Intervention de François Saint-Bonnet

Réunion du mercredi 12 janvier 2022 à 15h30
Mission d'information sur la résilience nationale

François Saint-Bonnet, professeur d'histoire du droit à l'université Paris II Panthéon-Assas :

La question que vous posez est très vaste. J'essaierai d'indiquer ce qui caractérise les notions de crise et de crise grave dans notre histoire, ainsi que la nature des crises qui ont donné lieu à la mise en place de législations d'exception. J'essaierai également d'analyser ce qui caractérise les menaces actuelles, qui me semblent être d'une nature très différente, et la manière d'y répondre, qui me semble, elle aussi, différente.

Depuis la Révolution française, la crise politique peut être de deux natures : la crise internationale – le conflit armé – ou la sédition, la rébellion intérieure d'une partie du territoire, d'une ville ou d'un groupe politique. On retrouve ici les deux cas de mise en œuvre de la grande loi du 9 août 1849 sur l'état de siège. Dans le premier cas, l'invasion étrangère et le franchissement des frontières par les armées ennemies conduisent à placer sous état de siège les zones occupées. Dans le second cas, la sédition et la rébellion violente conduisent à appliquer un siège inversé : les armées françaises assiègent la ville et procèdent à son nettoyage systématique avec des mesures de perquisition administrative, d'assignation à résidence, de fermeture des lieux de réunions, de couvre-feu. Cette technique est bien connue des militaires et des pouvoirs civils de maintien de l'ordre ; elle relève du contrôle de zone et vise à rendre une zone à la légalité normale le plus rapidement possible.

Au XIXe siècle, ces deux types de crise étaient très limités d'un point de vue spatial et temporel. La notion de guerre entre justes ennemis, entre armées constituées, existait sur un temps limité, dans un champ de bataille, et les batailles ne duraient que quelques jours. La légalité normale se rétablissait très rapidement. De la même manière, lorsqu'une ville ou un quartier de ville était placé en état de siège, le nettoyage de la zone se faisait de façon vive et violente et le rétablissement de la légalité normale était très rapide.

L'évolution a conduit à une altération de cette limitation spatiale et temporelle. La Première Guerre mondiale a duré plus de quatre ans ; alors qu'il n'y avait qu'un seul front, l'ensemble du territoire était placé en état de siège, en parfaite contradiction avec les dispositions de la loi. En ce qui concerne les phénomènes d'insurrection et de sédition, l'on a vu apparaître des mouvements politiques qui ne fonctionnaient plus selon la logique du foyer insurrectionnel. La crise de terreur, dite anarchiste, qui a concerné toute l'Europe entre 1892 et 1894 en est un bon exemple. Ce n'étaient pas des loups solitaires, mais des personnes autoradicalisées qui fonctionnaient en réseau et qui étaient disséminées dans la population. En conclusion, la limitation dans le temps a cessé pour la guerre et la notion de limitation dans l'espace a cessé pour la sédition politique.

L'autre caractéristique qui me semble intéressante est la suivante : les buts recherchés par ceux qui menacent politiquement sont devenus plus lointains et incertains. Les guerres des XVIIIe et XIXe siècles étaient des guerres qui cherchaient à conquérir quelques territoires tandis que l'on peut penser que la logique appliquée au XXe siècle était celle de l'anéantissement complet d'un pays. La logique qui est celle du mouvement terroriste, du mouvement anarchiste, consiste à détruire le phénomène de l'organisation étatique, ce qui est une perspective d'assez long terme. Lorsque les buts de guerre sont lointains, on ne sait pas très bien quand on entre dans la crise ni quand on en sort.

J'en viens aux caractéristiques des menaces actuelles. Il s'agit premièrement de la multiplication des menaces. Il existe aujourd'hui des menaces de long terme, telles que la menace terroriste, mais aussi des menaces de court ou de moyen terme, comme la menace épidémique. Des menaces latentes existent aussi ; elles peuvent être de nature énergétique, climatique, migratoire, ou concerner la cybersécurité. Ces attaques ne sont pas associées à des buts de guerre ni à quelque chose dont on voit clairement la fin. Ces menaces ne sont pas spatialisées. Cette déspatialisation et cette détemporalisation font que l'on a du mal à identifier l'entrée dans la crise, et encore plus de mal à identifier la sortie de la crise. Vous vous souvenez certainement du débat qui a eu lieu au moment de l'adoption de la loi du 30 octobre 2017 visant à sortir de l'état d'urgence pour adopter des dispositions particulières pour la lutte contre le terrorisme. Certains députés expliquaient que cela revenait à se désarmer, tandis que d'autres considéraient que l'on entrait dans un état d'exception permanent. On voit bien que la notion de sortie de crise est très difficile à saisir. S'il n'y a pas de véritable entrée dans la crise ni de véritable sortie, il est de plus en plus malaisé d'identifier ce qu'est le moment de l'état d'urgence.

En réalité, il faut réinventer la notion de résilience. La question n'est pas de savoir si l'on doit être très angoissé par la menace à venir et si l'on doit être rassuré par le fait d'être en état d'urgence ou en législation d'exception ou non. Nous avons affaire à une préparation à des politiques publiques de long terme pour lesquelles, vraisemblablement et de manière relativement durable, des périmètres de nos libertés devront être plus ou moins restreints et pour lesquelles, si l'on réduit peu les libertés et si les risques demeurent élevés, le bon moyen de résister, pour la société, sera d'être résiliente.

Je crois que la problématique est la suivante. Soit l'on a un niveau de résilience très bas, et les préoccupations de sécurité conduisent à devoir accepter de renoncer à un très grand nombre de libertés, mais renoncer à des libertés est aussi de nature à créer une anxiété. Soit il faut accepter que, dans un certain nombre de circonstances, nos vies soient insécurisées. Nous avons vécu une période merveilleuse après la Seconde Guerre mondiale et plus particulièrement après 1989 ; nous considérions que la menace était lointaine et que notre sol serait éternellement préservé parce que nous étions protégés par la dissuasion nucléaire ainsi que par des opérations menées à des milliers de kilomètres de la France. Nous nous sommes aperçus que ce n'était pas le cas. Ces réalités doivent être dites et je suis de ceux qui pensent que, dans un État de droit, le niveau de protection des droits n'est pas invariable.

Jusque dans les années 1990, nous avons vécu avec la théorie du cliquet : plus l'on avançait, plus le niveau de protection des libertés était élevé, plus le Conseil constitutionnel s'engageait à ne jamais revenir dessus. Nous nous sommes aperçus, avec les nouvelles menaces, qu'il existe un recul des libertés ou une acceptation des motifs légitimes de réduction du périmètre des libertés au nom de la protection. Nous sommes donc dans un cliquet inversé, mais je ne pense pas, pour autant, que nous soyons sortis de l'État de droit.

Faut-il aller beaucoup plus loin pour réduire les libertés ? Je ne le crois pas non plus, et c'est la raison pour laquelle je crois que le travail sur l'acceptation et l'acceptabilité de situations très difficiles en France doit être promu. Nous l'avons vu lorsqu'il se produit des attentats d'intensité faible ou moyenne : la vie reprend après un moment de consternation. Peut-être que la séquence de sidération serait plus courte si nous connaissions de nouveau un attentat massif, parce que nous serions plus résilients. Par rapport à la menace sanitaire, je pense que le temps a permis à la résilience de progresser. De nombreux Français trouvent en effet que la vie est désagréable en ce moment, mais prennent sur eux. Il faut que nous soyons prêts à cette résilience dans d'autres domaines.

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