laquelle les militaires risquaient d'abuser d'un trop grand pouvoir qui leur serait confié a été largement surmontée dans la démocratie moderne. Le problème de la légitimité demeure cependant.

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Vous avez rappelé qu'en 1914, l'État n'avait pas une grande emprise sur le quotidien des citoyens. En revanche, il existait une culture de guerre façonnée depuis des années ainsi qu'une culture patriotique. Le conditionnement de la société a permis un grand sursaut républicain. En 1940, le choix qui se présente aux Français est entre l'État français et la France libre. Peut-il y avoir dans ce cas une forme de résilience ?

Aujourd'hui, l'État est partout. Jamais la France n'a connu un État si présent dans la vie des citoyens. Vous le suggérez en creux lorsque vous parlez de défiance et d'abstention. Quel sursaut pourrait survenir en cas de crise majeure, notamment démocratique ?

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Nicolas Roussellier, chercheur au centre d'histoire de Sciences Po

Concernant la période de Seconde Guerre mondiale, l'historiographie a largement réévalué la place de tous ceux qui ne sont pas résistants affiliés à la Résistance, mais dont les microactes pourraient correspondre au concept de résilience. Sans minimiser l'existence d'une partie vichyste de la population, l'historiographie souligne la capacité de résilience de cercles concentriques plus larges à partir du noyau dur des résistants.

Aujourd'hui, l'État offre tous les éléments de recours et de protection à la population. Les individus ou les groupes sociaux primaires ont-ils encore un ressort par eux-mêmes ? Les exemples historiques manquent, sauf les leçons positives qui pourraient être tirées des phénomènes d'entraide durant la période covid. Le taux de vaccination peut aussi être vu comme positif. L'État offre des centres de vaccination et les vaccins sont gratuits. Cependant, ces éléments ne suffisent pas à expliquer le bon taux de vaccination dans le pays. La France a montré une certaine discipline dans la crise du covid. Il est difficile d'évaluer ce qui relève du mérite de l'État et du ressort social dans cette discipline. Des aspects positifs peuvent sans doute s'observer des deux côtés.

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Quelles observations vous inspire la mise en place du conseil de défense sanitaire dans le cadre de la lutte contre le covid ? Cette instance, qui répond à un moment exceptionnel, ne suit-elle pas le même schéma que ce qui a été établi lors de graves crises ? Ce parallèle vous semble-t-il juste ?

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Nicolas Roussellier, chercheur au centre d'histoire de Sciences Po

Plus qu'un parallèle, une généalogie peut être proposée en remontant au début du XXe siècle. Le conseil supérieur de la défense nationale est une sorte d'ancêtre du conseil de défense et de sécurité et correspond à la réintégration progressive d'une dimension militaire dans le politique. Petit à petit, le gouvernement civil considère qu'il est de son devoir de se doter d'instruments pour agir efficacement et rapidement. C'est le principe de l'action menée par un état-major de type opérationnel, qui diffère largement de la législation. Il est naïf de s'indigner contre ce conseil de défense. Une structure rapide, stratège et secrète au moment de ses délibérations est nécessaire. La question ne porte pas tant sur la qualité des décisions prises par ce système d'état-major civil, autant que le virus nous le permet, que sur la manière de convaincre les Français quant aux dispositifs de vaccination et de passe sanitaire. Il me semble que l'historien du futur jugera que la performance autant sociale que politique dans la crise du covid a été bonne. J'ajouterai que les très graves déficiences du début auraient pu créer une défiance beaucoup plus large des Français. La gravité de ces déficiences initiales est un symptôme de la crise des politiques publiques. Cela a été surmonté. C'est une résilience.

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Vous avez montré comment, au fil des siècles, la République avait fait face à des situations d'urgence. Après avoir abordé la décision dans le temps court, j'aimerais revenir sur le temps long. La résilience est la capacité de penser l'évolution du monde, car, en tant que décideurs politiques, il nous revient d'estimer le niveau d'investissement dans l'assurance vie de la nation, dans les dépenses militaires ou les stocks de masques par exemple. Je m'interroge sur notre capacité à gérer le temps long. La crise peut survenir brusquement et notre effort à construire des réponses collectives est très long, tant pour la formation des professionnels que pour l'acculturation des citoyens. Quel est le bon équilibre des pouvoirs entre le Parlement et l'exécutif pour gérer ce temps long, sachant que le Parlement a montré depuis la Seconde Guerre mondiale qu'il était en mesure de gérer de tels sujets ?

