COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES
Mercredi 24 mars 2021
La séance est ouverte à neuf heures.
La commission des affaires sociales procède à l'audition, en application de l'article 29‑1 du Règlement, de M. Jean-François Delfraissy, dont le renouvellement en qualité de président du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) est envisagé (M. Jean-Carles Grelier, rapporteur).
Par courrier en date du 2 mars dernier, M. le Premier ministre a fait savoir à M. le président de l'Assemblée nationale que, conformément aux dispositions de l'article L. 1412-2 du code de la santé publique, le renouvellement de M. Jean-François Delfraissy à la présidence du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) est envisagé. En application des dispositions de la loi organique du 23 juillet 2010 et de la loi du 23 juillet 2020, et conformément à l'article 13 de la Constitution, nous sommes réunis pour émettre un avis public sur cette proposition.
Professeur, conformément à l'usage, les membres de la commission ont eu communication de votre curriculum vitae et de la présentation du CCNE que vous avez souhaité leur faire parvenir. Après que vous vous serez présenté et nous aurez donné quelques orientations sur la façon dont vous envisagez ce renouvellement, nous entendrons successivement notre rapporteur, Jean-Carles Grelier, qui est notre référent pour le CCNE et avec lequel vous pourrez échanger, les orateurs des groupes et plusieurs membres de la commission, avant de conclure par vos réponses à leurs questions.
Une fois l'audition terminée, nous passerons au vote, par scrutin secret, sur la proposition de nomination, hors la présence de M. Delfraissy. Je rappelle que l'article 13 de l'instruction générale du bureau dispose que « les délégations du droit de vote ne peuvent avoir effet pour un scrutin secret ». Nous ne procéderons au dépouillement des bulletins que lorsque la commission compétente du Sénat aura procédé à son propre vote, sans doute peu après midi. Comme vous le savez, le Président de la République ne peut procéder à une nomination lorsque l'addition des votes négatifs des commissions compétentes de l'Assemblée nationale et du Sénat représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions.
J'ouvrirai mon propos en rappelant brièvement mon parcours. Spécialiste d'immunologie et des virus émergents, je suis professeur émérite de médecine de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) à l'université Paris-Saclay. J'ai fait ma carrière au centre hospitalo-universitaire Bicêtre. J'ai contribué à trois avancées majeures de la médecine au cours des vingt dernières années : la réduction du risque de transmission du virus de l'immunodéficience humaine (VIH) de la mère à l'enfant ; l'application des trithérapies au traitement du VIH, qui a changé complètement la donne ; la mise au point de médicaments contre l'hépatite C, permettant de l'éradiquer.
En sus de mes fonctions hospitalières et hospitalo-universitaires, l'État français m'a confié trois grandes missions : la direction de l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS), la coordination de la cellule interministérielle de crise (CIC) de lutte contre Ebola et la présidence du CCNE, qui est l'objet de la présente audition.
Nommé président du CCNE en 2016, j'ai été renouvelé à ce poste en 2018. Après un premier mandat de mise en route, l'année 2018 a été un temps très fort, pour le CCNE comme pour le citoyen, en raison de l'organisation des Etats généraux de la bioéthique, en préalable des travaux que vous avez menés lors de l'élaboration du projet de loi relatif à la bioéthique, que vous examinerez en nouvelle lecture et que je suis avec une particulière attention. Les états généraux de la bioéthique ont placé la réflexion sur ce sujet au cœur du débat public : plus de 300 débats ont eu lieu en province et de nombreuses auditions ont été menées.
Mon deuxième mandat, effectué en 2019 et en 2020, a été consacré au suivi de ce projet de loi, ainsi qu'à la crise sanitaire provoquée par le covid-19, sur laquelle le CCNE a énormément travaillé. J'ai été nommé président du Conseil scientifique sur le covid-19 le 13 mars 2020, jour de la parution de l'avis du CCNE intitulé « Enjeux éthiques face à une pandémie ». Comme le prévoit le règlement, je me suis mis en déport du CCNE, dont j'ai confié la présidence à sa vice-présidente, Karine Lefeuvre.
Le CCNE a poursuivi sa réflexion sur les enjeux éthiques de la crise sanitaire. Je l'ai suivie, tout en veillant à me maintenir en déport. Au mois de juillet 2020, j'ai émis le souhait d'en reprendre la présidence et de céder celle du Conseil scientifique sur le covid-19, estimant que nous avions en partie fait notre travail et qu'il fallait revenir à la normale. Toutefois, l'Assemblée nationale et le Sénat ont souhaité, non sans sagesse, que le Conseil scientifique sur le covid-19 soit maintenu. J'ai accepté d'en conserver la présidence, tout en reprenant celle du CCNE.
Au cours des deux dernières années, l'institution a acquis, me semble-t-il, une visibilité à la hauteur de ses ambitions. Elle a émis plusieurs avis que je considère, peut-être à tort, comme majeurs, tel celui sur la santé des migrants. Nous avons mené une réflexion sur la prise en charge des patients les plus anciens, et sur une remise en cause, avant la crise sanitaire provoquée par le covid-19, le modèle français des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), et nous penchant sur ceux adoptés par d'autres pays européens. Nous avons également émis des avis sur l'adoption, sur la situation des personnes transgenres et sur la crise sanitaire provoquée par le covid-19. Le CCNE a donc été très actif au cours des deux dernières années.
Si je sollicite mon renouvellement à sa tête, après avoir hésité à le faire, c'est parce que je considère que le travail n'est pas achevé. Il s'agit de parvenir à ce que j'appelle, de façon un peu provocatrice, le « CCNE 2.0 », avec l'assentiment des membres du CCNE, dont les décisions sont prises de façon collégiale, dans le cadre du comité plénier, le président jouant un rôle de chef d'orchestre et non de décideur.
Le CCNE est confronté à plusieurs grands enjeux, dictés par la révision de la loi de bioéthique, dont j'espère qu'elle sera votée cet été.
Le premier enjeu est l'extension de son périmètre de compétences, afin qu'il englobe non seulement la santé, mais aussi ce qu'elle implique, dans le cadre d'une perspective élargie, incluant notamment les aspects de santé et d'environnement.
