Intervention de Jean-François Delfraissy

Réunion du mercredi 24 mars 2021 à 9h00
Commission des affaires sociales

Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) :

J'ouvrirai mon propos en rappelant brièvement mon parcours. Spécialiste d'immunologie et des virus émergents, je suis professeur émérite de médecine de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) à l'université Paris-Saclay. J'ai fait ma carrière au centre hospitalo-universitaire Bicêtre. J'ai contribué à trois avancées majeures de la médecine au cours des vingt dernières années : la réduction du risque de transmission du virus de l'immunodéficience humaine (VIH) de la mère à l'enfant ; l'application des trithérapies au traitement du VIH, qui a changé complètement la donne ; la mise au point de médicaments contre l'hépatite C, permettant de l'éradiquer.

En sus de mes fonctions hospitalières et hospitalo-universitaires, l'État français m'a confié trois grandes missions : la direction de l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS), la coordination de la cellule interministérielle de crise (CIC) de lutte contre Ebola et la présidence du CCNE, qui est l'objet de la présente audition.

Nommé président du CCNE en 2016, j'ai été renouvelé à ce poste en 2018. Après un premier mandat de mise en route, l'année 2018 a été un temps très fort, pour le CCNE comme pour le citoyen, en raison de l'organisation des Etats généraux de la bioéthique, en préalable des travaux que vous avez menés lors de l'élaboration du projet de loi relatif à la bioéthique, que vous examinerez en nouvelle lecture et que je suis avec une particulière attention. Les états généraux de la bioéthique ont placé la réflexion sur ce sujet au cœur du débat public : plus de 300 débats ont eu lieu en province et de nombreuses auditions ont été menées.

Mon deuxième mandat, effectué en 2019 et en 2020, a été consacré au suivi de ce projet de loi, ainsi qu'à la crise sanitaire provoquée par le covid-19, sur laquelle le CCNE a énormément travaillé. J'ai été nommé président du Conseil scientifique sur le covid-19 le 13 mars 2020, jour de la parution de l'avis du CCNE intitulé « Enjeux éthiques face à une pandémie ». Comme le prévoit le règlement, je me suis mis en déport du CCNE, dont j'ai confié la présidence à sa vice-présidente, Karine Lefeuvre.

Le CCNE a poursuivi sa réflexion sur les enjeux éthiques de la crise sanitaire. Je l'ai suivie, tout en veillant à me maintenir en déport. Au mois de juillet 2020, j'ai émis le souhait d'en reprendre la présidence et de céder celle du Conseil scientifique sur le covid-19, estimant que nous avions en partie fait notre travail et qu'il fallait revenir à la normale. Toutefois, l'Assemblée nationale et le Sénat ont souhaité, non sans sagesse, que le Conseil scientifique sur le covid-19 soit maintenu. J'ai accepté d'en conserver la présidence, tout en reprenant celle du CCNE.

Au cours des deux dernières années, l'institution a acquis, me semble-t-il, une visibilité à la hauteur de ses ambitions. Elle a émis plusieurs avis que je considère, peut-être à tort, comme majeurs, tel celui sur la santé des migrants. Nous avons mené une réflexion sur la prise en charge des patients les plus anciens, et sur une remise en cause, avant la crise sanitaire provoquée par le covid-19, le modèle français des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), et nous penchant sur ceux adoptés par d'autres pays européens. Nous avons également émis des avis sur l'adoption, sur la situation des personnes transgenres et sur la crise sanitaire provoquée par le covid-19. Le CCNE a donc été très actif au cours des deux dernières années.

Si je sollicite mon renouvellement à sa tête, après avoir hésité à le faire, c'est parce que je considère que le travail n'est pas achevé. Il s'agit de parvenir à ce que j'appelle, de façon un peu provocatrice, le « CCNE 2.0 », avec l'assentiment des membres du CCNE, dont les décisions sont prises de façon collégiale, dans le cadre du comité plénier, le président jouant un rôle de chef d'orchestre et non de décideur.

Le CCNE est confronté à plusieurs grands enjeux, dictés par la révision de la loi de bioéthique, dont j'espère qu'elle sera votée cet été.

Le premier enjeu est l'extension de son périmètre de compétences, afin qu'il englobe non seulement la santé, mais aussi ce qu'elle implique, dans le cadre d'une perspective élargie, incluant notamment les aspects de santé et d'environnement.

Le deuxième enjeu est l'animation du débat éthique en continu, et non seulement dans le cadre d'états généraux. Nous y contribuons d'ores et déjà, à travers les espaces de réflexion éthiques régionaux (ERER), rassemblés dans la conférence nationale des ERER (CNERER). Ce maillage régional joue un rôle d'interface, à l'échelle des territoires, notamment avec les soignants. Il a joué un rôle de premier plan dans l'accompagnement des enjeux éthiques auxquels certains EHPAD et services de réanimation ont été confrontés, notamment – mais pas uniquement, car ils mènent une réflexion globale – au début de la crise sanitaire. Le CCNE, j'en conviens, est un club assez élitiste d'intellectuels, parisiens pour la plupart ; je m'efforce de l'ouvrir sur une vision plus complète, plus nationale et plus diversifiée que celle ayant prévalu jusqu'à présent.

Le troisième enjeu soulève une question à laquelle je n'ai pas de réponse. Au mois de juillet 2019, le Premier ministre Édouard Philippe nous a adressé une lettre de mission nous chargeant de constituer un comité pilote d'éthique du numérique. Si le CCNE avait mené par le passé des réflexions à ce sujet, ainsi que sur les liens entre intelligence artificielle et santé, il s'agissait d'une perspective plus vaste, tenant compte du numérique de façon globale. Cette question emporte des enjeux majeurs, à l'échelle nationale et à l'échelle internationale, d'autant que la France occupe une place significative qu'il importe de renforcer.

Placé sous l'égide du CCNE, le comité pilote d'éthique du numérique a été installé dans les mêmes locaux et confié aux mêmes administrations, avec assez peu de financements – à la française, si je puis dire. Ses trente membres ont beaucoup travaillé depuis le début de la crise sanitaire, qui a soulevé des questions auxquelles le numérique a souvent apporté des réponses.

À l'issue de dix-huit mois de fonctionnement, nous avons dressé un rapport d'étape faisant le point sur ce que nous avons réalisé et sur ce que nous comptons proposer pour aller plus loin, non seulement au Gouvernement mais aussi au Parlement, car un volet législatif s'impose. Deux possibilités s'offrent à nous.

La première est de créer un « CCNE numérique » à côté du « CCNE santé ». Les deux entités auraient la même administration et les mêmes rapporteurs, mais seraient bien distinctes. Je rappelle que le « CCNE santé » a été créé par le président de la République François Mitterrand à l'époque, et que ses compétences ont été modifiées par plusieurs décrets et lois. La création d'une nouvelle entité devrait donc se situer d'emblée à un niveau élevé.

La seconde possibilité consiste à remanier le CCNE pour l'organiser en barres verticales, en consacrant un pilier à la santé, un autre au numérique et plusieurs autres, pourquoi pas, à d'autres questions, notamment l'environnement. Une telle solution, quelque peu stakhanoviste, est attrayante. Toutefois, elle m'inquiète à deux titres. Au nom de quoi une structure donnée posséderait-elle le pouvoir de dire ce qu'il faut faire ou ne pas faire en matière d'éthique ? Par ailleurs, elle fait courir le risque de créer une sorte d'agence de l'éthique. Or chacun aura observé que je suis très attentif à bien distinguer la mission du CCNE et ses relations avec les gouvernements successifs, car le CCNE doit demeurer profondément autonome.

Telles sont les deux possibilités entre lesquelles il faut choisir. Je n'ai pas la solution du problème, que je me contente de poser devant vous, mais nous continuerons à y réfléchir.

Avant d'en venir au quatrième enjeu, j'aimerais évoquer le groupe de travail sur les enjeux éthiques de la santé publique, que nous avons créé au cours de la crise sanitaire. Même si celle-ci a bouleversé celle-là, nous avons adopté une perspective excédant le cadre des problèmes posés par la crise, en vue d'aborder les tensions, parfaitement logiques au demeurant, provoquées par la prise en compte des enjeux éthiques en matière de santé publique. Le groupe de travail œuvre tant à court terme – vous recevrez sous quarante-huit heures l'avis du CCNE sur la campagne vaccinale, pour l'élaboration duquel je me suis mis en déport, s'agissant notamment de l'instauration d'un passeport sanitaire et de l'obligation de vacciner les soignants – qu'à moyen terme, en vue de déterminer les conséquences de la crise sanitaire sur l'organisation de la santé publique.

Enfin, nous avons développé depuis trois ans une collaboration internationale très active, notamment à l'échelon européen, avec nos homologues britannique et allemand. Je suis membre de la commission d'éthique de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). L'un des membres du CCNE rejoindra prochainement le Comité d'éthique indépendant, rattaché à la Commission européenne, et un autre rejoindra peut-être le groupe de travail sur l'éthique numérique constitué à Bruxelles.

Mesdames, messieurs les membres de la commission, je me tiens prêt à répondre à vos questions, notamment celle, que vous ne manquerez pas de me poser, sur la possibilité d'être simultanément président du Conseil scientifique sur le covid-19 et président du CCNE.

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