Comment voyez-vous le rôle de l'appareil d'État, des fonctionnaires, des militaires ? Le poids de l'État est très profond dans la décision aujourd'hui, tout comme celui des administrations centrales dans la manière de produire de la décision publique par les règlements et les lois. Quel regard historique portez-vous sur l'État profond et sa capacité à voir loin ? Le nucléaire militaire est un exemple de grande continuité depuis Charles de Gaulle, car certains restent présents malgré les alternances au pouvoir.

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Nicolas Roussellier, chercheur au centre d'histoire de Sciences Po

Depuis la Première République, la politique n'a pas été pensée comme une préparation du temps long. La pensée des Lumières, puis la pensée révolutionnaire et républicaine, se projettent dans la construction d'une législation, de codes, qui installent le plus vite possible et pour toujours une République et une politique idéales. Ce sont les guerres du XXe siècle qui ont contraint les démocraties à penser le temps long. La planification n'est pas une idée d'économistes, elle est liée au retour du militaire dans le politique. Ce sont les Prussiens qui ont inventé l'état-major en temps de paix pour élaborer des plans.

Comme vous le soulignez, la confrontation n'oppose pas seulement l'exécutif et le législatif. Ce jeu inclut trois, voire quatre acteurs. Les ministres, avec leur premier cercle qui est le cabinet, ont une nature et un rôle qui diffèrent de ceux des administrations. Ils devraient pouvoir porter un regard critique sur ce que l'appareil d'État leur transmet. Pour le faire, ils devraient s'appuyer davantage sur la force parlementaire qu'ils ne le font aujourd'hui. C'est ce que j'ai pu constater dans mon travail sur les archives, notamment en lisant les mémoires des Premiers ministres. Cette force parlementaire ne peut redevenir ce qu'elle était autrefois. Il revient pourtant au Parlement de réinventer cette capacité d'expertise, d'explication, de traduction et de vulgarisation auprès du public. Des propositions ont été émises pour réinventer cette force parlementaire, notamment par Mme Yaël Braun-Pivet. Ces propositions doivent être assez fortes. L'instauration d'une majorité qualifiée, obligeant par exemple les parlementaires à retrouver des majorités d'idées, pourrait être suggérée. Une articulation est nécessaire pour éviter que le Parlement ne soit doublé par des conventions citoyennes qui ne débouchent pas sur l'exécutif. Les conventions citoyennes amènent des personnes tirées au sort à réfléchir hors sol, sans se poser la question de l'exécution de leurs propositions. Elles vont à rebours du politique au sens de Machiavel. Il ne faut pas aller dans ce sens. Les élus peuvent, par le Parlement, bénéficier de cette capacité de contre-expertise. Le manque de moyens, notamment humains, dans le Parlement français est souvent avancé, en comparaison de l'Allemagne ou des États-Unis. C'est une piste de réflexion. Des propositions pour transformer l'une des deux chambres en assemblée du temps long ont été formulées. Il serait cependant dommage de s'en tenir à une seule des deux assemblées. Je plaide pour que le Parlement tire son épingle du jeu. Dans la période actuelle, des remises en cause considérables ont lieu. La crise des partis ou la situation de la gauche représentent d'immenses sujets de réflexion.

Je vois l'exécutif très actif sous la présidence Macron. Le grand débat et la convention citoyenne en sont des exemples. Le Parlement n'a pas suffisamment tiré profit de cette guerre de mouvement qui a succédé à une guerre de tranchées. Le Parlement a pourtant beaucoup d'atouts, car il représente une forme de magistrature.

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Vous avez évoqué le sujet de la communication. Dans les années 1960, John Fitzgerald Kennedy a été le premier candidat à s'appuyer sur la télévision. Aujourd'hui, le monde politique est sans cesse exposé. Cette surcommunication rappelle la société du spectacle de Guy Debord. Le politique est partout, y compris dans des émissions de divertissement. Ce phénomène n'affaiblit-il pas le rôle du politique en général ? Ne contribue-t-il pas à délégitimer les élus dans leurs responsabilités ? Dans la IIIe République, la figure des parlementaires est consacrée. Cependant, ils apparaissent très peu sur le plan public. Ils ont une certaine présence dans les journaux, mais pas dans le quotidien permanent. Cette présence actuelle ne contribue-t-elle pas à désorganiser la capacité de résilience de la population, dans un contexte de crise de l'ordre démocratique ?