Le deuxième enjeu est l'animation du débat éthique en continu, et non seulement dans le cadre d'états généraux. Nous y contribuons d'ores et déjà, à travers les espaces de réflexion éthiques régionaux (ERER), rassemblés dans la conférence nationale des ERER (CNERER). Ce maillage régional joue un rôle d'interface, à l'échelle des territoires, notamment avec les soignants. Il a joué un rôle de premier plan dans l'accompagnement des enjeux éthiques auxquels certains EHPAD et services de réanimation ont été confrontés, notamment – mais pas uniquement, car ils mènent une réflexion globale – au début de la crise sanitaire. Le CCNE, j'en conviens, est un club assez élitiste d'intellectuels, parisiens pour la plupart ; je m'efforce de l'ouvrir sur une vision plus complète, plus nationale et plus diversifiée que celle ayant prévalu jusqu'à présent.
Le troisième enjeu soulève une question à laquelle je n'ai pas de réponse. Au mois de juillet 2019, le Premier ministre Édouard Philippe nous a adressé une lettre de mission nous chargeant de constituer un comité pilote d'éthique du numérique. Si le CCNE avait mené par le passé des réflexions à ce sujet, ainsi que sur les liens entre intelligence artificielle et santé, il s'agissait d'une perspective plus vaste, tenant compte du numérique de façon globale. Cette question emporte des enjeux majeurs, à l'échelle nationale et à l'échelle internationale, d'autant que la France occupe une place significative qu'il importe de renforcer.
Placé sous l'égide du CCNE, le comité pilote d'éthique du numérique a été installé dans les mêmes locaux et confié aux mêmes administrations, avec assez peu de financements – à la française, si je puis dire. Ses trente membres ont beaucoup travaillé depuis le début de la crise sanitaire, qui a soulevé des questions auxquelles le numérique a souvent apporté des réponses.
À l'issue de dix-huit mois de fonctionnement, nous avons dressé un rapport d'étape faisant le point sur ce que nous avons réalisé et sur ce que nous comptons proposer pour aller plus loin, non seulement au Gouvernement mais aussi au Parlement, car un volet législatif s'impose. Deux possibilités s'offrent à nous.
La première est de créer un « CCNE numérique » à côté du « CCNE santé ». Les deux entités auraient la même administration et les mêmes rapporteurs, mais seraient bien distinctes. Je rappelle que le « CCNE santé » a été créé par le président de la République François Mitterrand à l'époque, et que ses compétences ont été modifiées par plusieurs décrets et lois. La création d'une nouvelle entité devrait donc se situer d'emblée à un niveau élevé.
La seconde possibilité consiste à remanier le CCNE pour l'organiser en barres verticales, en consacrant un pilier à la santé, un autre au numérique et plusieurs autres, pourquoi pas, à d'autres questions, notamment l'environnement. Une telle solution, quelque peu stakhanoviste, est attrayante. Toutefois, elle m'inquiète à deux titres. Au nom de quoi une structure donnée posséderait-elle le pouvoir de dire ce qu'il faut faire ou ne pas faire en matière d'éthique ? Par ailleurs, elle fait courir le risque de créer une sorte d'agence de l'éthique. Or chacun aura observé que je suis très attentif à bien distinguer la mission du CCNE et ses relations avec les gouvernements successifs, car le CCNE doit demeurer profondément autonome.
Telles sont les deux possibilités entre lesquelles il faut choisir. Je n'ai pas la solution du problème, que je me contente de poser devant vous, mais nous continuerons à y réfléchir.
Avant d'en venir au quatrième enjeu, j'aimerais évoquer le groupe de travail sur les enjeux éthiques de la santé publique, que nous avons créé au cours de la crise sanitaire. Même si celle-ci a bouleversé celle-là, nous avons adopté une perspective excédant le cadre des problèmes posés par la crise, en vue d'aborder les tensions, parfaitement logiques au demeurant, provoquées par la prise en compte des enjeux éthiques en matière de santé publique. Le groupe de travail œuvre tant à court terme – vous recevrez sous quarante-huit heures l'avis du CCNE sur la campagne vaccinale, pour l'élaboration duquel je me suis mis en déport, s'agissant notamment de l'instauration d'un passeport sanitaire et de l'obligation de vacciner les soignants – qu'à moyen terme, en vue de déterminer les conséquences de la crise sanitaire sur l'organisation de la santé publique.
Enfin, nous avons développé depuis trois ans une collaboration internationale très active, notamment à l'échelon européen, avec nos homologues britannique et allemand. Je suis membre de la commission d'éthique de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). L'un des membres du CCNE rejoindra prochainement le Comité d'éthique indépendant, rattaché à la Commission européenne, et un autre rejoindra peut-être le groupe de travail sur l'éthique numérique constitué à Bruxelles.
Mesdames, messieurs les membres de la commission, je me tiens prêt à répondre à vos questions, notamment celle, que vous ne manquerez pas de me poser, sur la possibilité d'être simultanément président du Conseil scientifique sur le covid-19 et président du CCNE.
Professeur, je vous remercie des propos sur l'éthique que vous venez de tenir devant notre commission. J'aimerais que nous puissions consacrer plus de temps à ce sujet. Comment ne pas regretter que le projet de loi relatif à la bioéthique ait été examiné l'an passé au cœur de l'été, et qu'il le sera vraisemblablement cette année encore ? Comment ne pas regretter que des questions aussi essentielles que celles relatives à la fin de vie ne trouvent aucune place au sein de notre ordre du jour, sinon dans une niche parlementaire ?
L'éthique, car il ne s'agit pas uniquement de bioéthique, niche au cœur de la vie. Elle est ce qui renvoie les hommes à leur condition humaine, un petit supplément d'âme aux confins du droit et de la morale, un combat du bien contre le bien, pour reprendre la belle définition qu'en donne Jean Leonetti. Même si je conçois que l'exercice n'est pas facile, il serait intéressant que la représentation nationale connaisse la vôtre, qu'elle vous entende sur la part du bien contre le bien et du bien contre le mal que vous attribuez à la bioéthique et à l'éthique en général.
Sous cet angle, il est incontestablement pertinent d'ouvrir le champ de l'éthique à l'intelligence artificielle, au numérique et aux sujets environnementaux. Par ailleurs, votre belle institution ne pourrait que gagner en indépendance, quand bien même cela ne relève pas de votre compétence, en ouvrant le champ des nominations de ses membres au-delà de la seule sphère gouvernementale. J'ai cru comprendre, lorsque vous avez évoqué l'organisation territoriale du CCNE, que tel est votre souhait.
