Je vous remercie de m'accueillir dans votre commission, quarante mois après l'adoption à l'unanimité de cette proposition de loi, à la fin de la législature précédente. Le constat dressé en 2017 n'a pas changé : un chef d'exploitation à carrière complète vit sous le seuil de pauvreté et ne peut pas prétendre à une retraite supérieure à l'allocation de solidarité aux personnes âgées. Je ne reviens pas non plus sur la navette parlementaire mouvementée, qui contraste avec l'exceptionnel soutien de tous les groupes.
L'examen en deuxième lecture nous donne l'occasion de concrétiser enfin la promesse faite aux retraités agricoles, celle d'une retraite décente, comme reconnaissance de la nation adressée aux agriculteurs ayant consacré leur vie à nourrir le pays et à préserver nos territoires ruraux. La crise que nous venons de traverser a d'ailleurs rappelé l'engagement quotidien et sans relâche des travailleurs de la terre. C'est la promesse également d'une égalité territoriale et sociale, en direction de nos compatriotes agricoles ultramarins trop souvent oubliés et qui ne bénéficient toujours pas, en Guadeloupe et à La Réunion, d'une retraite complémentaire.
Pour concrétiser ces engagements, j'ai choisi de renouer avec la démarche retenue en 2017, la seule à même de construire l'unanimité au sein de notre assemblée. Il s'agit d'abord d'une démarche d'ouverture, associant tous les députés intéressés par les retraites agricoles à mes travaux. La présence de nombreux parlementaires issus de plusieurs groupes lors des auditions traduit bien la force d'un engagement qui relève d'une conviction profonde bien davantage que d'un accord de façade. Le fils d'ouvrier que je suis a souvent été ému par vos témoignages.
Il s'agit également d'une démarche de concertation, en nourrissant un dialogue continu avec l'Association nationale des retraités agricoles de France (ANRAF), les organisations représentatives du monde agricole et les caisses de retraites concernées. Je remercie, à ce titre, la Mutualité sociale agricole (MSA) et la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) pour leur réactivité dans ces temps compliqués, notamment après la découverte d'un amendement que je n'attendais pas. Il s'agit enfin d'une démarche de responsabilité, en prévoyant des mesures de financement, tout en laissant au Gouvernement la possibilité de lever le gage, s'il estime que d'autres ressources seraient plus adaptées.
Si la démarche est identique, le contexte a en revanche substantiellement changé depuis 2017. Nous devons porter une attention renforcée aux conjoints des chefs d'exploitation, ainsi qu'aux aides familiaux. L'application combinée de l'article 40 de la Constitution et de la règle de l'entonnoir en deuxième lecture ne m'a pas permis d'introduire cette extension aux conjoints par un amendement. Mais nos débats seront l'occasion, je l'espère, de prendre des engagements clairs à l'égard de ces ouvriers agricoles trop longtemps oubliés par notre droit. Ils permettront également d'aborder l'épineuse question de l'écrêtement.
Notre assemblée est le lieu de la confrontation d'analyses dans le respect mutuel, mais encore doit‑on le faire de manière éclairée. Concrètement, si nous adoptons la rédaction proposée par notre collègue Damaisin, le nombre de bénéficiaires de la garantie de retraite minimale passera de 290 000 à moins de 200 000. Les conséquences défavorables de l'écrêtement avaient jusqu'ici toujours empêché son adoption, que ce soit dans la loi Touraine de 2014 ou dans le projet de loi instituant un système universel de retraite. La MSA elle-même a toujours souligné les difficultés pratiques et opérationnelles d'un tel écrêtement, qui imposerait de recalculer en permanence le montant des droits ouverts. Adopter l'écrêtement, c'est exclure plus d'un retraité sur trois de la garantie « 85 % du SMIC » et mettre fin à son universalité.
Au-delà de cet enjeu délicat, je ne peux que me réjouir de notre accord sur les autres dispositions. L'accès élargi des agriculteurs ultramarins à la retraite minimale et la possibilité pour l'État de reprendre la main en cas de carence des partenaires sociaux pour étendre l'AGIRC-ARRCO à tous les salariés agricoles ultramarins sont des avancées réelles, qui concrétisent l'engagement continu de notre collègue Huguette Bello.
La revalorisation des retraites agricoles et la poursuite du progrès social ne s'achèveront toutefois pas avec cette proposition de loi. Nous ne prétendons pas régler en une discussion l'ensemble des difficultés : les retraites des agricultrices, qui restent les parents pauvres de notre assurance vieillesse ; l'insuffisante indexation des pensions versées, qui conduit à un décrochage du niveau de vie.
René Char nous avait porté chance en 2017, quand l'impossible nous servait de lanterne. Je m'en remets une fois de plus à la magie de sa poésie, en partageant avec vous son invitation lumineuse : « Il faut souffler sur quelques lueurs pour faire de la bonne lumière. » N'ayons pas le souffle court, rendons enfin aux paysans de France la lumière qu'ils méritent, et faisons‑le en gardant à l'esprit une autre des fulgurances du poète : « L'inaccompli bourdonne d'essentiel. »