Intervention de Dominique Potier

Réunion du mercredi 10 février 2021 à 14h00
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDominique Potier, rapporteur :

Pour terminer en beauté ! Je suis heureux de partager avec vous un travail entrepris depuis le début de la législature au sein du groupe Socialistes et apparentés, travail collectif auquel Boris Vallaud et Marie-Noëlle Battistel ont largement contribué, avec l'appui bienveillant de notre présidente Valérie Rabault.

Cette proposition de loi a une histoire. Elle s'inscrit dans un travail de refondation de l'entreprise qui a été lancé par le groupe Socialistes en lien avec la société civile. Elle a été fabriquée par un collectif de citoyens, syndicalistes, responsables d'organisations non gouvernementales entre autres, représentant le monde de l'entreprise – pas seulement dans l'économie sociale. Cette coopération entre élus de la nation et représentants de la société civile avait été inaugurée pour élaborer une loi française qui est en train de devenir une directive européenne, la loi sur le devoir de vigilance des multinationales. Ce que nous avions alors appelé un cercle parlementaire nous avait permis de travailler de façon transpartisane, dans le dialogue avec les académiques, les intellectuels et les personnes engagées capables de fabriquer des objets politiques nouveaux et de les porter devant l'Assemblée.

Empruntant ce chemin, nous avons voulu dessiner ce que pourrait être l'entreprise au XXIe siècle. Une des racines les plus importantes de notre réflexion se trouve dans les travaux que le collège des Bernardins a menés, neuf années durant, autour de l'entreprise conçue comme une institution politique dans la société au XXIe siècle. C'est dans l'esprit de ces travaux pluridisciplinaires, ouverts et novateurs que nous avons conçu une première proposition de loi, examinée en 2017 dans le cadre d'une niche parlementaire. Elle s'articulait en neuf points, dont une redéfinition de l'entreprise, qui a été reprise dans la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (« PACTE »), un projet de codétermination et de partage de pouvoir au sein de l'entreprise, et une proposition sur le partage de la valeur au sein de l'entreprise.

Au stade de cette première proposition de loi, il ne s'agissait que d'une réflexion sur la réduction des écarts de revenus : les choses restaient assez floues. Nous avons pu en faire un amendement au projet de loi « PACTE », mais je rends ici hommage à la personne qui a conçu précisément le dispositif, Francis Raugel, un cadre à la retraite de la CFDT qui a fait le siège de ma permanence pour m'expliquer cette proposition. L'article 1er du présent texte prévoit donc un système fiscal incitatif pour limiter les écarts de revenus à un facteur 12. L'article 2, lui, fixe un plafonnement, selon un facteur 20. J'ai appris depuis que cette proposition avait déjà été faite à l'Assemblée nationale par un député communiste, le prédécesseur de Pierre Dharréville ici présent, Gaby Charroux. Sous le patronage d'un syndicaliste CFDT et d'un député communiste, j'espère que cette idée ira bien au-delà de la gauche et vous entraînera tous.

Cette proposition singulière du facteur 12, j'ai profité du confinement dû à la pandémie pour l'affiner, rédiger un texte et le déposer, en juin 2020. Pendant toute cette période, j'ai réfléchi au sens que cela avait. J'ai notamment pu conduire pour la commission des affaires économiques une mission d'information sur le partage de la valeur au sein des entreprises et ses conséquences sur leur gouvernance, leur compétitivité et la consommation des ménages.

Ce sujet, qui paraît banal, est finalement peu exploré. Il faut remonter à quelques décennies pour trouver des débats politiques de haute qualité sur la question des échelles de salaire : combien gagnent les cadres, les ouvriers... C'est comme si une forme de désinvolture avait saisi notre société face à cette question qui était structurante jusque dans les années 1980. Cet oubli a été préjudiciable, puisqu'on a vu une forme de démesure s'installer. Retrouver les repères, les outils qui permettent d'appréhender la question sur le plan éthique, philosophique et politique a été l'objet de cette mission passionnante, et je remercie ma collègue issue des rangs de la majorité, Graziella Melchior, qui l'a conduite avec moi. Cette mission a recueilli l'avis de toutes les parties prenantes, sondé les sources documentaires. Son rapport est une mine de documentation, et pointe en même temps les nombreux angles morts et zones d'ombre existants. L'une de nos premières revendications, avec Graziella Melchior, concerne d'ailleurs le besoin de retrouver une culture du chiffre sur ces questions de rémunération, de mieux se documenter pour que le débat politique puisse se tenir dans de belles conditions.