À tous égards, le CCNE a vocation à éclairer la nuit de nos incertitudes et de nos questionnements. Il est impératif que ses avis, longuement mûris, apportent une pierre d'angle parfaitement polie au débat. Dès lors, comment expliquer ses revirements au sujet de l'extension du champ de la procréation médicalement assistée (PMA) ? Comment expliquer que les avis émis par les Français dans le cadre des états généraux de la bioéthique semblent rayés d'un trait de plume dans l'avis n° 129 du CCNE, alors même que les temps sont à la multiplication des consultations citoyennes et au respect de l'avis de nos concitoyens ? Êtes-vous certain d'avoir respecté, dans cette circonstance, la lettre et l'esprit des textes qui fondent votre action ? Êtes-vous certain de vous être placé au-dessus de la mêlée, comme la loi vous y invite ?
Comment ne pas s'interroger également sur le cumul des responsabilités pesant sur vos épaules depuis le mois de mars 2020, qui a donné à plusieurs reprises le sentiment que vous êtes juge et partie, alors même que de nombreuses questions d'éthique ont été soulevées par la crise sanitaire ? Votre double présidence n'a pas contribué à rendre suffisamment audible la voix du CCNE, dans une période où on aurait aimé l'entendre fortement, notamment sur le tri des patients au seuil des services de réanimation, sur la privation de visites des patients en fin de vie, sur l'abandon des rites funéraires, sur l'exclusion des patients hospitalisés à domicile des campagnes de vaccination dans de nombreux départements, ainsi que sur les restrictions imposées aux libertés individuelles et collectives et sur la pénalisation de leur non-respect. Dans les débats pseudo-scientifiques qui agitent les médias depuis des mois, la voix du CCNE aurait été utile. Elle aurait dû se faire entendre plus fortement et plus fermement, ce qui aurait peut-être permis de faire taire les théories fantaisistes qui ont essaimé dans l'opinion.
Vous me permettrez de formuler, dans l'hypothèse du renouvellement de votre mandat, des vœux de succès. Celui-ci ne sera au rendez-vous, me semble-t-il, que si vous parvenez – je crois que c'est votre souhait – à imposer plus qu'aujourd'hui la voix du CCNE dans le débat public. Comme le disait Confucius, la conscience est la lumière de l'intelligence pour distinguer le bien du mal. C'est dans la lumière, au cœur de l'intelligence et de la conscience, que réside la place du CCNE. Alors, bon vent, professeur !
J'ai eu d'illustres prédécesseurs. Le premier d'entre eux, le professeur Jean Bernard, disait souvent que la réflexion éthique devait commencer par s'appuyer sur les connaissances scientifiques. Une fois qu'elles sont sur la table, on entre dans le questionnement éthique. La réflexion éthique, c'est savoir questionner, savoir entendre, savoir entrer dans une pièce en ayant peut-être une idée à titre personnel et savoir construire une pensée commune avec d'autres, qui appartiennent à des disciplines différentes, c'est savoir faire un exercice d'intelligence collective.
J'ai indiqué, au démarrage des états généraux de la bioéthique, que la réflexion éthique ne consistait pas à définir d'en haut ce qu'est le bien et le mal. Cette phrase est restée : on a dit, pendant de très nombreux mois, que le président du Comité d'éthique ne savait pas ce qu'est le bien et le mal. Ce n'est évidemment pas la question. Je suis plus âgé que la plupart d'entre vous et j'ai la vision d'un médecin qui s'est occupé pendant vingt-cinq ans de patients atteints du VIH : j'ai donc un certain recul.
L'éthique ne consiste pas à définir ce qu'est le bien et le mal ni à être une sorte de morale. C'est pourquoi le CCNE est une entité précieuse : très multidisciplinaire, il construit une réflexion en s'appuyant sur des philosophes, des juristes, des scientifiques purs et durs et des représentants de l'Assemblée nationale et du Sénat sur des questions qui concernent des avancées médicales extrêmement fortes, comme la génétique, ou qui ont des conséquences sociétales, par exemple les nouvelles techniques de procréation et l'ouverture aux femmes seules et aux couples de femmes de l'aide médicale à la procréation.
Je ne suis pas revenu sur la question des évolutions les concernant, car je souhaitais plutôt parler des deux prochaines années. C'est la loi de bioéthique qui tranchera, et je ne souhaite pas entrer dans le débat. Ce type de loi est une construction très particulière. Il n'existe rien de tel dans d'autres pays, notamment européens, qui gèrent la question différemment. Je pense, après réflexion, que les lois de bioéthique sont une très bonne chose : tous les quatre, cinq ou six ans, selon ce que vous déciderez finalement, vient un temps où on réunit les citoyens, les politiques et les experts – c'est le triangle de la démocratie sanitaire.
Le CCNE a-t-il été peu visible ? J'entends plutôt l'inverse : on me dit que nous sommes très visibles depuis trois ou quatre ans. Mais le CCNE a-t-il vocation à être visible ? Il a plutôt pour mission de mener une réflexion au calme, indépendamment des médias, dont nous devons nous préserver.
Vous avez évoqué une absence de prises de position du CCNE sur certains sujets. Or nous avons adopté des positions concernant le tri des patients, les EHPAD – dès le mois d'avril 2020 –, les enjeux de la vaccination et la sortie du confinement. Ce n'est pas moi qui ai présenté ces prises de position, à juste titre, me semble-t-il. En revanche, la vice-présidente du CCNE s'est beaucoup engagée, comme bien d'autres membres. Je pourrais également citer sept ou huit prises de position, avis ou opinions officielles au sujet du numérique et de la crise. Le CCNE a été au rendez-vous et il continuera à l'être.
Sachez également qu'il y a eu beaucoup de discussions en interne. Nous nous sommes demandé si le comité d'éthique devait répondre en urgence à la crise ou, au contraire, se situer un peu en retrait. Je crois que la fonction d'une institution telle que la nôtre est plutôt de se placer dans une perspective de moyen et long terme. Il était logique d'adopter un certain nombre de positions face à cette crise si particulière, mais le CCNE doit poursuivre sa réflexion dans ce cadre.
Je suis rassuré de vous entendre dire que vous n'avez pas de certitude concernant le bien et le mal. Ceux qui en ont sur ces questions m'inquiètent toujours beaucoup.
Je ne voudrais pas qu'il y ait d'ambiguïté dans les propos que j'ai tenus. Je n'ai pas dit que le CCNE n'avait pas travaillé pendant la crise mais que les avis qu'il a rendus n'avaient peut-être pas été suffisamment entendus dans le tohu-bohu médiatique ambiant, et que la voix du CCNE n'avait peut-être pas suffisamment porté.
Je vous rejoins au sujet de la relation particulière entre l'éthique et le temps. Cette question est au cœur du travail parlementaire : faut-il légiférer en amont ou en aval des progrès d'une société ? La question qui se pose à vous est la même : faut-il éclairer des débats à venir ou encadrer ceux qui existent déjà ?
