Intervention de Jean-François Delfraissy

Réunion du mercredi 24 mars 2021 à 9h00
Commission des affaires sociales

Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) :

Le mandat de président à la fois du CCNE et du Conseil scientifique pose effectivement question. Cependant, ni l'un ni l'autre n'est une instance décisionnelle. Le rôle du CCNE, dans le cadre d'une saisine du Gouvernement, d'un institut de recherche, de citoyens par le biais des ERER, ou dans celui d'une autosaisine, est d'émettre des avis. Quant au Conseil scientifique, contrairement à ce que vous avez pu lire partout et qui est totalement faux, ce n'est pas un troisième pouvoir : son objet est d'éclairer les autorités dans cette crise très difficile, où c'est le virus qui nous domine.

En tant que président du CCNE et président du Conseil scientifique, je dois m'efforcer, avec beaucoup d'humilité, d'être à l'écoute, de ne pas me braquer sur l'aspect strictement sanitaire ou sur les nouvelles connaissances scientifiques. Les deux fonctions s'enrichissent l'une l'autre.

Je n'ai pas demandé à être nommé à la présidence du Conseil scientifique, vous le savez. J'ai même demandé à en partir au mois de juillet. La crise a commencé il y a un an, elle n'est pas terminée. Grâce aux vaccins, nous pouvons envisager une sortie de crise cet été. Mais alors que plusieurs régions sont en zone rouge et que les autres devraient voir leur situation sanitaire s'aggraver dans les semaines qui viennent, je ne me vois pas quitter le navire aujourd'hui. Cela ne fait pas partie de mon éthique personnelle. Nul n'est irremplaçable, mais lorsque l'on a construit quelque chose, il est difficile de tout lâcher à un moment difficile – quand bien même on entrevoit la porte de sortie pour l'été 2021. Je le dis avec beaucoup d'humilité.

Vous savez, je ne cherche pas les titres : ma vie est faite. Je ne suis pas allé sur un plateau de télévision depuis six semaines pour pouvoir travailler en toute sérénité. J'exerce ainsi mes deux mandats en mettant mes compétences au service de nos concitoyens. C'est cela qui m'anime, pas autre chose. J'ai donc hésité mais… j'aime beaucoup le CCNE. Si j'ai accepté d'en prendre la présidence il y a quatre ans, c'était pour avoir le temps de réfléchir, alors que j'avais été toute ma vie dans l'action. Ce que je voulais, c'était mettre l'action au service de la réflexion. Ce n'est que malgré moi que l'action m'a repris.

Comment conserve-t-on son indépendance lorsque l'on est nommé par les autorités ? Ceux qui me connaissent le savent : je suis quelqu'un de très indépendant. Les médecins le sont par nature. Leur vocation est d'être à l'écoute d'autrui, quel que soit son milieu. Le grand patron que j'étais n'oubliait jamais d'entendre ce que les aides-soignantes avaient à lui dire, les propos des patients qu'elles lui rapportaient, pour mieux comprendre.

L'indépendance n'est pas une notion présente d'emblée ; elle se construit. Elle s'élabore progressivement, dans un climat de respect mutuel. Nous sommes dans cette démarche au CCNE, et c'est aussi cette vision qui prévaut au sein du Conseil scientifique. Mais en ce moment, ce qui nous manque fondamentalement, c'est le climat de confiance. Comment construit-on la confiance dans la science, mais aussi dans le politique ? Comment le citoyen en arrive-t-il à douter de tout ?

Encore une fois, je ne rejette pas ces questions. Je me les suis moi-même posées. Mais après mûre réflexion, me voici devant vous. Je le dis très simplement et avec beaucoup de franchise : lorsque nous verrons se profiler la sortie de crise, cet été, je reprendrai complètement mon activité à la tête du CCNE.

Vous m'avez posé plusieurs questions sur le fonctionnement du CCNE. Vous trouverez sans doute les réponses dans ce fascicule que je vous ai adressé : il a été conçu fin janvier pour les nouveaux membres – depuis que je préside le CCNE, il y a déjà eu deux renouvellements, chose si compliquée que même Courteline ne ferait pas mieux. Les membres du CCNE sont désignés par différents ministères et organismes de recherche. Plus indépendant qu'eux, il n'y a pas ! La composition du Comité est diverse, beaucoup de disciplines sont représentées – on y trouve aussi bien des médecins que des juristes, des scientifiques mais aussi des sociologues, des philosophes et aussi une anthropologue. Cette intelligence collective est ce qui fait la richesse du CCNE, c'est ce qu'il faut préserver.

