Mission d'information sur la résilience nationale

Réunion du vendredi 17 décembre 2021 à 10h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • militaire
  • mondiale
  • résilience

La réunion

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MISSION D'INFORMATION DE LA CONFÉRENCE DES PRÉSIDENTS SUR LA RÉSILIENCE NATIONALE

Vendredi 17 décembre 2021

La séance est ouverte à dix heures

(Présidence de M. Thomas Gassilloud, rapporteur de la mission d'information)

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Nous avons le plaisir d'accueillir le colonel Michel Goya, historien.

Mon colonel, vous êtes l'auteur d'ouvrages de référence sur l'invention de la guerre moderne, dans lesquels vous analysez les guerres contemporaines et post-modernes avec une mise en perspective historique propre à éclairer tout à la fois le monde combattant, les autorités civiles et les élus de la nation. C'est pourquoi nous avons souhaité vous entendre sur la notion de résilience. Cette notion est apparue récemment dans le champ de la réflexion stratégique, mais elle peut nous aider à déchiffrer et comparer les conflits passés, présents et futurs.

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Michel Goya, historien

Je suis à la fois militaire et historien. J'ai participé à une organisation conçue depuis des siècles pour faire face à des événements violents et particulièrement forts. J'ai vécu dans la ville de Sarajevo assiégée, et je peux ainsi vous donner un exemple concret de résilience de la population. Je décrirai aussi la manière dont les armées modernes appréhendent le phénomène de la guerre.

Comment les armées font-elles face aux exigences de la guerre future ? L'action militaire est très alternative entre guerre et paix, entre guerre et préparation à la guerre. La première difficulté que pose cette situation est que, comme le disait Henri Poincaré, la guerre est une expérience dont l'expérience ne peut se faire. Il est impossible de faire l'expérience du combat dans le temps de paix. Il est possible de s'en approcher et de le simuler mais, la mort étant exclue de l'équation, le résultat est faussé. Ce constat est valable pour la prévention de tous les phénomènes importants, et singulièrement les catastrophes.

Une deuxième difficulté, assez propre à l'époque moderne, est l'apparition du changement. Ce phénomène est apparu avec les révolutions et s'est accéléré autour de 1830. Le sociologue américain Alvin Toffler parlait de choc du futur : nos enfants auront une vie différente de la nôtre ; à cette époque, c'était révolutionnaire. Les militaires doivent par conséquent s'adapter en permanence à ce changement de tous types, sur les plans démographique, politique ou technique et technologique.

La troisième difficulté est que toutes les projections que nous faisons viennent se briser sur différents facteurs soit peu visibles, soit visibles mais dont les interactions sont trop complexes pour être appréhendées. Or ceux-ci sont à l'origine de changements politiques, de changements de rapports entre les nations, et aboutissent à des conflits ou des rapports de force qui n'avaient pas été anticipés.

Après la période des guerres de la Révolution et de l'Empire, en 1815, les États européens entrent dans une période de paix et de sécurité collective entre les nations. La guerre survient à la périphérie. Fernand Braudel montre qu'il existe une arène entre les puissances et leur périphérie. Les nations se concentrent sur leurs problèmes internes et commencent à mener des expéditions à l'extérieur. Les nations européennes ne se font pas la guerre. À la fin des années 1840, la tendance s'inverse et un jeu de puissances s'observe à nouveau dans l'arène. Entre 1853 et 1871, la France mène trois guerres, contre la Russie, l'Autriche et l'Allemagne. Après 1871 s'installe à nouveau une grande période de paix en Europe, et de grandes expéditions coloniales. Au XXe siècle, un mouvement inverse se dessine, avec la fin des expéditions coloniales et la conflagration de la Première Guerre mondiale.

Dans les années 1950, l'économiste Gaston Imbert avait montré la corrélation entre les phénomènes économiques et les guerres. Il expliquait les guerres par des politiques économiques à peu près communes. Lorsque les États étaient en difficulté, ils avaient tendance à réduire leurs ressources et par conséquent les moyens militaires. Cette situation aboutissait à une réduction des ambitions sur le continent européen et à une réduction des conflits, mais à une montée des grandes expéditions internationales ou des missions de sécurité intérieure. Ainsi, les situations de crise économique sont plutôt défavorables aux guerres entre États, mais elles sont plus propices aux conflits intérieurs et aux conflits périphériques.