Je ne pourrais pas être juste sans rendre hommage à ceux qui ont conçu le facteur 12 au départ, l'économiste Gaël Giraud et la philosophe Cécile Renouard, qui en ont développé dans un livre les bienfaits économiques, sociaux et environnementaux. Quand on se demande pourquoi le facteur est de 12, on peut répondre grâce à ces pionniers.

La question du partage des revenus est généralement réglée dans notre République, à gauche et même à droite, par l'État providence. Avant redistribution, l'écart entre les 20 % de ménages les plus aisés et les 20 % les moins favorisés va de 1 à 8 ; il n'est plus que de 1 à 4 après. L'État providence fonctionne donc bien dans notre pays, même si son efficacité reste toujours un combat. Mais il ne peut pas tout corriger, et le poids de cette correction a un coût qui correspond à une forme d'épuisement de la puissance publique. Nous avons donc voulu aborder la question par la face Sud, celle de la réduction à la source, par la puissance publique, des inégalités, afin d'alléger la mission de l'État providence et de le rendre plus agile et plus performant.

Le texte en lui-même est d'une grande simplicité. Les dispositions sont limpides. L'article 1er propose un dispositif fiscal : au-delà de 12 fois le premier décile de revenus de l'entreprise, les salaires et les charges afférentes, soit l'ensemble de ce qui constitue une rémunération, ne sont pas déductibles de l'impôt sur les sociétés. C'est une formule très simple ; il n'y a aucune discussion sur son acceptabilité dans le droit français.

L'article 2 fixe deux plafonds. Lors de la précédente législature, à l'initiative du Président de la République, un plafonnement de 1 à 20 a été instauré pour les directeurs des grands établissements publics ou agences de l'État. À l'époque, je pense par oubli, les autres cadres n'avaient pas été visés par la mesure, ce qui fait que certains gagnent plus que le directeur. Cela crée un désordre qui n'est pas conforme à l'esprit de ce que nous voulions. Le premier plafond vise donc à corriger cet oubli. La véritable innovation tient à ce que l'article 2 étend à l'ensemble des entreprises privées cette limitation à 20 fois le SMIC.

L'article 3 a une portée importante. Il vise à introduire un nouveau critère dans la certification publique, que j'appelle de mes vœux, de la responsabilité sociale et environnementale (RSE) des entreprises. La RSE s'intéresse à beaucoup de choses – le bilan carbone, l'égalité hommes-femmes, l'impact du recyclage... – mais très peu à la question qui nous occupe. Les écarts de revenus et le partage de valeur à la source pourraient faire l'objet d'un indice qui deviendrait un élément à prendre en compte. Par là même, nous plaidons pour que le partage de la valeur à la source devienne un élément de la déclaration de performance extra-financière telle qu'elle est en train de se réformer à l'échelle européenne. La France, et je le salue, joue un rôle important en la matière. Elle milite pour une nouvelle norme de RSE, et nous proposons d'y intégrer la question du partage de la valeur, trop peu considérée jusqu'à présent.

Un élément de contexte : avec la crise du covid, au printemps 2020, nous avons redécouvert que si le chauffeur routier qui collecte le lait dans les fermes avait arrêté de travailler, si l'auxiliaire de vie n'avait pas eu le courage d'aller, parfois sans protection, au domicile des personnes en situation de handicap ou fragilisées par l'âge, l'hôpital n'aurait pas tenu, l'agro-alimentaire aurait craqué. Bien d'autres services, la gestion des déchets ou de l'eau par exemple, ont tenu parce que des travailleurs parmi les moins payés de notre pays ont continué à faire leur travail. Du Président de la République à nous tous, nous avons eu un immense mouvement de gratitude non seulement pour les soignants, mais pour tous ces travailleurs invisibles et mal payés. C'est parce qu'ils ont eu le courage de continuer à travailler, souvent pour 1 200 ou 1 300 euros par mois, que le pays a tenu.

Certains m'ont dit, y compris au Gouvernement, que cette proposition de loi était très intéressante, mais pour plus tard, pas maintenant. Cela me met dans une colère terrible. Si nous ne la votons pas maintenant, quand le ferons-nous ? Qui peut prétendre qu'il vaut douze fois plus que ces travailleurs invisibles qui ont tenu le pays ? Ceux qui trouvent normal que les patrons du CAC 40 gagnent 248 fois le SMIC admettent qu'il y a dans notre pays des personnes qui valent 248 fois moins que d'autres, ou même 400 ou 500 fois, si l'on prend les extrêmes.

