J'ai pris mes fonctions le 11 mars dernier donc trois jours avant le premier confinement, dans un contexte assez perturbé de gestion de crise.
Il existait déjà des personnes précaires, des pauvres en France avant la crise. La France est un pays riche ; le taux de pauvreté est l'un des plus faibles d'Europe mais il se situe tout de même aux alentours de 15 %, ce qui reste toujours trop par rapport à ce que nous pourrions imaginer dans un pays riche. Notre système de redistribution fonctionne : nous serions à un taux de pauvreté d'environ 22 % sans cette redistribution par les différentes aides sociales. Notre système permet donc de réduire le taux de pauvreté de 22 % à 15 % ce qui est déjà une première marche assez conséquente.
Malheureusement, cette crise arrivée très soudainement voici un an touchera de manière massive et en priorité beaucoup de personnes précaires. Nous l'avons vu sur le plan sanitaire. Cette crise est un révélateur assez brutal des inégalités sociales qui existaient déjà mais sont devenues encore plus criantes durant le premier confinement.
Il s'agit d'abord d'inégalités dans l'accès aux soins ; elles sont liées aux conditions de vie des personnes surexposées au risque de covid dans des logements surchargés. Des personnes non éligibles au télétravail se sont retrouvées exposées en allant travailler tandis que d'autres personnes, plutôt des cadres, pouvaient travailler à domicile et donc se protéger. De plus, l'accès aux soins est réduit dans les zones difficiles puisque le taux d'offre de soins y est plus faible qu'ailleurs.
Socialement, ces personnes sont très dépendantes de petits contrats courts, précaires, à la journée ou dans des secteurs où tout s'est arrêté. C'est encore très sensible puisque des secteurs particulièrement touchés par les fermetures administratives comme l'hôtellerie et la restauration embauchent souvent beaucoup de personnes précaires. Nous sommes donc très soucieux.
Notre priorité a été, tout de suite, d'essayer d'atténuer autant que possible les effets de la crise sanitaire. La mobilisation de l'État a été sans précédent durant la période de confinement. Des moyens d'urgence assez considérables ont été débloqués très rapidement, d'abord pour l'aide alimentaire. Nous avons vu tout d'un coup les files d'aide alimentaire augmenter. Un abondement très conséquent, de 94 millions d'euros puis de 50 millions d'euros supplémentaires pour les sans-abri, a permis de dégager très vite des moyens, notamment pour acheter des tickets services aux endroits où les associations d'aide alimentaire ne pouvaient pas forcément assurer les distributions, étant elles-mêmes dépendantes des bénévoles âgés confinés. Nous avons donc débloqué très vite ces tickets services, par des marchés d'urgence.
Des aides exceptionnelles ont été versées à deux reprises par les caisses d'allocations familiales (CAF) aux familles les plus précaires, en mai et en novembre. Les jeunes ont été aidés également. Ces deux publics ont été très vite identifiés comme très fragilisés par la crise.
La mobilisation a aussi été forte pour garantir la continuité éducative. Nous avons constaté l'impact de la fracture numérique avec l'école à distance. Les publics précaires ne sont pas forcément équipés à domicile d'ordinateurs, de 3G et ne sont pas toujours capables de s'isoler pour faire les devoirs à la maison dans de bonnes conditions. Cette forte mobilisation a permis d'équiper les familles, à la fois en termes de matériel et d'accès internet. Le mentorat s'est également développé pour accompagner, suivi par les vacances apprenantes pour essayer de rattraper le retard. Nous voyons d'ailleurs que, pour les jeunes, la situation n'est actuellement pas trop dégradée en termes de décrochage scolaire d'après les premières données de l'Éducation nationale. Les chiffres sortis à la mi-décembre étaient dans les normes habituelles et ne montraient pas l'aggravation que nous pouvions craindre. Cela nous a plutôt rassurés.
30 000 places supplémentaires ont été ouvertes en urgence pour les sans-abri. Nous avons quasiment réussi à n'avoir aucune personne à la rue pendant le premier confinement, ce qui était tout de même exceptionnel. La trêve hivernale a été prolongée jusqu'au 10 juillet. Nous avons anticipé la campagne hivernale dès le début octobre et nous prolongeons à nouveau la trêve hivernale.
Je surveille la situation comme le lait sur le feu mais nous n'avons pas de tableau de bord précis pour suivre en direct l'évolution de la pauvreté. Ce serait mon rêve. Nous essayons de le construire avec les différents services de la statistique publique mais ce n'est pas si simple. Nous disposons de quelques indicateurs nous permettant de savoir ce qu'il se passe en réalité, actuellement, pour nos publics.