Juste avant la Première Guerre mondiale, la Prusse était la nation qui avait le mieux appréhendé ce nouveau phénomène. Il s'agissait d'une puissance assez mineure parmi les puissances européennes, et qui avait eu, pendant très longtemps, la particularité de ne pas faire la guerre. Cette situation a constitué une incitation à inventer de nouvelles pratiques.

Le premier principe développé est celui de la montée en puissance. Au lieu de structures permanentes, qui sont de taille réduite en Prusse, cette nation organise un système de mobilisation des forces. Il s'agissait d'une des grandes innovations de la Révolution française, qui avait opéré un changement de regard sur les populations en montrant que les membres du peuple pouvaient se battre avec honneur et courage, qualités qui semblaient jusque-là réservées à la noblesse. La France avait ainsi pu lever des armées colossales à cette époque. La Prusse conserve ce principe : en cas de problème, il faut être capable de faire appel très rapidement à des stocks de ressources humaines, qu'il faut équiper et armer.

Le deuxième principe est qu'il faut organiser et actualiser ces ressources en temps de paix. L'élément fondamental est la création d'un état-major, une structure permanente chargée d'anticiper, de préparer cette montée en puissance et de conduire des opérations. Le grand état-major est la première technostructure moderne. Ce modèle est adopté dans le monde entier, avec un premier bureau chargé de la ressource humaine et du suivi des stocks de ressource humaine et de la mobilisation notamment, un deuxième bureau qui observe les menaces en temps de paix, et un troisième bureau chargé de conduire les opérations de guerre, mais surtout de les préparer en temps de paix, de manière scientifique. Pour ce faire, il recourt à la simulation en créant une sorte de guerre virtuelle grâce à des cartes ou à des exercices sur le terrain. La réflexion est nourrie par le retour d'expérience et l'histoire. Une doctrine, réactualisée en permanence, en résulte. En France, cette doctrine est réactualisée tous les douze ans. Cette bureaucratisation, au sens de Weber, permet à l'armée de s'adapter.

Cependant, lors de la Première Guerre mondiale, un décalage très important a été observé entre les anticipations et la réalité des combats, en raison notamment de l'accélération des changements au tournant du siècle, qui constituait une période d'évolutions techniques considérables. La profusion d'innovations dépassait les capacités d'assimilation de l'armée. En outre, les militaires ne regardaient pas assez la nation. L'armée restait en effet focalisée sur ses ennemis ; or les ressources viennent de la nation. Il faut observer la situation de la nation, ses évolutions démographiques, ses innovations techniques. Des officiers particuliers doivent se poser ces questions et s'imprégner des mutations du monde civil. Le choc que toutes les armées connaissent au début de la Première Guerre mondiale vient en grande partie de ce décalage entre les évolutions trop rapides de la société et la capacité d'absorption des armées.

Tout cela change durant la Première Guerre mondiale, qui représente une épreuve considérable, notamment pour l'armée française qui subit d'importantes défaites initiales et des pertes colossales, mais parvient cependant à résister et même à rebondir. C'est ce que Nassim Nicholas Taleb appelle l'« antifragilité ». L'armée française pendant la Première Guerre mondiale est un bon exemple d'adaptation, de réadaptation et de transformation d'une organisation face à une épreuve, grâce à plusieurs qualités.

La première est la connexion avec le monde civil. Un très grand nombre de réservistes sont entrés dans les armées, avec des compétences particulières. Par exemple, c'est par un agriculteur qu'un engin chenillé a été employé, la première fois, dans l'armée française. Inversement, dans certaines branches comme l'artillerie ou le génie, des officiers, notamment issus de l'École polytechnique, ont des liens avec le monde industriel. Le futur général Estienne, pionnier de l'aviation puis concepteur d'un char, en est un exemple.

La deuxième qualité est la circulation des idées à l'intérieur de l'armée. Une autoanalyse permanente se fait de manière verticale et se double d'une circulation horizontale. Cette montée d'information s'accompagne de beaucoup de propositions. J'avais montré que la victoire de la Marne était aussi due à cette circulation très importante des informations au sein de l'armée française.

Le troisième élément est l'appui sur les ressources disponibles. Le stock d'idées et d'expérimentations menées avant-guerre est remobilisé et se diffuse très rapidement. Il y a peu d'inventions techniques pendant la Première Guerre mondiale, hormis les chars. Tout le reste consiste en des prototypes d'avant-guerre. Il n'y a pas une pièce d'artillerie française qui ait été inventée pendant la guerre.