Le délai entre les futures lois de bioéthique sera vraisemblablement réduit : il pourrait passer de sept à cinq ans. Ne vous semble-t-il pas, compte tenu de la vitesse du progrès scientifique et, sur certains sujets, de la réflexion philosophique, qu'une bioéthique au fil de l'eau pourrait avoir un sens ? Quand on raisonne avec cinq ans de retard par rapport à certains progrès scientifiques, ne prend-on pas le risque de passer à côté de débats essentiels ?
C'est une très bonne question. J'ai changé d'avis : je pensais plutôt comme vous avant de vivre les états généraux de la bioéthique, qui étaient une première et qui ont suscité une véritable motivation. Même si tout n'a peut-être pas été suffisamment médiatisé, nous avons mené plus de 300 auditions et plus de 350 débats ont été organisés en province.
Je me suis dit, le 7 ou le 8 janvier 2018, au moment d'entrer dans la grande salle municipale de Brest, où l'on devait aborder les enjeux de la génomique et de CRISPR/Cas9 – l'espace de réflexion éthique régional de Bretagne avait choisi de traiter ce sujet –, qu'on allait se planter. Or la salle était pleine – il y avait des gens d'un certain âge, mais aussi des jeunes – et la réunion a été extraordinaire.
Il me paraît très important de se retrouver tous les cinq ou sept ans – je suis d'ailleurs plutôt favorable à un intervalle de cinq ans –, lors d'un rendez-vous avec les citoyens, la représentation démocratique et avec les experts, tout en ayant une discussion en continu au sein du CCNE entre deux lois de bioéthique. Il faut continuer à le faire. Bien des pays nous envient cette manière de procéder, que je suis beaucoup allé présenter à l'étranger, de la même façon que notre Comité national d'éthique a été « copié ». Le Japon, par exemple, est sur le point de se lancer dans une loi de bioéthique au lieu de continuer à travailler ponctuellement sur certains aspects.
Le risque de s'y prendre au fil de l'eau est précisément de traiter de sujets très ponctuels, comme l'utilisation des nouveaux outils de la génomique, qui évoluent très vite – il y a encore eu la semaine dernière, dans Nature, une publication extraordinaire sur le plan scientifique. Par ailleurs, les enjeux ne se limitent pas aux avancées scientifiques : il y a aussi la question de leur retentissement dans la société civile. S'agissant de la génomique, un des enjeux majeurs est la relation avec le numérique. Avancer au fil de l'eau présente des avantages, mais on risque de traiter les sujets un par un sans développer une vision globale, comme le processus actuel permet de le faire – il y a un moment précis et une durée de plusieurs mois pour mener la réflexion.
Je vous félicite pour votre action très positive à la tête du CCNE, qui ne nous surprend pas : nous connaissons votre excellent travail dans la lutte contre le sida, Ebola, l'hépatite C et maintenant la covid-19. Vous avez laissé de grands souvenirs à l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS) que vous avez dirigée pendant de nombreuses années. Vous avez présidé des travaux importants au CCNE, qui ont débouché sur des avis de grande qualité, lesquels inspirent notamment notre action au Parlement. L'avis n° 135 sur l'accès aux innovations thérapeutiques est précieux en ce moment, comme les autres avis émis tout au long de la crise sanitaire. La réflexion sur la santé sociale et environnementale est également importante.
Vous avez engagé, lors de votre premier mandat, une démarche de rapprochement avec les comités d'éthique qui existent dans d'autres pays européens. C'est une évolution indispensable et très attendue compte tenu des disparités, voire des oppositions entre les règles éthiques qui prévalent dans des pays pourtant dotés d'une culture commune. Un peu de cohérence – sans suppression des particularités nationales – sera utile, alors que se développe petit à petit l'Europe de la santé. Où en est, dans le domaine de la bioéthique, le travail de réflexion au niveau européen ?
Le délai entre les révisions des lois de bioéthique, actuellement de sept ans, pourrait être réduit à cinq ans pour que chaque législature puisse être l'occasion de se saisir de ces questions, mais il restera peut-être inchangé en fin de compte. Le processus est long : les états généraux de la bioéthique ont été convoqués sept ans après la dernière loi, qui datait de 2011, et la prochaine ne sera promulguée, au mieux, que dix ans plus tard. Faudrait-il envisager des états généraux dès 2025, afin que la prochaine révision ait lieu en 2028 ? C'est notre réactivité qui est en question, à une époque où les défis sont permanents et les innovations quotidiennes.
Alors que les médias avaient largement glosé, en janvier dernier, sur les dissensions entre le Président de la République et vous-même au sujet des mesures à prendre pour faire face à l'épidémie, la proposition de votre reconduction met fin au suspense.
Vous avez une double casquette depuis quelque temps, puisque vous présidez à la fois le CCNE et le Conseil scientifique. N'êtes-vous pas un peu juge et partie ? Ne peut-on craindre une trop grande concentration des pouvoirs ? Quand on conseille le Gouvernement, peut-on encore avoir une autonomie pleine et entière ? En période d'état d'urgence sanitaire, qui prévoit tant de pouvoirs exorbitants, n'existe-t-il pas une coresponsabilité pour les mesures liberticides qui sont prises ? Par ailleurs, avez-vous des regrets, sur le plan éthique, concernant la gestion sanitaire ? Je pense en particulier à la considération accordée à nos aînés.
Le CCNE est constitué de personnes nommées par le pouvoir en place – le Président de la République et des ministres – mais aussi par des présidents d'organismes qui, eux-mêmes, sont souvent nommés de la même manière. Compte tenu de la proportion des personnes nommées par l'exécutif, ne peut-on douter de la réelle indépendance du CCNE ?
Le projet de loi relatif à la bioéthique a été précédé par des états généraux qui ont été peu écoutés, peu pris en compte – c'est le moins que l'on puisse dire – lors de l'élaboration du texte. La comparaison avec la Convention citoyenne pour le climat est sans appel : cela ne vous choque-t-il pas ?
Des avis divergents du CCNE se sont succédé récemment. Est-ce à dire que l'éthique a changé en si peu de temps, alors que les connaissances scientifiques n'ont pas progressé ? L'éthique de la volonté des adultes semble avoir pris le pas sur l'éthique de la vulnérabilité des enfants. Cela risque-t-il de modifier profondément, demain, le rôle du médecin ?
Vous avez dit qu'il fallait avoir un regard éthique sur les progrès scientifiques. Chacun doit le faire avec humilité.