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Nicolas Roussellier, chercheur au centre d'histoire de Sciences Po

Vous voulez associer la résilience à la capacité de maintenir le prestige des institutions, des élus, du Président de la République…

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J'y ajouterai les maires, qui subissent de plus en plus d'agressions.

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Nicolas Roussellier, chercheur au centre d'histoire de Sciences Po

La transformation de l'exécutif est parallèle à la transformation des mass media. Le premier président du Conseil qui a voulu utiliser la radio est André Tardieu, en 1932. Il lui a été objecté qu'il s'agissait de la première marche vers la dictature. Sous la IVe République, la radio a été utilisée par les présidents du Conseil. La Ve République s'est quant à elle appuyée sur la télévision. Au XXIe siècle, la démocratie connaît une forme de laïcisation que les religions à Église, institutionnelles, ont expérimentée aux XIXe et XXe siècles. Cette perte de prestige suit la logique profonde de la démocratie d'être à la portée du peuple ; et ce peuple mouvementé s'exprime ! Le prestige dont pouvait jouir le maire ou le préfet sous la IIIe République relève moins de la tradition strictement démocratique. Autrefois, le maire n'était pas élu, il constituait un maillon de l'administration napoléonienne. Le prestige est un héritage de l'administration pensée comme détachée et séparée de l'élection. La Révolution française avait voulu installer l'élection à tous les étages, y compris pour les fonctionnaires et l'armée. La reconstruction napoléonienne a pensé la fonction publique comme une armée civile et l'a complètement séparée de l'élection. Le prestige en France est attaché à cet héritage. Faut-il le conserver ? Je pense que la logique de la démocratisation doit aller jusqu'à son terme. Je n'irais donc pas réellement dans votre sens. Je ne crois pas qu'il soit possible de sauver la capacité de résilience d'un régime par la restauration du prestige.

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Je ne le souhaite pas et ne parlais pas d'une mise à distance. Nous sommes tous animés par la volonté d'être au plus près du peuple. Ma question portait sur les médias. Le fait d'être sous le feu des projecteurs contraint à suivre des injonctions en travaillant sur l'immédiat davantage que sur le temps long. Il s'agit moins d'une question de prestige que de rendre compte de chaque fait et geste. Ne pas répondre au jour le jour amène à être déconsidéré. La crise des hôpitaux en est un bon exemple. Il faut dix à quinze ans pour former des médecins, or il faut répondre à cette crise dans l'immédiat. Le détachement de la population n'est-il pas lié à un manque de capacité de répondre dans l'immédiat aux personnes qui nous interpellent ? Ce phénomène ne délégitime-t-il pas l'action du système politique en général ?

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Nicolas Roussellier, chercheur au centre d'histoire de Sciences Po

Il me semble qu'une communication qui explique la différence des temporalités, par exemple sur la crise de l'hôpital, est efficace dans l'opinion publique. Il ne faut pas accorder trop d'importance à la dimension spectaculaire de la communication par tweets, où tout ce qui est modéré apparaît insignifiant. Je ne suis pas sûr que la population en soit réellement touchée. Le citoyen reçoit sans cesse des informations. Le discours de vérité, de raison, a toujours sa place. Il correspond à ce qu'entendent la plupart des citoyens dans leur univers professionnel. Il ne faut pas désespérer de cela. Je vois la source profonde de la crise dans l'écrasement par la démocratie exécutive de la capacité de législation. La crise de résultats dans l'enseignement, à laquelle la Cour des comptes a récemment consacré un rapport, est un sujet de longue date. Je pense que l'histoire pourra juger de manière sévère l'incapacité du Parlement à se saisir de cette question.

Plutôt que de proposer des politiques publiques qui segmentent la décision, il faut accepter qu'une grande loi nécessite quatre ou cinq de travail. La loi du régime des retraites en Suède a mis cinq ans à être co-construite par les démocrates et les conservateurs. La solennité et la force d'une grande loi, d'une grande législation, manquent à notre système actuel. La démocratie exécutive de la Ve République est pratiquement victime de son succès. Sa capacité opérationnelle en temps de crise marche plutôt bien. Le Parlement, étant par un de ses aspects le moyen de conforter le pouvoir exécutif, vote rapidement les décisions, ce qui évite de revenir au chaos du parlementarisme, mais rien ne l'empêche de se saisir de sa grande fonction de législation. L'opinion et le Président doivent accepter que le Parlement puisse mettre plusieurs années à décider d'une loi.

La séance est levée à dix-sept heures cinquante.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur la résilience nationale

Présents. - M. Alexandre Freschi, M. Thomas Gassilloud, M. Jérôme Lambert