En tant que directeur scientifique de l'Espace santé étudiants, c'est-à-dire du centre de santé universitaire de l'université de Bordeaux, je suis en contact rapproché avec le terrain.
Nous avons étudié deux cohortes centrées sur les étudiants et leur santé mentale ; une population difficile à capter, comme pourraient le confirmer tous mes collègues chargés d'enquêtes. Il est plus difficile à ces jeunes adultes qu'à d'autres segments de la population de participer à ce genre d'études.
Les cohortes constituent un dispositif particulier car stable dans le temps. Il ne s'agit pas de mener une enquête à un moment particulier mais bien de recruter – c'est le terme technique – des individus pour les suivre au fil du temps. La stabilité d'un tel dispositif lui confère d'autant plus d'importance dans le cadre de cette épidémie qu'il permet de suivre durablement l'évolution des mêmes personnes. La situation évolue au gré des déconfinements, reconfinements et couvre-feux. L'étude d'une cohorte mesure l'impact des différentes mesures sur une population donnée. En épidémiologie, les cohortes apportent le plus haut niveau de preuve scientifique, ce qui les rend d'autant plus précieuses. Elles permettent même d'établir des relations causales et d'évaluer l'impact de certaines mesures.
Elles permettent également d'établir des preuves de concept. L'objectif, ici, n'était pas seulement l'observation mais l'étude d'éventuelles interventions en vue de l'amélioration de la santé mentale. Le dispositif de la cohorte permet en effet d'intervenir sur les participants, et se révèle ainsi très « agile » car on peut dès lors vérifier rapidement ce qui fonctionne ou pas.
Les deux cohortes dont nous sommes responsables à Bordeaux sont accessibles via des plateformes et donc ouvertes aux collaborations. La cohorte i-Share, constituée depuis 2013, réunit 21 000 étudiants. Avant même l'épidémie, nous avons clairement constaté la fragilité de la santé mentale de cette population d'étudiants. J'insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas là d'un constat relevant de la psychiatrie mais bien de la santé mentale dans une population générale.
Au moment du premier confinement, nous avons mis en place à toute allure une autre cohorte, faute de financement suffisant et c'est bien dommage pour continuer à suivre la cohorte i-Share. Cette nouvelle cohorte baptisée CONFINS compte 4 000 participants, dont 2 500 étudiants.
Dans le même dispositif, à l'aide des mêmes modes de communication, nous avons recruté 2 500 étudiants et 1 500 non-étudiants. Ces deux populations présentent d'importantes similitudes selon la plupart des paramètres envisagés, comme la répartition en genres, les connaissances sur l'épidémie et les antécédents de maladie psychiatrique ; mais pas, bien sûr, du point de vue de l'âge, des enfants à charge ou de l'insertion professionnelle. Des méthodes de modélisation classique nous ont permis de comparer ces populations et en particulier l'état de santé mentale des étudiants avec celui des non-étudiants. Nous avons clairement constaté près de deux fois plus de problèmes de santé mentale chez les étudiants, aussi bien dépression qu'anxiété, stress ou pensées suicidaires. Ces résultats semblent indiquer que les étudiants vivent beaucoup plus mal le confinement, ce qui paraît plausible vu leur fragilité initiale.
On a beaucoup parlé de la psychiatrie, qui est fondamentale. On connaît son mauvais état actuel et son manque de ressources. Je travaille sur la santé mentale à l'échelle populationnelle ; or les indices relevés en psychiatrie ne reflètent pas immédiatement l'état de santé mentale des jeunes du fait de la réelle difficulté de ceux-ci à recourir aux soins. Les jeunes manquent d'argent, ce qui complique leur accès aux consultations, notamment quand celles-ci impliquent un surcoût. Pour cette raison, leur état de santé mentale se dégrade avant même tout recours aux soins, d'où l'observation d'une demande croissante de soins en milieu psychiatrique.
Quand il est possible et nécessaire d'intervenir, il faut s'y résoudre avant même tout recours à des soins. Il semble dommage d'intervenir tardivement car certaines interventions pourraient probablement être évitées.
Je doute que les « chèques psy » annoncés, la psychiatrisation ou la psychologisation de cette population étudiante apportent la bonne réponse au problème. La bonne réponse est en réalité simple, et c'est d'ailleurs tout l'intérêt de cette histoire. Que demandent les étudiants ? Tout simplement : revenir à l'université.
Cette demande peut sembler très modeste mais le contact retrouvé avec leurs pairs et leurs enseignants constituerait déjà pour eux un premier élément de solution. L'isolement reste bien ce qui les meurtrit le plus. S'y ajoute évidemment l'absence de ressources, faute d'avoir pu exercer l'été dernier le genre de petit boulot grâce auquel ils se constituent habituellement des provisions d'argent nécessaires. Suivre des cours ou passer des examens à distance s'avère par ailleurs compliqué. L'isolement ne leur en est pas moins extrêmement douloureux. Les étudiants sont à l'âge où se constitue ce que l'on appelle le « cerveau social ». À 20 ans, le cerveau continue de mûrir. Les contacts avec leurs pairs relèvent pour les jeunes d'un besoin physique. Ils demandent simplement à revenir à l'université. Mon message est simple : il faut rouvrir les universités et non se contenter des demi-mesures en place, en aucun cas satisfaisantes.