Quelle est l'articulation avec les citoyens, notamment en matière de santé et d'environnement ? Comment faire pour ne pas les décevoir lorsqu'ils font des propositions sans avoir toutes les données scientifiques ?
Quelle est, par ailleurs, l'articulation entre le Conseil scientifique et le CCNE ? Si c'était à refaire, que dirait le président du CCNE au président du Conseil scientifique ? Si vous vous êtes déporté, c'est par sagesse : vous avez vu qu'on ne pouvait pas toujours être juge et partie.
Si je peux me permettre de faire une suggestion concernant le Comité d'éthique numérique, ce serait de ne pas créer un comité dans le comité ou un comité à part. Les routes parallèles ne se croisent jamais. Ne créez pas une entité qui se sentirait déliée de toute responsabilité collective, alors que c'est l'esprit collectif qui vous anime.
Enfin, je voudrais dire au rapporteur, qui a fait une très belle intervention, que les gouvernements ont souvent pris des libertés à l'égard des citoyens. J'ai en mémoire les 500 000 citoyens qui voulaient, il y a quelques années, un référendum : le Gouvernement n'a pas suivi. Comment comblera-t-on le fossé toujours croissant entre les sachants et ceux qui ne savent pas, qui vivent au rythme de chaînes en boucle les éclairant quelquefois assez mal ?
Je voudrais vous dire, tout d'abord, l'admiration que nous avons pour le travail accompli depuis de longues années par le CCNE. La qualité de ses membres et de ceux qui ont la responsabilité de présider à ses travaux et à ses destinées n'y est pas étrangère. Nous apprécions également le travail que fait le Conseil scientifique dans la crise pandémique actuelle, qui est évidemment très compliquée à appréhender pour les scientifiques et pour les responsables publics.
Je dois aussi faire part, comme le rapporteur, de nos interrogations sur la compatibilité de vos deux fonctions. Vous avez apporté une solution : votre déport pour certains sujets qui concernaient la gestion de la crise et le CCNE. Celui-ci a continué à travailler mais je partage un peu le sentiment que sa voix précieuse et riche, qui a presque une valeur éthique pour nous, s'agissant de la conduite de l'action publique, a manqué.
En février 2009, le CCNE avait déjà traité de la crise pandémique dans son avis n° 106. Il y constatait un état d'impréparation que l'on pourrait encore constater aujourd'hui et soulevait certaines questions. De toute évidence, nous devrons appréhender dans toute sa dimension éthique ce qu'aura représenté cette pandémie dans notre rapport aux libertés publiques, à la science, à la fin de vie, au vieillissement de la population, qui fut un choc anthropologique majeur. Nous pouvons deviner qu'il s'agira là d'un des principaux chantiers du CCNE. Comment l'envisagez-vous ? Vous déporterez-vous ou serez-vous président à temps plein ? Quelle sera la dimension éthique, pour vous qui aurez été acteur mais également pour ceux qui devront mener une réflexion rétrospective sur ce que nous avons vécu ?
Professeur, vous avez donné votre définition de l'éthique. L'exercice est délicat. En tant que présidente de la commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la bioéthique, j'en ai déduit qu'il s'agissait d'un éternel questionnement. M. Grelier soulevait l'idée d'une bioéthique au fil de l'eau. Votre réponse laisse penser que l'un n'est pas incompatible avec l'autre. Peut-être même l'un servirait-il à l'autre. Ce serait, dès lors, une nouvelle spécificité française que de pouvoir mener les deux de front. Les progrès de la science se sont tellement accéléré qu'il est possible que nous devions légiférer au fil de l'eau. Mieux vaudrait prendre les devants avant que les faits ne s'imposent à nous.
Concernant la fin de vie, vous avez reconnu en 2018 qu'il y avait un consensus pour dire que la fin de vie ne se passait pas bien en France. Le CCNE en avait conclu, à l'époque, qu'il fallait mieux faire connaître et appliquer la loi Clayes-Leonetti. Les avis du CCNE ont évolué, tout comme la société, ces dernières années. La crise que nous venons de traverser a mis en avant les valeurs d'éthique et les questionnements autour de la mort. La mort de Paulette Guinchard nous amène, hélas, à réfléchir à ce sujet, tout comme la législation des pays voisins. Les nombreuses initiatives parlementaires ont-elles fait évoluer l'avis du CCNE ?
J'ai bien conscience que le thème de l'audition porte sur le renouvellement du professeur Jean-François Delfraissy à la tête du CCNE. Toutefois, je concentrerai mon propos sur la crise sanitaire, en raison de votre qualité de président du Conseil scientifique sur le covid-19, et parce que les questions d'éthique, notamment en lien avec le projet de loi relatif à la bioéthique, ont déjà été largement abordées.
Depuis samedi, de nouvelles restrictions concernent un tiers de nos concitoyens. Qu'il s'agisse d'un nouveau confinement ou non, il semblerait qu'il faille laisser quelques jours au Gouvernement pour se mettre d'accord sur le sujet. Je m'interroge quant à la temporalité de ces mesures. Interrogé par le Journal du Dimanche, l'épidémiologiste Arnaud Fontanet, membre du Conseil scientifique, déclarait que l'on peut redouter que les autres régions basculent bientôt dans une situation très difficile, du fait de la poussée du variant anglais. Et d'ajouter que, si les mesures proposées pour l'Île-de-France et les Hauts-de-France, étaient prises précocement dans ces autres régions, on aurait le temps d'évaluer leur efficacité pour n'avoir à les durcir qu'en cas de nécessité. Selon lui, il faut agir maintenant, pour ensuite faire preuve d'une plus grande fermeté ou, au contraire, alléger le dispositif de restrictions en fonction de la circulation du virus. Le groupe UDI et Indépendants partage ce constat. Nous devons être dans l'anticipation plus que dans la réaction. Ce n'est pas une fois que les services de réanimation seront saturés qu'il faudra prendre les mesures les plus strictes.
Que pense le Conseil scientifique de ces nouvelles mesures de restrictions ? Que préconisez-vous pour freiner la circulation du virus dans les autres départements, particulièrement touchés ?