Le premier indicateur est le nombre de demandeurs du revenu de solidarité active (RSA) et surtout le nombre d'allocataires du RSA, puisque toutes les demandes n'aboutissent pas. D'après les derniers chiffres consolidés de novembre, l'augmentation est d'environ 9 % en 2020. Il ne s'agit pas forcément d'une arrivée de nouveaux bénéficiaires mais plutôt de personnes qui ne sortent pas du RSA. Le RSA est en effet heureusement un système qui respire, contrairement à ce que les gens pensent en croyant que ceux qui touchent le RSA un jour le touchent pour toujours. Nous voyons que tous les petits boulots qui permettaient à des gens de sortir du RSA et de s'insérer se sont fermés, ce qui empêche ces personnes de sortir du RSA.
Le chômage a également augmenté de 8,1 % environ en 2020. Grâce au système de chômage partiel, il ne s'agit pas d'une explosion mais nous ne savons pas si, lorsque nous débrancherons le système de chômage partiel, les entreprises seront capables de maintenir leurs embauches. Le chômage n'a pour l'instant pas explosé fort heureusement et cela a probablement évité que toute une population de salariés bascule dans la pauvreté.
Nous avons en revanche vu de nouveaux publics être touchés par la pauvreté : les indépendants et les commerçants n'ont pas ces filets de sécurité du chômage partiel ou autre. Nous commençons à voir des personnes arriver au RSA avec un sentiment de déclassement très fort. Ces personnes étaient entrepreneurs ou, de façon plus générale, très autonomes. Les personnes qui montent leur entreprise ont un profil très particulier. Cette situation est difficile pour elles. Les associations nous ont fait part de leurs inquiétudes sur l'état psychique de ces personnes qui ont perdu d'un coup tout ce qu'elles avaient construit, parfois le travail de toute une vie.
Les jeunes sont également un sujet d'inquiétude depuis le mois de mai, ce qui explique les aides et les travaux sur le plan « Un jeune, une solution ». Leurs difficultés seront durables. Ils ont des problèmes de précarité, de subsistance mais aussi et surtout d'avenir professionnel. Le chômage est toujours plus élevé chez les jeunes. Cela s'est aggravé, y compris pour les jeunes diplômés. Pôle emploi nous a dit avoir enregistré en septembre une augmentation de 30 % des inscriptions de jeunes diplômés. Cela ne concerne pas seulement les fameux Neet (Not in education, employment or training) sans formation mais c'est toute une classe d'âge qui est touchée. De plus, comme vous l'avez vu chez les étudiants, indépendamment de la précarité monétaire et alimentaire, un problème très grave de précarité psychique se pose. Nous nous sommes mobilisés sur le sujet.
Un autre point important des indicateurs concerne les loyers. Nous ne constatons pas d'explosion des impayés. Nous en avons vu lors du premier confinement et ils se sont résorbés. En effet, les personnes paient beaucoup leur loyer en liquide, notamment dans le parc social. Ils ne pouvaient pas aller le payer en liquide pendant le confinement et les impayés se sont résorbés après.
En revanche, nous savons que se constitue un stock d'expulsions locatives par la prolongation des trêves hivernales. 17 000 expulsions avaient eu lieu en 2019, 3 500 seulement en 2020 parce qu'elles ont été bloquées par les mesures de confinement. Nous avons actuellement 30 000 procédures d'expulsion en stock pour le 1er avril 2021. Il s'agit de procédures abouties ; normalement, ces personnes doivent être accompagnées et nous essayons de les reloger mais, lorsque 30 000 arrivent d'un coup, la vague est beaucoup plus difficile à gérer.
Enfin, en ce qui concerne l'endettement, une étude du Conseil d'analyse économique a été publiée au mois d'octobre. Nous entendons certes beaucoup parler du fait que les Français ont épargné durant cette crise. C'est exact pour les plus riches : 60 % de l'épargne se concentre sur les 20 % les plus riches mais le premier décile s'est endetté. Les 10 % les plus pauvres n'ont donc non seulement pas épargné pendant la crise mais ils se sont endettés. Le sujet du soutien du premier décile se posera donc.
