Intervention de Michel Goya

Réunion du vendredi 17 décembre 2021 à 10h00
Mission d'information sur la résilience nationale

Michel Goya, historien :

Je suis à la fois militaire et historien. J'ai participé à une organisation conçue depuis des siècles pour faire face à des événements violents et particulièrement forts. J'ai vécu dans la ville de Sarajevo assiégée, et je peux ainsi vous donner un exemple concret de résilience de la population. Je décrirai aussi la manière dont les armées modernes appréhendent le phénomène de la guerre.

Comment les armées font-elles face aux exigences de la guerre future ? L'action militaire est très alternative entre guerre et paix, entre guerre et préparation à la guerre. La première difficulté que pose cette situation est que, comme le disait Henri Poincaré, la guerre est une expérience dont l'expérience ne peut se faire. Il est impossible de faire l'expérience du combat dans le temps de paix. Il est possible de s'en approcher et de le simuler mais, la mort étant exclue de l'équation, le résultat est faussé. Ce constat est valable pour la prévention de tous les phénomènes importants, et singulièrement les catastrophes.

Une deuxième difficulté, assez propre à l'époque moderne, est l'apparition du changement. Ce phénomène est apparu avec les révolutions et s'est accéléré autour de 1830. Le sociologue américain Alvin Toffler parlait de choc du futur : nos enfants auront une vie différente de la nôtre ; à cette époque, c'était révolutionnaire. Les militaires doivent par conséquent s'adapter en permanence à ce changement de tous types, sur les plans démographique, politique ou technique et technologique.

La troisième difficulté est que toutes les projections que nous faisons viennent se briser sur différents facteurs soit peu visibles, soit visibles mais dont les interactions sont trop complexes pour être appréhendées. Or ceux-ci sont à l'origine de changements politiques, de changements de rapports entre les nations, et aboutissent à des conflits ou des rapports de force qui n'avaient pas été anticipés.

Après la période des guerres de la Révolution et de l'Empire, en 1815, les États européens entrent dans une période de paix et de sécurité collective entre les nations. La guerre survient à la périphérie. Fernand Braudel montre qu'il existe une arène entre les puissances et leur périphérie. Les nations se concentrent sur leurs problèmes internes et commencent à mener des expéditions à l'extérieur. Les nations européennes ne se font pas la guerre. À la fin des années 1840, la tendance s'inverse et un jeu de puissances s'observe à nouveau dans l'arène. Entre 1853 et 1871, la France mène trois guerres, contre la Russie, l'Autriche et l'Allemagne. Après 1871 s'installe à nouveau une grande période de paix en Europe, et de grandes expéditions coloniales. Au XXe siècle, un mouvement inverse se dessine, avec la fin des expéditions coloniales et la conflagration de la Première Guerre mondiale.

Dans les années 1950, l'économiste Gaston Imbert avait montré la corrélation entre les phénomènes économiques et les guerres. Il expliquait les guerres par des politiques économiques à peu près communes. Lorsque les États étaient en difficulté, ils avaient tendance à réduire leurs ressources et par conséquent les moyens militaires. Cette situation aboutissait à une réduction des ambitions sur le continent européen et à une réduction des conflits, mais à une montée des grandes expéditions internationales ou des missions de sécurité intérieure. Ainsi, les situations de crise économique sont plutôt défavorables aux guerres entre États, mais elles sont plus propices aux conflits intérieurs et aux conflits périphériques.

Juste avant la Première Guerre mondiale, la Prusse était la nation qui avait le mieux appréhendé ce nouveau phénomène. Il s'agissait d'une puissance assez mineure parmi les puissances européennes, et qui avait eu, pendant très longtemps, la particularité de ne pas faire la guerre. Cette situation a constitué une incitation à inventer de nouvelles pratiques.

Le premier principe développé est celui de la montée en puissance. Au lieu de structures permanentes, qui sont de taille réduite en Prusse, cette nation organise un système de mobilisation des forces. Il s'agissait d'une des grandes innovations de la Révolution française, qui avait opéré un changement de regard sur les populations en montrant que les membres du peuple pouvaient se battre avec honneur et courage, qualités qui semblaient jusque-là réservées à la noblesse. La France avait ainsi pu lever des armées colossales à cette époque. La Prusse conserve ce principe : en cas de problème, il faut être capable de faire appel très rapidement à des stocks de ressources humaines, qu'il faut équiper et armer.