La réflexion éthique et bioéthique est délicate. Elle convoque des questionnements qui relèvent de l'intime, des croyances, de la morale, à la fois éminemment personnels et collectifs puisque se pose la question de la place conférée par la société à l'humain. Pour ces raisons, l'expression citoyenne doit être garantie. La parole de chacun doit être entendue. Vous l'avez rappelé dans votre propos liminaire mais vous l'affirmiez déjà en 2016, lorsque, candidat à la tête du CCNE, vous aviez été auditionné par les parlementaires. Vous disiez alors que le CCNE vous semblait un organe « très élitiste », dans lequel vous ne retrouviez pas la place du citoyen. J'étais d'accord avec vous. Quel bilan dressez-vous de votre action au sein du CCNE pour améliorer cette expression citoyenne ? Je pense notamment aux états généraux de la bioéthique que vous avez organisés en 2018. Estimez-vous que l'exercice était réussi ? La représentativité de la population a-t-elle été suffisamment garantie ?
Le risque est grand que le débat sur certains sujets soit confisqué par des organisations ou des citoyens particulièrement mobilisés, au détriment d'une majorité plus silencieuse. Dans le cadre de votre renouvellement, comment comptez-vous garantir la pluralité et la représentativité de toute la population, pour mener les débats éthiques qui ne manqueront pas d'être soulevés dans les prochaines semaines ?
Je me pose, moi aussi, la question de la compatibilité des deux fonctions que vous seriez conduit à occuper. Je concentrerai cependant mon propos sur le caractère essentiel de la réflexion éthique, qui confère une profondeur de champ et une hauteur de vue indispensables dans notre société qui vit en accéléré, ainsi que de la réflexion anthropologique sur le devenir humain. Que devenons-nous, dans la crise ? Sans doute avez-vous engagé une réflexion sur le long terme sur ces enjeux. Peut-on les découper ? Je n'en suis pas certain – vous avez ainsi évoqué vos interrogations concernant les enjeux numériques. Nous devons cependant veiller à ancrer notre réflexion dans une vraie connaissance du réel et des enjeux, et ne pas basculer dans une pensée éthérée.
Comment aller vers une vraie démocratie bioéthique, qui comprenne la dimension universelle, dans le cadre d'échanges internationaux ? La réflexion éthique est indispensable à une démocratie qui s'attache à la dignité humaine. Lucien Sève rappelait la nécessité de former le jugement public, ce qui rendrait le CCNE superflu. Je me demande où nous en sommes même si je ne plaide pas pour sa disparition. Quelles sont les leçons des états généraux ? Quelles autres initiatives pourraient nourrir le questionnement de la société ? Quelles seraient les transformations nécessaires ?
La réflexion devra emprunter certains passages obligés. Il faudra se pencher sur le lien entre l'éthique, la finance et le profit. Que penser, ainsi, de la financiarisation de la biomédecine ? Ce sont des enjeux émergents. Il conviendra également de mettre en balance les données de santé avec la préservation des libertés.
Toute notre réflexion tourne autour des mêmes questions. Nous avons commencé par définir l'éthique, qui n'est pas une morale, sans être une science pour autant. Il doit être extrêmement compliqué de rendre un avis en la matière et je me demandais selon quelle méthodologie le CCNE procédait.
Pensez-vous qu'il soit nécessaire d'élargir l'éthique au numérique ? Comment étendrez-vous la palette des catégories de personnes appelées à accompagner cette réflexion ?
Quels principes philosophiques guident cette réflexion ? Ainsi, comment avez-vous tranché entre la liberté et la protection de la santé des plus faibles, durant cette crise ? Le fait que le président de ce comité soit un professionnel de santé a-t-il des conséquences sur les avis rendus ?
Je partage le constat de M. Vigier. Alors que le fossé se creuse entre les sachants et le reste de la population, le débat public, durant cette crise, a été marqué par sa pauvreté et l'absence des intellectuels. Heureusement que le CCNE était là pour nourrir la réflexion mais j'aimerais qu'elle soit encore plus large. Comment envisagez-vous de réduire cet écart ?
Bioéthique, éthique du numérique, intelligence artificielle, fin de vie, les sujets sur lesquels le CCNE travaille sont nombreux, variés et importants, car ils concernent tous les domaines.
À l'occasion des débats autour du projet de loi sur le climat et la résilience, nous voyons combien le lien entre la santé et l'environnement préoccupe de plus en plus l'opinion publique et les responsables politiques. Quelle place devrait être accordée, à l'avenir, aux enjeux environnementaux, comme la biodiversité ou le réchauffement climatique, dans la réflexion du CCNE ? Le questionnement du rapport de l'homme au vivant, végétal comme animal, irrigue de nombreux débats et comprend une vraie dimension éthique que le projet de loi relatif à la bioéthique abordera. Je pense notamment à la recherche à partir de chimères ou à la souffrance animale. Comment s'en emparer ? Comment définir la notion de bioéthique et jusqu'où faut-il étendre son champ ? Le principe d'une révision des règles de bioéthique est nécessaire mais selon quel rythme ? Comment composer avec le contexte actuel qui peut sembler paradoxal : d'un côté, des attentes fortes, de l'autre, une défiance accrue envers la science en général. Comment la France aborde-t-elle les questions de bioéthique, au sein de l'Europe, au regard des avancées de la science et en termes de permissivité ?
Par ailleurs, la composition actuelle du Comité d'éthique vous semble-t-elle adaptée à l'évolution de ces questionnements ? Quel serait l'équilibre entre sachants et non experts de la société civile au sein de ce comité ? Quelle est la place accordée aux personnalités étrangères ? L'analyse du droit comparé pèse-t-elle dans les débats ?
Enfin, compte tenu de la diversité des points de vue qui peuvent s'y exprimer, votre comité parvient-il toujours à un consensus ou, du moins, à une position largement partagée ? Avez-vous été confrontés à des sujets susceptibles de diviser profondément ? Le cas échéant, quelle fut la démarche du Comité ?
Je partage les préoccupations exprimées par nombre de mes collègues face aux risques inhérents au cumul de deux fonctions alors que la visibilité d'une instance comme le CCNE est cruciale pour que ses avis, sur des sujets auxquels nos concitoyens sont particulièrement sensibles, comme la fin de vie, pèsent dans le débat.
Comment envisagez-vous d'associer davantage nos concitoyens à ces débats publics ? Les états généraux de la bioéthique, qui se sont tenus lors du premier semestre 2018, ont suscité 65 000 contributions et donné lieu à 250 ateliers. C'est bien, mais insuffisant, au regard du succès d'autres méthodes de consultation, comme la Convention citoyenne pour le climat ou les consultations citoyennes initiées par l'Assemblée nationale. Celle relative au cannabis a permis à 250 000 Français de participer et celle concernant le climat a atteint les 2 millions de participations.
Comment ferez-vous connaître les travaux du CCNE et faire comprendre aux Français qu'ils sont acteurs, non des décisions, mais des échanges et des consultations ?