La quatrième qualité est que les débats internes sont tolérés dans l'armée, parmi les généraux comme en politique. Alors qu'en temps de paix, la doctrine est changée tous les douze ans, elle est réactualisée tous les ans en période de guerre.

La logique de Gaston Imbert, qui établissait un lien entre la croissance économique et la guerre, ne s'applique plus à partir des années 1930. Selon cette logique, la Seconde Guerre mondiale aurait dû survenir dans les années 1950. Un changement de paradigme intervient avec l'apparition de régimes totalitaires et les modifications des politiques économiques. Dans les années 1930, la relance économique passe notamment par les dépenses militaires : c'est ce que font l'Allemagne nazie, l'Union soviétique et les États-Unis. L'une des causes profondes du désastre français de 1940 est ce décalage entre les Français et Britanniques, qui suivent encore une logique de réduction des moyens militaires, et ces nations. En 1933, au moment où Hitler arrive au pouvoir, le gouvernement français doit faire face à une grave crise économique et commence par réduire les moyens militaires, en supprimant des dizaines de milliers de postes militaires et en limitant les budgets. Cette donnée perturbe le modèle. Pendant les Trente Glorieuses, l'arme nucléaire représente un nouveau blocage à un potentiel conflit. Le jeu devient plus complexe.

En tout cas, il existe bien deux temps stratégiques. Selon Nassim Nicholas Taleb, le premier est le temps normal, où les relations sont à peu près connues, prévisibles. Puis surviennent des moments de rupture. Tous les dix à vingt-cinq ans, des changements stratégiques profonds adviennent, qui donnent naissance à une nouvelle période normale. L'anticipation stratégique se doit de faire face à ces deux temps très particuliers. Bertrand Russell utilisait la métaphore suivante : imaginons une dinde dans une basse-cour, qui mène une analyse stratégique et finit par conclure que l'homme est sur terre pour nourrir les dindes. À Noël, elle doit faire une révision stratégique extrêmement rapide car, ce jour-là, la situation change. De même, il nous faut garder à l'esprit qu'une rupture arrivera mécaniquement un jour et qu'il faut l'anticiper. Il sera très difficile d'en prévoir la forme, surtout avec des instruments militaires de plus en plus rigides. Il est très complexe de prévoir dans quel contexte seront employés les équipements actuels dans soixante ans. L'avion Rafale était conçu pour combattre des avions soviétiques au-dessus de l'Allemagne : comment sera-t-il utilisé en 2050 ?

Au début des années 1960, le nouveau contexte postcolonial et l'apparition des missiles intercontinentaux à tête thermonucléaire, possédés notamment par l'Union soviétique, reconstituent un nouveau modèle de force fondé sur deux piliers. La première est la dissuasion et la deuxième, l'intervention à l'étranger avec une petite force professionnelle. La force de frappe nucléaire constitue l'exemple d'une structure conçue pour être résiliente. Elle repose sur la redondance : nous disposons de plus de moyens qu'il n'en faut pour être capable de résister à une première frappe nucléaire. Elle se caractérise aussi par sa diversité. Il est difficile de concevoir une structure plus résiliente que notre force de frappe nucléaire.

La dissuasion a finalement bien fonctionné. En revanche, des anomalies ont été rencontrées lors d'un certain nombre d'interventions. La première est la contre-insurrection au Tchad en 1969-1972. La deuxième est la contestation sous le seuil de la guerre ouverte, qui correspond aux cas de la Libye ou de l'opération contre l'Iran dans les années 1980. Cependant, le modèle ne s'effondre qu'avec la crise des années 1990.

Notons que ces ruptures ne sont pas toujours négatives. La fin de l'Union soviétique s'est déroulée de manière relativement pacifique. Pourtant, cette situation n'avait pas été anticipée. La guerre du Golfe représente une anomalie. Il avait été prévu d'envoyer beaucoup de forces aux frontières et des petites forces professionnelles à l'étranger. Or, il a fallu envoyer des forces en soutien à l'Irak. Pour résoudre cette anomalie, il aurait fallu envoyer des appelés, ce qui a été refusé, ou anticiper, en ayant par exemple des réserves professionnelles.