Le deuxième principe est qu'il faut organiser et actualiser ces ressources en temps de paix. L'élément fondamental est la création d'un état-major, une structure permanente chargée d'anticiper, de préparer cette montée en puissance et de conduire des opérations. Le grand état-major est la première technostructure moderne. Ce modèle est adopté dans le monde entier, avec un premier bureau chargé de la ressource humaine et du suivi des stocks de ressource humaine et de la mobilisation notamment, un deuxième bureau qui observe les menaces en temps de paix, et un troisième bureau chargé de conduire les opérations de guerre, mais surtout de les préparer en temps de paix, de manière scientifique. Pour ce faire, il recourt à la simulation en créant une sorte de guerre virtuelle grâce à des cartes ou à des exercices sur le terrain. La réflexion est nourrie par le retour d'expérience et l'histoire. Une doctrine, réactualisée en permanence, en résulte. En France, cette doctrine est réactualisée tous les douze ans. Cette bureaucratisation, au sens de Weber, permet à l'armée de s'adapter.

Cependant, lors de la Première Guerre mondiale, un décalage très important a été observé entre les anticipations et la réalité des combats, en raison notamment de l'accélération des changements au tournant du siècle, qui constituait une période d'évolutions techniques considérables. La profusion d'innovations dépassait les capacités d'assimilation de l'armée. En outre, les militaires ne regardaient pas assez la nation. L'armée restait en effet focalisée sur ses ennemis ; or les ressources viennent de la nation. Il faut observer la situation de la nation, ses évolutions démographiques, ses innovations techniques. Des officiers particuliers doivent se poser ces questions et s'imprégner des mutations du monde civil. Le choc que toutes les armées connaissent au début de la Première Guerre mondiale vient en grande partie de ce décalage entre les évolutions trop rapides de la société et la capacité d'absorption des armées.

Tout cela change durant la Première Guerre mondiale, qui représente une épreuve considérable, notamment pour l'armée française qui subit d'importantes défaites initiales et des pertes colossales, mais parvient cependant à résister et même à rebondir. C'est ce que Nassim Nicholas Taleb appelle l'« antifragilité ». L'armée française pendant la Première Guerre mondiale est un bon exemple d'adaptation, de réadaptation et de transformation d'une organisation face à une épreuve, grâce à plusieurs qualités.

La première est la connexion avec le monde civil. Un très grand nombre de réservistes sont entrés dans les armées, avec des compétences particulières. Par exemple, c'est par un agriculteur qu'un engin chenillé a été employé, la première fois, dans l'armée française. Inversement, dans certaines branches comme l'artillerie ou le génie, des officiers, notamment issus de l'École polytechnique, ont des liens avec le monde industriel. Le futur général Estienne, pionnier de l'aviation puis concepteur d'un char, en est un exemple.

La deuxième qualité est la circulation des idées à l'intérieur de l'armée. Une autoanalyse permanente se fait de manière verticale et se double d'une circulation horizontale. Cette montée d'information s'accompagne de beaucoup de propositions. J'avais montré que la victoire de la Marne était aussi due à cette circulation très importante des informations au sein de l'armée française.

Le troisième élément est l'appui sur les ressources disponibles. Le stock d'idées et d'expérimentations menées avant-guerre est remobilisé et se diffuse très rapidement. Il y a peu d'inventions techniques pendant la Première Guerre mondiale, hormis les chars. Tout le reste consiste en des prototypes d'avant-guerre. Il n'y a pas une pièce d'artillerie française qui ait été inventée pendant la guerre.

La quatrième qualité est que les débats internes sont tolérés dans l'armée, parmi les généraux comme en politique. Alors qu'en temps de paix, la doctrine est changée tous les douze ans, elle est réactualisée tous les ans en période de guerre.

La logique de Gaston Imbert, qui établissait un lien entre la croissance économique et la guerre, ne s'applique plus à partir des années 1930. Selon cette logique, la Seconde Guerre mondiale aurait dû survenir dans les années 1950. Un changement de paradigme intervient avec l'apparition de régimes totalitaires et les modifications des politiques économiques. Dans les années 1930, la relance économique passe notamment par les dépenses militaires : c'est ce que font l'Allemagne nazie, l'Union soviétique et les États-Unis. L'une des causes profondes du désastre français de 1940 est ce décalage entre les Français et Britanniques, qui suivent encore une logique de réduction des moyens militaires, et ces nations. En 1933, au moment où Hitler arrive au pouvoir, le gouvernement français doit faire face à une grave crise économique et commence par réduire les moyens militaires, en supprimant des dizaines de milliers de postes militaires et en limitant les budgets. Cette donnée perturbe le modèle. Pendant les Trente Glorieuses, l'arme nucléaire représente un nouveau blocage à un potentiel conflit. Le jeu devient plus complexe.

