Intervention de Jean-Emmanuel Ray

Réunion du mercredi 24 mars 2021 à 11h00
Commission des affaires sociales

Jean-Emmanuel Ray, professeur des universités :

Après l'électrochoc organisationnel du printemps 2020, et l'état d'urgence sanitaire qui l'a banalisé, le télétravail à domicile s'est installé dans nos mœurs sociales. Pour un spécialiste du droit du travail, un tel état de fait s'avère extrêmement dérangeant.

Ce télétravail a levé des tabous et des blocages, tant du côté des entreprises et de leurs dirigeants que du côté des salariés. On ne saurait reprocher à une loi la date de sa naissance. Le code du travail a été conçu dans un cadre industriel, celui de la révolution du fordisme et du taylorisme. Il reposait, pour emprunter une notion chère à Boileau, sur une unité de temps, de lieu et d'action qui, ensemble, généraient du collectif. Tous les travailleurs œuvraient ensemble en un même endroit. Selon une loi, pour le coup pratique et non écrite, il était matériellement impossible d'exporter du travail à la maison. Ni Charlie Chaplin ni Stakhanov n'auraient pu emporter des portières pour terminer d'assembler chez eux une Ford T noire. En somme, ce droit du travail militaro-industriel fondé sur l'obligation pour les salariés d'assurer un travail manuel en étant présents physiquement dans l'entreprise a été mis à bas par le télétravail.

Le droit du travail va se marginaliser s'il continue d'ignorer les spécificités du télétravail à domicile. Il convient de bien le préciser, car tout télétravail ne s'exerce pas nécessairement depuis le domicile, même si c'est le cas actuellement et qu'il risque d'en aller ainsi encore un certain temps. Quand le droit apparaît inadapté à la réalité sociale, on cherche soit à s'y soustraire, soit à le contourner.

J'insiste sur ce point : je ne me réfère pas ici à la fraude habituelle en matière sociale portant sur le temps de travail. Je ne songe pas aux manœuvres de flibustiers du droit mais d'employeurs de parfaite bonne foi. Si le droit du travail n'évolue pas, alors c'est l'ubérisation qui nous pend au nez.

Le télétravail à domicile fait l'effet à un juriste d'une rencontre du troisième type. Le contrat de travail se fonde en effet sur la subordination. Dans un open space, en entreprise, tout le monde est soumis aux mêmes conditions de travail. C'est de ce principe de subordination que découlent les ennuis, pour qui a une vision négative de la situation, ou l'excitation intellectuelle pour qui la voit sous un angle positif. Selon moi, nous vivons une époque formidable. Je le dis d'ailleurs à mes étudiants : se présente à eux l'opportunité de fonder un droit plus adapté à la révolution numérique qu'à la révolution industrielle.

Je me référerai au doyen Philippe Waquet, qui nous a, hélas, quittés voici un mois et demi et qui avait rendu en 2001, il y a de cela, donc, vingt ans, le premier arrêt sur le télétravail. Derrière le cas apparemment anodin qu'il avait eu à traiter, d'un agent d'assurances marseillais, il avait bien compris que se posait la question suivante : un employeur peut-il forcer un employé à travailler chez lui ? La réponse avait été négative : un salarié ne peut en aucun cas être tenu de travailler à son domicile ou d'y installer ses instruments de travail.

Le problème apparaît dès lors insoluble, mais heureusement, ce mot d'insoluble n'appartient pas au vocabulaire des juristes. La jurisprudence ne tardera pas à opposer un démenti à l'employeur qui voit dans un salarié travaillant chez lui un employé comme les autres soumis au pouvoir de sa direction et au pouvoir disciplinaire. En réalité, un employé travaillant à domicile doit être considéré comme un employé présent à son domicile, où il se trouve qu'il travaille. Autrement dit, le respect de la vie privée prévaut sur le lien de subordination. Il s'agit là d'un point essentiel, qui oblige à considérer sous une nouvelle perspective à peu près tout ce qu'on sait du droit du travail. Songeons au cadre en mesure, d'ordinaire, de surveiller les allées et venues du personnel, la durée des pauses et les passages à la machine à café. A-t-il le droit de contrôler, depuis chez lui, ce que font ses collaborateurs, chez eux ? Bien sûr que non, car il porterait ainsi atteinte à leur vie privée et familiale.