Dans cette nouvelle configuration, nous avons assisté à un grand désarmement de la France. Il est très difficile d'avoir un effort militaire en pourcentage du PIB qui dépasse le taux de croissance en pourcentage de ce même PIB. Dans une situation de difficultés économiques et d'absence de menace majeure, une forme de débrayage s'est produite. L'effort de défense a été divisé par deux en pourcentage du PIB en vingt ans, alors que, dans le même temps, des programmes industriels, dont chacun coûte entre deux et quatre fois le prix de la génération précédente, ont été conservés. Les réserves ont été quasiment supprimées. Alors que nous comptions 450 000 réservistes en 1990, ils sont environ 33 000 actuellement. Les effectifs ont aussi été réduits : en 2015, il y avait moins de soldats professionnels qu'avant la professionnalisation. La disponibilité des équipements de défense est également moindre. En 1990, 140 régiments de combat de l'armée de terre pouvaient être mobilisés. Actuellement, il ne serait possible de mobiliser que 15 groupements tactiques interarmes au maximum. Il existait trois régiments médicaux. Lors de l'opération Résilience, il est apparu qu'il n'y en avait plus qu'un seul, et sous forme réduite. Ainsi, notre armée, qui est excellente par de nombreux aspects, est devenue très vulnérable. Elle est moins bien administrée qu'au début de ma carrière. Le logiciel Louvois en est un exemple. Il a été adopté alors que tous les moyens qui permettaient de faire face à un problème avaient été supprimés, selon une logique de fonctionnement en flux tendu. Ces économies à court terme finissent par nous fragiliser.

Depuis 2008, la France est entrée dans un nouveau cycle. Depuis treize ans, elle est engagée dans une guerre continue contre des organisations armées. Un nouveau jeu de puissances s'est configuré. En outre, les armées peuvent aussi être engagées dans des opérations de sécurité civile. En conclusion, notre armée, si elle se distingue par sa souplesse, n'a probablement jamais été aussi vulnérable à la surprise.

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Souvent, des concepts semblent nouveaux parce qu'un nouveau terme est utilisé, alors qu'ils recouvrent des notions qui existent depuis longtemps sous d'autres dénominations. Nous parlons aujourd'hui d'innovation participative, mais vous citez l'exemple de l'agriculteur qui avait promu l'utilisation des chenilles dans les armées ; la lutte informationnelle, de même, structure les conflits depuis bien longtemps. Le concept de résilience fait l'objet de débats croissants ces dernières années. Selon vous, ne s'agit-il pas d'un concept très ancien, qui revient aujourd'hui à la mode parce que le modèle organisationnel des armées est arrivé à ses limites et qu'il faut peut-être corriger certains aspects, sans pourtant revenir au modèle organisationnel du temps de la Guerre froide ?

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Michel Goya, historien

Le terme de résilience est apparu récemment, dans le Livre blanc de 2008. Cette notion est pourtant peut-être aussi ancienne que l'histoire des nations. Nous sommes dans une période où les nations sont sans doute moins confrontées à de grandes catastrophes qu'à d'autres moments de notre histoire. Mais nous avons peut-être oublié que nous pouvions être confrontés à des situations très graves et de grande ampleur.

La résilience est ainsi fondamentale au fonctionnement des armées, et même des nations, car ce sont les nations qui font les guerres. Dans les guerres, la résistance est un élément fondamental ; une armée est surtout vaincue psychologiquement. Pendant la Première Guerre mondiale, l'armée russe s'effondre, puis l'armée allemande en 1918. En 1917, la moitié des unités françaises se mutine. Ces craquements montrent que la résistance est fondamentale au moins dans le fonctionnement des armées, sinon dans la nation. Si la France l'emporte dans la Première Guerre mondiale, c'est parce que toute la nation résiste et est mobilisée dans cet effort.

La résilience n'est donc pas quelque chose de nouveau, mais c'est un concept intéressant, qui a sans doute été oublié. S'il est réintroduit, dans le Livre blanc de 2008 notamment, c'est que, d'un point de vue strictement militaire, le combat à grande échelle et les pertes humaines au combat ont été oubliés. Le dernier grand combat très violent avec au moins un bataillon date de 1979, au Tchad. J'avais souligné, lors de la rédaction de ce Livre blanc, qu'il fallait désormais s'attendre à des situations plus difficiles.