En tout cas, il existe bien deux temps stratégiques. Selon Nassim Nicholas Taleb, le premier est le temps normal, où les relations sont à peu près connues, prévisibles. Puis surviennent des moments de rupture. Tous les dix à vingt-cinq ans, des changements stratégiques profonds adviennent, qui donnent naissance à une nouvelle période normale. L'anticipation stratégique se doit de faire face à ces deux temps très particuliers. Bertrand Russell utilisait la métaphore suivante : imaginons une dinde dans une basse-cour, qui mène une analyse stratégique et finit par conclure que l'homme est sur terre pour nourrir les dindes. À Noël, elle doit faire une révision stratégique extrêmement rapide car, ce jour-là, la situation change. De même, il nous faut garder à l'esprit qu'une rupture arrivera mécaniquement un jour et qu'il faut l'anticiper. Il sera très difficile d'en prévoir la forme, surtout avec des instruments militaires de plus en plus rigides. Il est très complexe de prévoir dans quel contexte seront employés les équipements actuels dans soixante ans. L'avion Rafale était conçu pour combattre des avions soviétiques au-dessus de l'Allemagne : comment sera-t-il utilisé en 2050 ?

Au début des années 1960, le nouveau contexte postcolonial et l'apparition des missiles intercontinentaux à tête thermonucléaire, possédés notamment par l'Union soviétique, reconstituent un nouveau modèle de force fondé sur deux piliers. La première est la dissuasion et la deuxième, l'intervention à l'étranger avec une petite force professionnelle. La force de frappe nucléaire constitue l'exemple d'une structure conçue pour être résiliente. Elle repose sur la redondance : nous disposons de plus de moyens qu'il n'en faut pour être capable de résister à une première frappe nucléaire. Elle se caractérise aussi par sa diversité. Il est difficile de concevoir une structure plus résiliente que notre force de frappe nucléaire.

La dissuasion a finalement bien fonctionné. En revanche, des anomalies ont été rencontrées lors d'un certain nombre d'interventions. La première est la contre-insurrection au Tchad en 1969-1972. La deuxième est la contestation sous le seuil de la guerre ouverte, qui correspond aux cas de la Libye ou de l'opération contre l'Iran dans les années 1980. Cependant, le modèle ne s'effondre qu'avec la crise des années 1990.

Notons que ces ruptures ne sont pas toujours négatives. La fin de l'Union soviétique s'est déroulée de manière relativement pacifique. Pourtant, cette situation n'avait pas été anticipée. La guerre du Golfe représente une anomalie. Il avait été prévu d'envoyer beaucoup de forces aux frontières et des petites forces professionnelles à l'étranger. Or, il a fallu envoyer des forces en soutien à l'Irak. Pour résoudre cette anomalie, il aurait fallu envoyer des appelés, ce qui a été refusé, ou anticiper, en ayant par exemple des réserves professionnelles.

Dans cette nouvelle configuration, nous avons assisté à un grand désarmement de la France. Il est très difficile d'avoir un effort militaire en pourcentage du PIB qui dépasse le taux de croissance en pourcentage de ce même PIB. Dans une situation de difficultés économiques et d'absence de menace majeure, une forme de débrayage s'est produite. L'effort de défense a été divisé par deux en pourcentage du PIB en vingt ans, alors que, dans le même temps, des programmes industriels, dont chacun coûte entre deux et quatre fois le prix de la génération précédente, ont été conservés. Les réserves ont été quasiment supprimées. Alors que nous comptions 450 000 réservistes en 1990, ils sont environ 33 000 actuellement. Les effectifs ont aussi été réduits : en 2015, il y avait moins de soldats professionnels qu'avant la professionnalisation. La disponibilité des équipements de défense est également moindre. En 1990, 140 régiments de combat de l'armée de terre pouvaient être mobilisés. Actuellement, il ne serait possible de mobiliser que 15 groupements tactiques interarmes au maximum. Il existait trois régiments médicaux. Lors de l'opération Résilience, il est apparu qu'il n'y en avait plus qu'un seul, et sous forme réduite. Ainsi, notre armée, qui est excellente par de nombreux aspects, est devenue très vulnérable. Elle est moins bien administrée qu'au début de ma carrière. Le logiciel Louvois en est un exemple. Il a été adopté alors que tous les moyens qui permettaient de faire face à un problème avaient été supprimés, selon une logique de fonctionnement en flux tendu. Ces économies à court terme finissent par nous fragiliser.

Depuis 2008, la France est entrée dans un nouveau cycle. Depuis treize ans, elle est engagée dans une guerre continue contre des organisations armées. Un nouveau jeu de puissances s'est configuré. En outre, les armées peuvent aussi être engagées dans des opérations de sécurité civile. En conclusion, notre armée, si elle se distingue par sa souplesse, n'a probablement jamais été aussi vulnérable à la surprise.

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