Le facteur 12, le plafonnement à 20 concernent très peu de personnes. J'ai cru longtemps, avec Boris Vallaud et d'autres, que ces mesures avaient un caractère symbolique, mais peu d'effet redistributif. Grâce à l'étude que j'ai pu mener avec nos deux administrateurs, que je remercie pour leur engagement dans ce travail, nous avons enfin des chiffres – grâce à notre persévérance, et malgré le silence de Bercy, interrogé et relancé depuis quatre mois. La très bonne surprise, c'est que cet effet redistributif est extrêmement important.

Si nous appliquons le facteur 12 pour une redistribution vers les premier et deuxième déciles de notre pays, autrement dit pour des revenus moyens d'environ 1 350 euros, le gain par mois représente 233 euros. Ce sont 3,5 à 4 millions de salariés qui pourraient ainsi bénéficier chaque mois d'une augmentation de salaire de 15 %, et ceci à charges égales pour l'entreprise, puisque c'était notre hypothèse de base. Je répète : la limitation de la rémunération des 0,32 % de salariés qui gagnent plus de 12 fois le SMIC, ce qui représente 9 milliards sur les 600 milliards de volume salarial dans notre pays, représente 15 % de pouvoir d'achat supplémentaire, de pouvoir de vivre diraient certains, pour 3 à 4 millions de salariés. Si la redistribution s'opère au bénéfice de tous les revenus inférieurs au revenu médian, ce seront alors une dizaine de millions de salariés qui percevront 93 euros supplémentaires par mois. Si nous limitons les calculs au périmètre des entreprises qui concentrent ces salaires excessifs – les très grandes entreprises – les effets de redistribution deviennent majeurs : ils permettent quasiment de doubler les revenus des premiers déciles. Mais nous avons voulu tenir compte de la sous-traitance, ou des cabinets libéraux où les écarts de revenus entre la femme de ménage et certains professionnels, médicaux, par exemple sont astronomiques. Pour n'oublier personne donc, nous avons pensé le mécanisme de redistribution au bénéfice de l'ensemble des salariés.

Les sommes redistribuées permettent de rebattre les cartes du pouvoir d'achat. Si toutefois des privilèges exorbitants étaient maintenus par les entreprises au nom de leur liberté et que l'impôt sur les sociétés s'appliquait sur les sommes excédant le fameux plafond de 12, le gain pour la nation serait de l'ordre de 2,4 milliards d'euros, soit à peu près les deux tiers de la perte organisée par la majorité actuelle en 2018 avec la flat tax et l'impôt sur la fortune. Et, pour information, si l'écrêtement s'appliquait non plus aux 0,3 % des salariés mais aux 1 % des Français les plus privilégiés, les sommes seraient d'une tout autre mesure : près de 6 milliards d'euros de fiscalité pourraient être récupérés au bénéfice d'un nouveau partage dans la société. Il y a donc des masses énormes qui profitent à très peu de Français et qui pourraient servir au changement de vie de beaucoup d'autres.

Il n'y a pas qu'un gain social à attendre de cette proposition : sur le plan économique, nous avons vu qu'elle n'aurait aucune conséquence, puisqu'elle se fait à masse salariale égale et sans perte de compétitivité, mais ses retombées écologiques seraient importantes. L'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie nous renseigne sur les différences de consommation de carbone entre les premiers et derniers déciles des Français. Une étude conjointe d'Oxfam et de l'Institut de l'environnement de Stockholm, vérifiée et consolidée, montre que 1 % des plus aisés des humains consomment autant de CO2 que la moitié de l'humanité. Il est certain que les 0,32 % de salariés dont nous parlons en font partie. Réduire leur niveau de vie, c'est aussi réduire leur impact carbone et leurs comportements désastreux pour l'environnement. En revanche, redonner 15 % de pouvoir d'achat aux plus défavorisés, ceux qui ont été sur les barrages des « gilets jaunes », c'est leur donner la capacité d'isoler leur logement, de consommer plus sainement, de se déplacer de façon moins carbonée, bref de contribuer à la transition écologique.

Le partage de la valeur à la source dans l'entreprise nous permet non seulement de refaire société, sans perdre en compétitivité économique, mais également d'amorcer la transition écologique en donnant aux plus défavorisés les moyens de s'y engager et en calmant les ardeurs de ceux qui surconsomment sans retenue des ressources finies.

Voilà notre dessein. Je terminerai avec une citation de l'abbé Pierre d'une modernité extraordinaire : « Le contraire de la misère, ce n'est pas la richesse. Le contraire de la misère, c'est le partage. »

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