De manière très surprenante, nous n'enregistrons pas d'augmentation mais une baisse du nombre de dossiers de surendettement. La Banque de France a publié récemment ses chiffres. Je pensais au début qu'il s'agissait de l'effet de la fermeture des services et qu'un rattrapage aurait lieu lors de la réouverture mais ce n'est pas le cas. Est-ce parce que les personnes ne connaissent pas leurs droits ? Sont-elles tellement désespérées qu'elles n'osent même plus faire leur demande ? Les banques nous disent aussi avoir vu moins d'incidents bancaires. Du fait de l'inquiétude, de l'incertitude, certains réduisent peut-être leurs dépenses, ce qui expliquerait la diminution du nombre de dossiers. Je m'inquiète tout de même pour les 10 % les plus pauvres qui se sont endettés.
La stratégie de lutte contre la pauvreté a été conçue dans une période où l'économie était plutôt en croissance. Cette stratégie était fondée sur la prévention et destinée à trois publics prioritaires.
Le premier est la petite enfance, l'idée étant d'éviter de reproduire la pauvreté de génération en génération, et donc d'agir très tôt. Je considère que cet objectif est plus que jamais d'actualité. Même s'il faut gérer la crise et l'urgence, il faut continuer à travailler sur le fond et préparer l'avenir. C'est tout le sujet de l'accueil des jeunes enfants en crèche, de la promotion d'une alimentation équilibrée afin qu'ils bénéficient d'apprentissages corrects.
Le deuxième public concerné est la jeunesse, afin que les jeunes sortent du système scolaire avec une formation leur permettant une insertion durable dans l'emploi. C'est une des meilleures solutions pour sortir de la pauvreté et tout l'objet de l'obligation de formation de 16 à 18 ans entrée en vigueur en septembre 2020. Vous savez que l'école est maintenant obligatoire de 3 à 18 ans. Nous sommes en pleine action avec l'Éducation nationale, les missions locales et les conseils généraux, puisque l'action a lieu localement en région pour connecter les différents réseaux et proposer des solutions à ces jeunes.
S'agissant de l'insertion professionnelle, l'idée est que les personnes sortent dignement de la pauvreté en ayant un emploi durable qui leur permette de gagner leur vie, de nourrir leurs enfants... Cet objectif est toujours d'actualité mais je suis inquiète parce que si le chômage augmente, les personnes en insertion risquent de passer en deuxième. Il faut que nous développions encore nos procédures de maintien en activité puisque nous savons que les personnes laissées durablement en inactivité resteront longtemps hors emploi.
Nous continuons donc les actions de fond déjà lancées et nous sommes toujours sur la logique de faire confiance aux territoires. Vous savez que nous avons contractualisé avec les conseils départementaux, chefs de file de l'action sociale. En 2020, nous avons aussi contractualisé avec les métropoles et les conseils régionaux en proposant des mesures de sortie de crise. Nous avons donc maintenant un outil très efficace et nos commissaires animent sur le terrain ce jeu d'acteurs.
Je pense que ce lien avec les territoires, cette mise en réseau d'acteurs qui fonctionnaient encore beaucoup en silos sont parmi les éléments les plus novateurs de cette stratégie. Pendant la crise, j'ai vu les silos se reconstituer durant les mois de mars et avril. Si nous n'avions pas créé ce lien très fort, chacun serait très vite reparti dans son couloir de nage. Il faut faire un travail de fond pour connecter le monde associatif, le réseau de l'État, les caisses de sécurité sociale, les collectivités locales. C'est un travail de longue haleine et ce n'est pas gagné.
La stratégie a été complétée par rapport à ce qui avait été annoncé en 2018 avec le Ségur de la santé, puisque le champ de la santé n'était pas très développé dans la stratégie. 100 millions d'euros ont été consacrés à la réduction des inégalités de santé, qui sont apparues de manière très forte au moment du premier confinement.
Nous avons aussi renforcé les actions en faveur des grands précaires en proposant des hébergements pour ceux qui ont des animaux, en développant l'aide aux femmes sans abri sortant de la maternité, en améliorant leur accès aux soins et à l'emploi.
Un autre volet concerne les investissements dans le secteur associatif. Dans le plan de relance, 100 millions d'euros sont consacrés au soutien aux associations, avec 50 millions cette année et 50 millions l'année prochaine. Nous avons terminé le premier appel à projets avec un succès qui nous dépasse : nous avons reçu plus de 2 600 demandes au niveau national, représentant plus de 500 millions d'euros de demandes. Cela montre le foisonnement du secteur associatif, le besoin dans les territoires. Les deux tiers de ces appels à projet sont gérés dans les régions puisque nous faisons toujours le choix des territoires. Vous voyez que nous ferons des déçus. Nous avons remis de l'argent mais les besoins sont très forts.