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Au-delà du contexte géostratégique, la crise sanitaire contribue à cette prise de conscience, car elle a montré certaines de nos faiblesses. Il en va de même avec le terrorisme.

Vous indiquez que l'armée est aujourd'hui moins résiliente qu'auparavant. Comment analysez-vous la résilience de la société en tant que telle ? La France de 2021 est-elle moins résiliente que la France de 1914, dans la mesure où nous dépendons davantage de la technologie, qui peut en même temps nous apporter des réponses ?

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Michel Goya, historien

Il est difficile de répondre, car la résilience est très changeante et dépend beaucoup du contexte. En 1930, à l'université d'Oxford, un débat a été mené avec les étudiants et il leur a été demandé s'ils accepteraient de mourir pour le roi et la patrie. Une forte majorité des étudiants s'y refusait. Neuf ans plus tard, au début de la guerre, ces mêmes étudiants se sont portés volontaires en masse auprès de la Royal Air Force à Oxford. Des changements assez rapides et considérables peuvent survenir. Je n'aurais jamais imaginé que des Français chantent la Marseillaise en boîte de nuit après les attentats de 2015.

La France des années 1930 était en plein pacifisme. Quelques années plus tard, après le désastre, beaucoup de Français ont fait preuve d'un courage incroyable auprès de la France libre. L'idée que nous serions une société affaiblie et décadente est un vieux fantasme, porté notamment par les djihadistes. Je pense que notre société peut encore être très forte et résistante. Le comportement de la France face à la pandémie le montre bien. Il aurait été difficile d'imaginer que les Français acceptent de rester confinés chez eux pendant plusieurs semaines. Il y a toujours un réflexe qui suscite la résistance et la mobilisation. Les populations sont souvent plus fortes collectivement que nous ne l'imaginons. Lorsque je me trouvais à Sarajevo, la situation m'évoquait celle de Londres pendant le Blitz. Des structures, notamment de soutien psychologique, avaient été mises en place pour accueillir une population dont l'affolement était pressenti. Or, cela n'a pas été le cas. Il apparaît que lorsqu'une population est sous pression, une partie est personnellement touchée, tuée, blessée, et l'autre – généralement la majorité de la population – rassemble les survivants, qui ne sont pas affectés. À Sarajevo, 10 % de la population a été personnellement touchée. De même, lors d'événements militaires, la majorité de la population vit bien le combat et ressent même une sorte de nostalgie de cette époque lorsque celle-ci arrive à son terme. L'homme n'est capable d'absorber qu'une certaine quantité de terreur. Cependant, sous l'effet de la pression, les populations sont généralement plus résistantes que ce qui pouvait être imaginé. Les phénomènes graves suscitent des réactions et transforment les individus.

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Vous soulignez la capacité d'adaptation de la population jusqu'à un certain seuil et mettez en exergue la force morale comme facteur de résilience. Nous étions au début de la semaine dans la vallée de la Vésubie. Lorsqu'à 18 heures, les réseaux d'eau, d'électricité, de routes étaient coupés, le lien social et la solidarité sont apparus dans toute leur importance. Il s'est agi d'un élément essentiel pour que les habitants s'organisent dans cette situation de chaos.

Enfin, vous abordez le fait d'assumer le risque vis-à-vis de la population. La France a la tradition d'un État fort et la population a du mal à entendre que l'État ne peut pas tout. Il s'agit peut-être de l'une des révolutions culturelles à engager, et ce sera sans doute l'une des conclusions de notre mission d'information. Quelle relation établissez-vous entre puissance et résilience ? La puissance exonère-t-elle de la résilience ?

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Michel Goya, historien

Il existe une double tradition sur l'idée de la défense de la cité et de la nation. La tradition des cités antiques, reprise par certaines démocraties comme les États-Unis, veut que tous les citoyens soient de potentiels défenseurs de la cité. Aux États-Unis persiste le mythe des minutemen, des citoyens qui détiennent leur fusil et se tiennent prêts à défendre la patrie.

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C'est ce qu'illustre la formule de Thucydide : la force de la cité ne réside ni dans ses remparts ni dans ses vaisseaux, mais dans le caractère de ses citoyens.