Je m'interroge, tout comme Jean-Louis Touraine, sur le rythme des lois de bioéthique et la capacité de l'Assemblée nationale à aller encore plus loin en la matière. Le processus, très long, est institutionnalisé sur un cycle de sept ans. Or, dix ans après l'adoption de la dernière loi de bioéthique, la nouvelle ne l'est toujours pas et aucune date n'est fixée à l'ordre du jour de l'Assemblée pour aller au bout de l'exercice.
Pourtant, les sujets abordés suscitent une légitime impatience, notamment pour ce qui concerne les avancées sociétales, qu'il s'agisse de l'aide médicale à la procréation ou de la fin de vie. Lorsque certains sujets ne nous semblent pas relever du domaine de la bioéthique, comme l'accès à l'aide médicale à la procréation, mais que le CCNE est appelé à rendre un avis, comment comptez-vous vous positionner ?
Par ailleurs, la procréation médicalement assistée est une technique médicale éprouvée depuis de nombreuses années. La question posée dans le projet de loi qui a fondé l'organisation des états généraux de la bioéthique était celle de son extension à l'ensemble de la population. À mon avis, la réponse ne relève pas du domaine de la bioéthique, mais d'un arbitrage politique et sociétal.
Enfin, les travaux que vous menez sont soumis à des enjeux de protection et de sincérité, en particulier les consultations que vous avez organisées à l'occasion des états généraux de la bioéthique. Or on a pu regretter une surreprésentation militante lors des débats autour de la procréation ainsi que la remise de bilans de synthèse allégrement déformés de vos travaux par certaines entités, comme la Manif pour tous.
Je me réjouis de la vitalité de notre démocratie. Vous vous êtes rendu à Brest pour participer à un débat sur la génomique. D'autres ont eu lieu chez moi, en ruralité. Certains de ceux qui y ont assisté ont pu trouver que le foin était bon mais le râtelier un peu haut. En revanche, ils ont tous parfaitement compris les principes éthiques d'égalité, d'autonomie, de bienveillance, de bienfaisance. Comment penser la politique en termes éthiques ? Paul Ricœur posait déjà le débat en 1983. Le fil rouge des lois de bioétique pourrait être celui des sociétés dans lesquelles nous voulons vivre, à l'aune et à la lecture du temps. Le processus est dynamique, bien évidemment. Vous avez voulu démocratiser cet outil. Les tensions sont toujours palpables entre Paris et la province mais une foule de gens ont participé avec engouement à ces débats. À l'heure où l'on met en place des espaces de réflexion éthique régionaux, où l'on prône l'installation de commissions d'éthique au sein des EHPAD ou des hôpitaux, comment le CCNE favorisera-t-il le lien entre les sachants et la population ?
Je ne vous poserai que deux questions.
S'agissant des régions, comment comptez-vous y organiser le décloisonnement du CCNE ? Le projet de loi dit « 4D » pourrait traiter le sujet.
De quels moyens, matériels et financiers, le CCNE aurait-il besoin ?
Le mandat de président à la fois du CCNE et du Conseil scientifique pose effectivement question. Cependant, ni l'un ni l'autre n'est une instance décisionnelle. Le rôle du CCNE, dans le cadre d'une saisine du Gouvernement, d'un institut de recherche, de citoyens par le biais des ERER, ou dans celui d'une autosaisine, est d'émettre des avis. Quant au Conseil scientifique, contrairement à ce que vous avez pu lire partout et qui est totalement faux, ce n'est pas un troisième pouvoir : son objet est d'éclairer les autorités dans cette crise très difficile, où c'est le virus qui nous domine.
En tant que président du CCNE et président du Conseil scientifique, je dois m'efforcer, avec beaucoup d'humilité, d'être à l'écoute, de ne pas me braquer sur l'aspect strictement sanitaire ou sur les nouvelles connaissances scientifiques. Les deux fonctions s'enrichissent l'une l'autre.
Je n'ai pas demandé à être nommé à la présidence du Conseil scientifique, vous le savez. J'ai même demandé à en partir au mois de juillet. La crise a commencé il y a un an, elle n'est pas terminée. Grâce aux vaccins, nous pouvons envisager une sortie de crise cet été. Mais alors que plusieurs régions sont en zone rouge et que les autres devraient voir leur situation sanitaire s'aggraver dans les semaines qui viennent, je ne me vois pas quitter le navire aujourd'hui. Cela ne fait pas partie de mon éthique personnelle. Nul n'est irremplaçable, mais lorsque l'on a construit quelque chose, il est difficile de tout lâcher à un moment difficile – quand bien même on entrevoit la porte de sortie pour l'été 2021. Je le dis avec beaucoup d'humilité.
Vous savez, je ne cherche pas les titres : ma vie est faite. Je ne suis pas allé sur un plateau de télévision depuis six semaines pour pouvoir travailler en toute sérénité. J'exerce ainsi mes deux mandats en mettant mes compétences au service de nos concitoyens. C'est cela qui m'anime, pas autre chose. J'ai donc hésité mais… j'aime beaucoup le CCNE. Si j'ai accepté d'en prendre la présidence il y a quatre ans, c'était pour avoir le temps de réfléchir, alors que j'avais été toute ma vie dans l'action. Ce que je voulais, c'était mettre l'action au service de la réflexion. Ce n'est que malgré moi que l'action m'a repris.
Comment conserve-t-on son indépendance lorsque l'on est nommé par les autorités ? Ceux qui me connaissent le savent : je suis quelqu'un de très indépendant. Les médecins le sont par nature. Leur vocation est d'être à l'écoute d'autrui, quel que soit son milieu. Le grand patron que j'étais n'oubliait jamais d'entendre ce que les aides-soignantes avaient à lui dire, les propos des patients qu'elles lui rapportaient, pour mieux comprendre.
L'indépendance n'est pas une notion présente d'emblée ; elle se construit. Elle s'élabore progressivement, dans un climat de respect mutuel. Nous sommes dans cette démarche au CCNE, et c'est aussi cette vision qui prévaut au sein du Conseil scientifique. Mais en ce moment, ce qui nous manque fondamentalement, c'est le climat de confiance. Comment construit-on la confiance dans la science, mais aussi dans le politique ? Comment le citoyen en arrive-t-il à douter de tout ?
Encore une fois, je ne rejette pas ces questions. Je me les suis moi-même posées. Mais après mûre réflexion, me voici devant vous. Je le dis très simplement et avec beaucoup de franchise : lorsque nous verrons se profiler la sortie de crise, cet été, je reprendrai complètement mon activité à la tête du CCNE.