Le président du CCNE doit-il être un médecin ? Cela a toujours été le cas et paraissait logique tant que la vision était centrée sur la biologie et la santé. Je ne suis pas certain que cela perdurera. On peut imaginer que, par la suite, une femme sera nommée à la présidence du CCNE et qu'elle ne sera pas forcément médecin.

Certains d'entre vous se sont étonnés que le CCNE puisse faire état, dans ses avis, de positions divergentes. Cela est prévu par le règlement intérieur, mais demeure rare. Le plus souvent, les avis sont décidés en assemblée générale du comité plénier et font l'objet d'un consensus. Mais il ne s'agit pas d'un consensus mou : je considère que c'est de l'affrontement des opinions contraires que jaillit la pensée, dans toute sa richesse.

Il y a quatre ans, la place des citoyens dans la réflexion éthique était une question qui échappait totalement au CCNE. Lors de ma première audition devant la commission des affaires sociales, j'avais évoqué la nécessité d'instruire ce point. Depuis, nous avons mis en place les états généraux – seuls, sans l'appui d'une autre instance comme le Conseil économique, social et environnemental (CESE). Bien sûr, nous pouvons mieux faire. Une plateforme est d'une importance fondamentale, mais ce n'est pas le seul instrument à notre disposition – n'oublions pas que 20 % à 22 % des Français n'utilisent pas le numérique. Les débats en région sont très importants – les gens s'expriment, des associations sont auditionnées – et ont fait beaucoup évoluer les choses.

Si la loi confie au CCNE la mission d'associer davantage les citoyens, nous pourrons développer les débats éthiques en région. Pour l'heure, le CCNE peut s'appuyer sur le réseau des ERER, qui a déjà permis d'élaborer le prochain avis sur les enjeux éthiques autour de la vaccination en faisant remonter des situations locales. Les représentants du CNERER et des ERER participent déjà aux groupes de travail du CCNE – là où tout se joue. Mais je ne suis pas opposé à ce qu'un ou deux citoyens non experts siègent au comité plénier.

Le CCNE sera-t-il plutôt donneur d'ordres, construira-t-il avec le CESE ? La question est ouverte. Je pense que le modèle que nous avons instauré avec les états généraux permet des temps de discussion très forts en région, de citoyen à citoyen – lorsque la situation sanitaire le permet.

Il n'est pas incompatible de travailler sur les projets de loi de bioéthique récurrents et de mener une réflexion au fil de l'eau. Les groupes de travail du CCNE sont constitués soit à la suite d'une saisine ou d'une autosaisine – l'un d'entre eux se penche actuellement sur la question du consentement – soit autour de grands sujets comme les neurosciences, la génomie ou la procréation. Les membres doivent « s'imbiber » des connaissances scientifiques, en constante évolution. Des articles comme ceux parus très récemment dans les revues Nature et Science sur la conception d'embryons de novo doivent profondément nous interroger, sans attendre le prochain projet de loi de bioéthique.

Comment cette réflexion au fil de l'eau peut-elle s'accorder avec les réflexions menées à l'Assemblée nationale, au Sénat ou dans un groupe de travail ad hoc ? Toutes les possibilités sont à examiner, nous pourrions voir avec Marc Delatte comment coordonner ce travail.

Lors de la constitution de la Commission européenne, en 2019, le CCNE avait fait part de son opposition à ce que le portefeuille de la santé revienne au commissaire chargé de l'innovation et de la recherche, comme le réclamaient les industriels : le champ de la santé publique excède de beaucoup les questions liées à l'innovation. Lorsque la France exercera la présidence de l'Union européenne, au premier semestre 2022, nous veillerons à ce qu'une réflexion éthique commune sur la santé publique soit inscrite à l'agenda. Le sujet est fondamental pour les années à venir et ne devrait pas se limiter aux conséquences de la crise sanitaire.

Le CCNE a progressé dans ses relations avec les instances équivalentes à l'étranger. J'ai eu l'occasion d'échanger avec des responsables japonais sur la façon d'organiser des états généraux et d'élaborer un texte de loi à partir de leurs conclusions. Peut-être avez-vous été en relation avec vos homologues nippons sur le même sujet ?

Un groupe de travail planche actuellement sur les données de santé. Par ailleurs, le CCNE vient de publier un avis sur les enjeux éthiques de l'accès à l'innovation thérapeutique, sujet sur lequel je serai auditionné demain.

Enfin, il est certain que, pour animer le débat national, le CCNE aura besoin de moyens supplémentaires – trois postes de rapporteur devraient être créés. Si je suis nommé président, j'appellerai à nouveau votre attention sur ces aspects budgétaires.

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