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Michel Goya, historien

Cette tradition a de grandes vertus mais aussi ses inconvénients opérationnels. Une deuxième tradition est celle du monopole de la force par l'État. En France, la guerre de Cent Ans a représenté un tournant. Le modèle féodal qui amenait la population à se réunir pour combattre a laissé la place à un nouveau contrat social. En échange de l'impôt, l'État assure seul la sécurité : il achète la force de professionnels pour garantir la sécurité. La conscription de masse et le service militaire universel ont ensuite été inventés pour impliquer toute la nation. L'article premier de la loi de 1798 dispose que tout Français est soldat. C'est donc un retour au premier modèle. Il existe en France une contradiction entre ces deux idées, notamment au sein de l'armée qui a plutôt tendance à être de type professionnel. Nous semblons avoir rebasculé dans ce modèle de sous-traitance à l'État de la sécurité. Cependant l'État rencontre de plus en plus de difficultés à assurer lui-même ses missions régaliennes de protection, par manque de ressources. La France n'est pas le seul pays dans cette situation. Aujourd'hui, les conflits opposent des États faibles à des organisations armées qui ont bénéficié de la mondialisation. Cela a été l'enjeu stratégique fondamental de ces trente dernières années.

La France est puissante par l'arme nucléaire, mais le nucléaire ne dissuade complètement que du nucléaire. Le nucléaire protège les intérêts vitaux de la nation, il n'empêche pas d'autres types d'attaque. Jusqu'à la chute du mur de Berlin, la France se préparait à affronter l'Union soviétique, avec la crainte de basculer dans un conflit paroxystique, qui causerait des dizaines de milliers de morts en quelques jours. Chacun imaginait une grande guerre conventionnelle, au moins en Allemagne, qui serait terrible.

Ce type de menace est pour l'instant exclu. Toutefois, au début du XXe siècle, personne n'anticipait une guerre mondiale. En 1910, Churchill disait rêver de gloire militaire et regretter d'être né à la mauvaise époque. La même année, Norman Angell utilise l'expression de « grande illusion » pour qualifier la guerre. Il pensait que les économies étaient tellement interpénétrées qu'il serait impossible de faire la guerre. En 1930, la guerre semblait hors-la-loi. Quelques années plus tard, la France était occupée. Il ne faut donc pas injurier l'avenir. La situation peut très vite basculer. L'armée pourrait devoir affronter des armées puissantes, comme en Irak en 1990. Que se passera-t-il si un seul combat occasionne plusieurs centaines de morts ? Depuis 1962, environ 600 soldats ont été tués lors d'opérations extérieures.

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Ce chiffre ne correspond pas même aux décès d'une journée pendant la Première Guerre mondiale. Ce retour sur les deux traditions de défense de la nation est intéressant. Le général de Gaulle disait que la défense était la raison d'être de l'État. Une dérive s'observe dans l'ensemble des politiques publiques, que ce soit en matière d'éducation, de sécurité ou de propreté : puisque la population paie des impôts, l'État prend en charge toutes ces dimensions. Ce glissement a sans doute commencé par la défense, première des politiques publiques. Les nouveaux défis auxquels nous faisons face montrent les limites de ce système. Nous atteignons le maximum des dépenses collectives et un risque pèse sur la cohésion sociale du pays car les citoyens sont déresponsabilisés face à ce qui est un bien collectif. On pourrait, en commençant par la défense, envisager une nouvelle responsabilisation des citoyens sur les enjeux de politique publique. Cela me paraît nécessaire, malgré les difficultés d'acceptation que cela suscitera sans doute.

Nous vivons dans un monde plus dangereux et avons besoin de regagner en résilience. Mais la résilience peut coûter cher. Vous avez cité l'exemple de la dissuasion. Au regard de l'analyse géostratégique des risques et des menaces, quel est le bon niveau d'assurance pour la nation ? Selon vous, l'effort global de la nation pour être en mesure de faire face à une situation critique vous semble-t-il suffisamment bien dimensionné, s'agissant du budget de défense et des autres budgets ? Conviendrait-il de rehausser la part consentie par la nation pour cette assurance, en numéraire ou ressources humaines ?

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Michel Goya, historien

Au sujet de la déresponsabilisation, je suis frappé par la différence entre les consignes données aux citoyens en cas d'attaque terroriste en France et aux États-Unis. Il est recommandé aux citoyens américains de quitter les lieux de l'attaque, d'alerter, et, s'ils se trouvent dans l'impossibilité de s'en aller, de se défendre. En France, cette dernière partie est supprimée. Il existe peut-être en France une sous-estimation, voire une condescendance, vis-à-vis des capacités à agir de nos concitoyens. Pendant la Première Guerre mondiale, les capacités intellectuelles des individus étaient également sous-estimées.

Dans des situations où les individus sont sous pression, ils sont d'abord mobilisés par l'amygdale cérébrale reliée à la mémoire. À ce processus organique, naturel, succède un processus intellectuel d'analyse de la situation pour évaluer la capacité à laquelle on doit faire face. Si l'individu s'estime dépassé par les événements, il commence à se sentir paralysé. C'est à ce moment qu'il est susceptible d'obéir, d'imiter le modèle proposé ou d'imiter les autres personnes. Il suffit donc parfois de demander aux populations de suivre les consignes données. Nous devons changer notre regard sur les citoyens, et cela devrait réserver d'heureuses surprises.

Il est vrai que tout cela coûte très cher. Notons cependant que la force de frappe nucléaire a peut-être rapporté davantage à la nation qu'elle ne lui a coûté, si l'on considère les retombées civiles et économiques. Cet argent n'est pas complètement perdu. De plus, il faut raisonner en termes d'espérance mathématique, en se concentrant sur les phénomènes probables et les phénomènes graves. Il faut investir pour faire face aux phénomènes probables et graves. Les phénomènes probables mais peu importants doivent également faire l'objet d'investissements. Enfin, les phénomènes très peu probables mais très graves correspondent par exemple à la dissuasion nucléaire.

L'une des difficultés est que nos ressources, notamment les ressources militaires disponibles, sont comptées. Pour faire face à des phénomènes de grande ampleur avec ces ressources comptées, l'appel aux ressources de la nation et aux réserves est l'unique solution que j'identifie. Notre modèle implose du fait de ses grands programmes industriels, qui ont leurs vertus mais qui absorbent des ressources limitées. Il faudrait sur ce point imiter les États-Unis. Lorsque les Américains ont construit leur modèle de force professionnelle, en 1973, ils ont compris la nécessité de faire appel au reste de la nation. L'armée professionnelle ne devait pas être seule à agir. Face à un phénomène de grande ampleur, l'appel aux réservistes est indispensable. Dans une opération militaire importante menée par les États-Unis, il y a 30 à 40 % de réservistes. Je pense que c'est l'une des clés de la réponse.

Les réserves concernent des équipements, des individus identifiés, capables de prêter main-forte, avec des compétences militaires, des experts, des moyens matériels civils. Or cette réserve n'est plus du tout organisée. Lorsque je suis parti de l'armée, je pouvais être rappelé dans les cinq années suivantes. Il ne m'a cependant jamais été demandé mon adresse ou un moyen de me contacter. Cet aspect est complètement négligé. Une structure permanente devrait y réfléchir et organiser cet appel au reste de la nation. Pour faire face à des problèmes d'ampleur très variable, un système double comportant des forces d'active et capable d'absorber très rapidement des ressources de tous les services de l'État est nécessaire.

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Nous saisissons bien l'aspect cyclique de l'histoire. Nous disposions d'une armée de masse en mesure de faire face à un choc important jusque dans les années 1990. Aujourd'hui, il s'agit d'une armée de projection, organisée pour assurer une moyenne d'engagement sous forte contrainte budgétaire. J'interprète votre propos comme une incitation à parvenir à une synthèse des deux modèles. Un système double devrait comprendre une puissance très technologique et des capacités de réserve.

J'aimerais aborder le rapport de la société à la défense. Le débat public montre que, pour faire face à une crise qui ne met pas nécessairement en jeu nos intérêts vitaux, l'idée de recourir à l'armée apparaît fréquemment. Selon vous, qu'est-ce qui justifie aujourd'hui que nos armées soient si souvent sollicitées ? La constitution allemande interdit quasiment le recours à la force armée sur le territoire national, y compris pour des missions non armées.

Nous évoquions une déresponsabilisation des citoyens. N'y a-t-il pas aussi une forme de déresponsabilisation des ministères, qui semblent penser que l'armée pourra toujours apporter son secours en cas de crise ? Ce réflexe a été observé durant la crise sanitaire, bien qu'il soit rapidement apparu que les moyens médicaux militaires représentaient moins de 1 % des moyens médicaux civils.

Au-delà de la conception du rôle des armées, il n'y a rien de plus dangereux que de croire qu'il est possible de mobiliser une ressource qui n'existe pas. Comment faire revivre l'esprit de défense, au sens de l'ordonnance de 1959, qui repose non seulement sur la défense militaire, mais qui mobilise également l'ensemble des ministères, pour que chacun soit responsabilisé ? Quel regard portez-vous sur le service national universel (SNU), et sur les débats sur la restauration du service militaire ? Pourrait-il constituer une solution pour ce modèle double, ou s'agit-il davantage d'une posture politique de certains dirigeants, alors que l'on manque de véritables ressources opérationnelles ?

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Michel Goya, historien

Les armées sont peut-être un peu victimes de leur succès. L'armée apparaît comme une organisation particulièrement réactive. Elle est destinée à réagir très vite à des événements importants. De plus, dans le cadre des institutions de la Ve République, il suffit d'une décision du Président de la République pour engager l'armée. Il existe donc sans doute la tentation d'y faire appel un peu trop souvent. À la suite de l'attentat de 1986, qui était d'origine iranienne, le Premier ministre avait décidé d'engager l'armée à la frontière luxembourgeoise. C'était assez inutile. Il s'agissait surtout d'une posture politique. La mission Sentinelle relève de la même logique. Engager la force armée est facile et visible. C'est la différence avec les autres ministères, qui sont dans une temporalité plutôt continue. Les militaires sont sur un temps alternatif. Ils se préparent et ils font la guerre. L'idée de rupture ne fait pas partie de l'ADN des autres ministères. Cette facilité de l'appel à l'armée montre d'ailleurs que l'armée ne fait plus peur et que son image est très positive. C'est aussi une limite. Les militaires servent fondamentalement à combattre. Sur le territoire national, ils en ont heureusement peu l'occasion. Cette situation révèle surtout la difficulté des autres ministères à s'adapter à des phénomènes nouveaux.

Je suis assez hostile à l'idée du service militaire. Son rétablissement est en effet très largement évoqué dans les débats, ce qui est l'indice d'une nouvelle situation. Lorsque le service militaire a été suspendu en 1996, personne ne s'y est opposé. Ce retour dans le débat est révélateur. Il relève cependant beaucoup du fantasme. Un service militaire n'aurait de sens que si les gens qui l'exécutent sont employés. Le service national tel qu'il est conçu est un service à la nation ; c'est un effet secondaire qui pourrait être induit par d'autres formes de cohésion sociale. Il relève davantage d'un projet éducatif. Détacher le service militaire de son objet, qui est d'envoyer des individus au combat, me paraît problématique. C'est en outre très coûteux. Le projet est passé d'un service pour adultes à un service pour adolescents. Il pourrait avoir des vertus, mais dépenser un milliard et demi d'euros par an me paraît extrêmement coûteux pour un résultat à attendre relativement faible. Avec ce budget, il serait possible de renforcer les réserves et les systèmes de volontariat.

La logique initiale du service militaire est d'impliquer toute la nation dans la défense nationale et de disposer d'un grand nombre de soldats sans dépenser trop d'argent, ce qui est une innovation sociale remarquable. Toutefois, un service universel public pourrait avoir davantage de sens. Engager 600 000 ou 800 000 jeunes dans les services publics serait appréciable, pour un coût relativement réduit. ; cela renforcerait l'idée d'un service à rendre à la nation. Le SNU ou le service militaire tel qu'il est conçu ne me paraissent pas réellement utiles mais plutôt contre-productifs. Il faut toutefois continuer de réfléchir à des solutions pour impliquer davantage les citoyens dans le service à la nation. Des réserves pourraient être mises en place dans d'autres ministères, par exemple dans le domaine de la santé.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous partageons l'idée que la finalité opérationnelle du SNU ne doit pas être éducative mais orientée vers la résilience et, qu'au travers de cette finalité opérationnelle, une externalité positive, une cohésion sociale pourrait être générée. Pour cela, il faut que le service ait un sens opérationnel en tant que tel. J'espère que nous pourrons formuler des propositions utiles en ce sens.

La réunion se termine à onze heures trente.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur la résilience nationale

Présents. – Mme Marine Brenier, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Thomas Gassilloud

Excusé. – M. Alexandre Freschi