Le principal danger, à mes yeux, est celui d'une guerre des temps, résultant du choc provoqué par le télétravail entre vies privée et professionnelle. La menace plane en outre d'un retour de vingt ans en arrière, du point de vue de l'égalité entre hommes et femmes. Comment voulez-vous concrètement que l'on puisse contrôler les temps de pause des salariés à leur domicile ?

Le télétravail s'écarte du droit du travail classique sur un troisième point. Les conditions générales de travail et d'application du droit du travail, en télétravail, sont complètement hétérogènes. Certaines entreprises n'y recourent pratiquement pas, alors qu'il est devenu la règle dans d'autres. Au sein d'une même entreprise, des ingénieurs travaillent à distance alors que ce n'est pas le cas des commerciaux.

Surtout, un salarié qui travaillerait chez lui serait en principe astreint aux mêmes horaires et, plus généralement, au même régime que l'ensemble de ses collègues. Tout collaborateur a besoin avant tout – et je suis ravi que Mme la députée Catherine Fabre m'écoute – d'une bonne connexion. Or les conditions techniques d'accès au web diffèrent radicalement d'un employé à l'autre. Je ne parlerai même pas des pauvres jeunes mamans ayant à s'occuper d'enfants en bas âge ou à cohabiter avec des adolescents jouant auprès d'elles sur leur console, en rendant ainsi leur participation à une réunion Zoom des plus aléatoires.

La compétence et l'appétence technologiques sont elles aussi variables d'un salarié à l'autre. Or si, dans l'entreprise, il est possible de solliciter de l'aide auprès d'un collègue, il n'en va plus ainsi au domicile.

Enfin, le droit du travail ne s'occupe pas de la vie privée des travailleurs. Chacun d'entre nous est soumis à son propre écosystème familial et de voisinage. Il va de soi qu'un célibataire ne travaille pas dans les mêmes conditions qu'un père de trois enfants.

En résumé, le droit et notamment celui du travail, apprécie les cas généraux ; or, les règles générales et impersonnelles s'avèrent très difficilement applicables à la situation présente des entreprises et des salariés.

Je terminerai par un regret. Rappelons que le travail à domicile repose sur le principe qu'un salarié à son domicile est avant tout un citoyen chez lui. Le mode de mise au travail et le contrôle patronal – la surveillance par caméra, par exemple – ne sauraient donc être les mêmes qu'en entreprise. Je comprends les défenseurs du statu quo, mais est-il tenable ? Ils affirment, en cohérence avec l'ANI du 20 novembre 2020, qui reprend d'ailleurs l'ANI de 2005, reprenant pour sa part un article du code du travail, que rien ne change entre le travail au bureau ou à la maison. Or l'un et l'autre n'ont rien à voir.

Je serai un peu provocant : notre expérience personnelle nous a permis de constater que, lorsqu'on demandait à des dirigeants, avant le confinement, si le télétravail leur semblait simple à mettre en œuvre, ils éclataient de rire, dans l'idée que cela se résumait à emporter son ordinateur à la maison un jour par semaine sans qu'en découle le moindre problème. Pourtant, il n'en est rien : ce n'est pas seulement un ordinateur que l'on emporte chez soi mais toute sa vie professionnelle. Dès lors qu'on passe à trois ou quatre jours de télétravail par semaine, on bascule dans un autre monde, où la vie sociale et personnelle devient plus importante en temps et en relations sociales que la vie professionnelle, quitte à ce qu'une prise de distance s'instaure par rapport aux collègues.

Je pourrais vous citer maints articles du code du travail prouvant que le télétravail à domicile diffère forcément du travail en entreprise. Un salarié chez lui peut-il se référer au besoin à des panneaux de sortie de secours ? L'exemple prête à sourire. Quoi qu'il en soit, l'absence d'évolution du droit du travail inciterait les entreprises à ne plus embaucher, parce que les règles qu'il comporte sont totalement inadaptées au télétravail, en particulier celles qui portent sur la durée du travail et du repos.

Je conclurai en me ralliant à un aveu de Martine Aubry, qui lui a beaucoup coûté, lors de la création en 2000 du forfait-jour. « Nous ne savons plus mesurer à la minute près le temps de travail des collaborateurs autonomes », a-t-elle reconnu. Nous devons dupliquer, en termes de lieu de travail, l'invention pragmatique de Martine Aubry, issue de ce constat et plébiscitée par les cadres qui en bénéficient.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.