Au sujet de la déresponsabilisation, je suis frappé par la différence entre les consignes données aux citoyens en cas d'attaque terroriste en France et aux États-Unis. Il est recommandé aux citoyens américains de quitter les lieux de l'attaque, d'alerter, et, s'ils se trouvent dans l'impossibilité de s'en aller, de se défendre. En France, cette dernière partie est supprimée. Il existe peut-être en France une sous-estimation, voire une condescendance, vis-à-vis des capacités à agir de nos concitoyens. Pendant la Première Guerre mondiale, les capacités intellectuelles des individus étaient également sous-estimées.
Dans des situations où les individus sont sous pression, ils sont d'abord mobilisés par l'amygdale cérébrale reliée à la mémoire. À ce processus organique, naturel, succède un processus intellectuel d'analyse de la situation pour évaluer la capacité à laquelle on doit faire face. Si l'individu s'estime dépassé par les événements, il commence à se sentir paralysé. C'est à ce moment qu'il est susceptible d'obéir, d'imiter le modèle proposé ou d'imiter les autres personnes. Il suffit donc parfois de demander aux populations de suivre les consignes données. Nous devons changer notre regard sur les citoyens, et cela devrait réserver d'heureuses surprises.
Il est vrai que tout cela coûte très cher. Notons cependant que la force de frappe nucléaire a peut-être rapporté davantage à la nation qu'elle ne lui a coûté, si l'on considère les retombées civiles et économiques. Cet argent n'est pas complètement perdu. De plus, il faut raisonner en termes d'espérance mathématique, en se concentrant sur les phénomènes probables et les phénomènes graves. Il faut investir pour faire face aux phénomènes probables et graves. Les phénomènes probables mais peu importants doivent également faire l'objet d'investissements. Enfin, les phénomènes très peu probables mais très graves correspondent par exemple à la dissuasion nucléaire.
L'une des difficultés est que nos ressources, notamment les ressources militaires disponibles, sont comptées. Pour faire face à des phénomènes de grande ampleur avec ces ressources comptées, l'appel aux ressources de la nation et aux réserves est l'unique solution que j'identifie. Notre modèle implose du fait de ses grands programmes industriels, qui ont leurs vertus mais qui absorbent des ressources limitées. Il faudrait sur ce point imiter les États-Unis. Lorsque les Américains ont construit leur modèle de force professionnelle, en 1973, ils ont compris la nécessité de faire appel au reste de la nation. L'armée professionnelle ne devait pas être seule à agir. Face à un phénomène de grande ampleur, l'appel aux réservistes est indispensable. Dans une opération militaire importante menée par les États-Unis, il y a 30 à 40 % de réservistes. Je pense que c'est l'une des clés de la réponse.
Les réserves concernent des équipements, des individus identifiés, capables de prêter main-forte, avec des compétences militaires, des experts, des moyens matériels civils. Or cette réserve n'est plus du tout organisée. Lorsque je suis parti de l'armée, je pouvais être rappelé dans les cinq années suivantes. Il ne m'a cependant jamais été demandé mon adresse ou un moyen de me contacter. Cet aspect est complètement négligé. Une structure permanente devrait y réfléchir et organiser cet appel au reste de la nation. Pour faire face à des problèmes d'ampleur très variable, un système double comportant des forces d'active et capable d'absorber très rapidement des ressources de tous les services de l'État est nécessaire.