Vous m'avez posé plusieurs questions sur le fonctionnement du CCNE. Vous trouverez sans doute les réponses dans ce fascicule que je vous ai adressé : il a été conçu fin janvier pour les nouveaux membres – depuis que je préside le CCNE, il y a déjà eu deux renouvellements, chose si compliquée que même Courteline ne ferait pas mieux. Les membres du CCNE sont désignés par différents ministères et organismes de recherche. Plus indépendant qu'eux, il n'y a pas ! La composition du Comité est diverse, beaucoup de disciplines sont représentées – on y trouve aussi bien des médecins que des juristes, des scientifiques mais aussi des sociologues, des philosophes et aussi une anthropologue. Cette intelligence collective est ce qui fait la richesse du CCNE, c'est ce qu'il faut préserver.
Le président du CCNE doit-il être un médecin ? Cela a toujours été le cas et paraissait logique tant que la vision était centrée sur la biologie et la santé. Je ne suis pas certain que cela perdurera. On peut imaginer que, par la suite, une femme sera nommée à la présidence du CCNE et qu'elle ne sera pas forcément médecin.
Certains d'entre vous se sont étonnés que le CCNE puisse faire état, dans ses avis, de positions divergentes. Cela est prévu par le règlement intérieur, mais demeure rare. Le plus souvent, les avis sont décidés en assemblée générale du comité plénier et font l'objet d'un consensus. Mais il ne s'agit pas d'un consensus mou : je considère que c'est de l'affrontement des opinions contraires que jaillit la pensée, dans toute sa richesse.
Il y a quatre ans, la place des citoyens dans la réflexion éthique était une question qui échappait totalement au CCNE. Lors de ma première audition devant la commission des affaires sociales, j'avais évoqué la nécessité d'instruire ce point. Depuis, nous avons mis en place les états généraux – seuls, sans l'appui d'une autre instance comme le Conseil économique, social et environnemental (CESE). Bien sûr, nous pouvons mieux faire. Une plateforme est d'une importance fondamentale, mais ce n'est pas le seul instrument à notre disposition – n'oublions pas que 20 % à 22 % des Français n'utilisent pas le numérique. Les débats en région sont très importants – les gens s'expriment, des associations sont auditionnées – et ont fait beaucoup évoluer les choses.
Si la loi confie au CCNE la mission d'associer davantage les citoyens, nous pourrons développer les débats éthiques en région. Pour l'heure, le CCNE peut s'appuyer sur le réseau des ERER, qui a déjà permis d'élaborer le prochain avis sur les enjeux éthiques autour de la vaccination en faisant remonter des situations locales. Les représentants du CNERER et des ERER participent déjà aux groupes de travail du CCNE – là où tout se joue. Mais je ne suis pas opposé à ce qu'un ou deux citoyens non experts siègent au comité plénier.
Le CCNE sera-t-il plutôt donneur d'ordres, construira-t-il avec le CESE ? La question est ouverte. Je pense que le modèle que nous avons instauré avec les états généraux permet des temps de discussion très forts en région, de citoyen à citoyen – lorsque la situation sanitaire le permet.
Il n'est pas incompatible de travailler sur les projets de loi de bioéthique récurrents et de mener une réflexion au fil de l'eau. Les groupes de travail du CCNE sont constitués soit à la suite d'une saisine ou d'une autosaisine – l'un d'entre eux se penche actuellement sur la question du consentement – soit autour de grands sujets comme les neurosciences, la génomie ou la procréation. Les membres doivent « s'imbiber » des connaissances scientifiques, en constante évolution. Des articles comme ceux parus très récemment dans les revues Nature et Science sur la conception d'embryons de novo doivent profondément nous interroger, sans attendre le prochain projet de loi de bioéthique.
Comment cette réflexion au fil de l'eau peut-elle s'accorder avec les réflexions menées à l'Assemblée nationale, au Sénat ou dans un groupe de travail ad hoc ? Toutes les possibilités sont à examiner, nous pourrions voir avec Marc Delatte comment coordonner ce travail.
Lors de la constitution de la Commission européenne, en 2019, le CCNE avait fait part de son opposition à ce que le portefeuille de la santé revienne au commissaire chargé de l'innovation et de la recherche, comme le réclamaient les industriels : le champ de la santé publique excède de beaucoup les questions liées à l'innovation. Lorsque la France exercera la présidence de l'Union européenne, au premier semestre 2022, nous veillerons à ce qu'une réflexion éthique commune sur la santé publique soit inscrite à l'agenda. Le sujet est fondamental pour les années à venir et ne devrait pas se limiter aux conséquences de la crise sanitaire.
Le CCNE a progressé dans ses relations avec les instances équivalentes à l'étranger. J'ai eu l'occasion d'échanger avec des responsables japonais sur la façon d'organiser des états généraux et d'élaborer un texte de loi à partir de leurs conclusions. Peut-être avez-vous été en relation avec vos homologues nippons sur le même sujet ?
Un groupe de travail planche actuellement sur les données de santé. Par ailleurs, le CCNE vient de publier un avis sur les enjeux éthiques de l'accès à l'innovation thérapeutique, sujet sur lequel je serai auditionné demain.
Enfin, il est certain que, pour animer le débat national, le CCNE aura besoin de moyens supplémentaires – trois postes de rapporteur devraient être créés. Si je suis nommé président, j'appellerai à nouveau votre attention sur ces aspects budgétaires.
Vous allez poursuivre cette matinée très dense avec une audition par la commission des affaires sociales du Sénat. Je vous remercie pour ces réponses qui, sans aucun doute, nous ont éclairés. De notre côté, nous allons procéder au vote.
Délibérant à huis clos, la commission désigne comme scrutateurs M. Marc Delatte et Mme Mireille Robert, puis elle se prononce par un vote au scrutin secret, dans les conditions prévues à l'article 29-1 du Règlement, sur le renouvellement envisagé de M. Jean‑François Delfraissy à la présidence du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé.
La séance est levée à dix heures quarante‑cinq.
Il est procédé au dépouillement du scrutin, simultanément au dépouillement du scrutin sur cette nomination opérée par la commission des affaires sociales du Sénat.
Les résultats du scrutin sont les suivants :
Nombre de votants : 24
Bulletins blancs ou nuls : 1
Abstentions : 4
Suffrages exprimés : 19
Avis favorables : 16
Avis défavorable : 3
En conséquence, la commission a émis un avis favorable au renouvellement de M. Jean‑François Delfraissy à la présidence du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé.