COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES
Mercredi 24 mars 2021
La séance est ouverte à onze heures cinq.
La commission des affaires sociales réunit, en visioconférence, une table ronde sur le télétravail avec :
– M. Régis Bac, chef du service des relations et des conditions de travail de la direction générale du travail (ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion) ;
– M. Jean-Emmanuel Ray, professeur des universités ;
– M. Benoît Serre, vice-président de l'Association nationale des directeurs des ressources humaines.
Nous achevons ce matin notre cycle d'auditions sur le télétravail, qui s'inscrit dans le cadre de nos travaux de suivi de la crise sanitaire. Le télétravail en a, dès le début, constitué un enjeu social central ; d'où notre décision de lui consacrer plusieurs auditions. Les organisations de représentation des salariés, puis des organisations patronales se sont exprimées devant nous, les 10 et 16 mars derniers, suivies hier par des experts de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques et de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT) ainsi que par des acteurs du monde du travail, auteurs de travaux et d'études chiffrées.
Il nous a semblé essentiel d'obtenir de votre part un éclairage à la fois juridique et pratique sur les enjeux soulevés par le télétravail, alors que se pose la question du passage d'un télétravail subi, mis en place dans l'urgence, lors du premier confinement, à un recours plus durable à celui-ci pendant la crise sanitaire qui perdure, mais aussi probablement à l'issue de celle-ci à plus long terme.
Nous souhaiterions que vous nous éclairiez sur les conditions de mise en œuvre du télétravail selon les secteurs, de même que sur les difficultés et opportunités qu'il occasionne pour les salariés aussi bien que pour les employeurs, les risques psychosociaux qu'il comporte, son impact sur les relations sociales et le management, ou encore sur l'action de l'inspection générale du travail.
Ce premier bilan s'effectue à la lumière d'un événement important : la conclusion de l'accord national interprofessionnel (ANI) du 26 novembre dernier pour une mise en œuvre réussie du télétravail. Nous aimerions vous entendre à ce sujet également.
Je souhaiterais mettre en lumière l'action de la DGT et de l'inspection du travail dans le contexte de la crise de la covid-19 en vous indiquant sur quoi cette action s'est concentrée, de manière à rebondir ensuite sur les perspectives à court, moyen et long termes.
La DGT a accordé, dans son action, la priorité à une condition essentielle de la protection des salariés, participant de la lutte contre la pandémie : la réduction, dans la mesure du possible, des densités et flux de personnes au sein de l'entreprise, tout en permettant à celle-ci de poursuivre son activité dans le cadre des textes organisant l'état d'urgence sanitaire.
La première, et la plus visible, de nos actions, a consisté, à partir d'août dernier, à définir un protocole national en entreprise. Deux référés du Conseil d'État en ont établi la validité. Il se présente comme une somme de recommandations, destinée autant aux salariés qu'aux employeurs et à l'ensemble des partenaires sociaux, indiquant quelles actions mettre en place et comment.
Ce protocole, récemment actualisé puisque sa nouvelle version a été diffusée hier soir après un échange avec les représentants des partenaires sociaux, s'accompagne d'un ensemble d'autres éléments destinés à faciliter la mise en œuvre des mesures par les entreprises et au sein de celles-ci, par les salariés et les représentants du personnel.
Parmi ces éléments d'accompagnement figure la liste très complète de questions/réponses répertoriées sur le site du ministère du travail, traitant de problèmes susceptibles de se poser au quotidien sous un angle que nous espérons pragmatique. Nous avons par ailleurs rédigé une cinquantaine de fiches métiers, documents pédagogiques d'utilisation simple, aisément compréhensibles. Les médias ont également beaucoup mentionné ces derniers jours un protocole de huit pages relatif à la restauration. S'y ajoutent enfin des fiches transverses relatives à l'ensemble du monde du travail, disponibles, elles aussi, sur le site du ministère du travail.
Vous avez pris connaissance hier de l'action conduite par l'ANACT : à la demande du ministère du travail et de la DGT, elle a développé un ensemble d'outils à destination des petites et moyennes entreprises et des très petites entreprises pour les accompagner dans la mise en œuvre du télétravail au quotidien, selon une perspective de court autant que de moyen ou même de long terme.
Durant la crise, la DGT et le système d'inspection du travail ont axé leur action autour des services déconcentrés du ministère. Ils ont, d'une part, assuré des missions d'information, d'accompagnement et d'appui, aux représentants des salariés notamment, lors de déplacements d'inspecteurs du travail en entreprise. D'autre part, les services déconcentrés du ministère ont assumé une mission de renseignement. De nombreux appels leur sont parvenus en lien avec la pandémie et la mise en place du télétravail. Enfin, les inspecteurs du travail ont mené sur le terrain une action de contrôle qui a parfois débouché sur des lettres d'observation adressées aux entreprises pour qu'elles se conforment à leurs obligations en matière d'actualisation de l'analyse des risques ou de prévention, voire sur des mises en demeure enjoignant à certaines entreprises de prendre des mesures complémentaires ou plus amples. Enfin, des sanctions ont été prononcées, allant parfois jusqu'à la saisine du juge des référés.
Après l'électrochoc organisationnel du printemps 2020, et l'état d'urgence sanitaire qui l'a banalisé, le télétravail à domicile s'est installé dans nos mœurs sociales. Pour un spécialiste du droit du travail, un tel état de fait s'avère extrêmement dérangeant.
Ce télétravail a levé des tabous et des blocages, tant du côté des entreprises et de leurs dirigeants que du côté des salariés. On ne saurait reprocher à une loi la date de sa naissance. Le code du travail a été conçu dans un cadre industriel, celui de la révolution du fordisme et du taylorisme. Il reposait, pour emprunter une notion chère à Boileau, sur une unité de temps, de lieu et d'action qui, ensemble, généraient du collectif. Tous les travailleurs œuvraient ensemble en un même endroit. Selon une loi, pour le coup pratique et non écrite, il était matériellement impossible d'exporter du travail à la maison. Ni Charlie Chaplin ni Stakhanov n'auraient pu emporter des portières pour terminer d'assembler chez eux une Ford T noire. En somme, ce droit du travail militaro-industriel fondé sur l'obligation pour les salariés d'assurer un travail manuel en étant présents physiquement dans l'entreprise a été mis à bas par le télétravail.
Le droit du travail va se marginaliser s'il continue d'ignorer les spécificités du télétravail à domicile. Il convient de bien le préciser, car tout télétravail ne s'exerce pas nécessairement depuis le domicile, même si c'est le cas actuellement et qu'il risque d'en aller ainsi encore un certain temps. Quand le droit apparaît inadapté à la réalité sociale, on cherche soit à s'y soustraire, soit à le contourner.
J'insiste sur ce point : je ne me réfère pas ici à la fraude habituelle en matière sociale portant sur le temps de travail. Je ne songe pas aux manœuvres de flibustiers du droit mais d'employeurs de parfaite bonne foi. Si le droit du travail n'évolue pas, alors c'est l'ubérisation qui nous pend au nez.
Le télétravail à domicile fait l'effet à un juriste d'une rencontre du troisième type. Le contrat de travail se fonde en effet sur la subordination. Dans un open space, en entreprise, tout le monde est soumis aux mêmes conditions de travail. C'est de ce principe de subordination que découlent les ennuis, pour qui a une vision négative de la situation, ou l'excitation intellectuelle pour qui la voit sous un angle positif. Selon moi, nous vivons une époque formidable. Je le dis d'ailleurs à mes étudiants : se présente à eux l'opportunité de fonder un droit plus adapté à la révolution numérique qu'à la révolution industrielle.
Je me référerai au doyen Philippe Waquet, qui nous a, hélas, quittés voici un mois et demi et qui avait rendu en 2001, il y a de cela, donc, vingt ans, le premier arrêt sur le télétravail. Derrière le cas apparemment anodin qu'il avait eu à traiter, d'un agent d'assurances marseillais, il avait bien compris que se posait la question suivante : un employeur peut-il forcer un employé à travailler chez lui ? La réponse avait été négative : un salarié ne peut en aucun cas être tenu de travailler à son domicile ou d'y installer ses instruments de travail.
Le problème apparaît dès lors insoluble, mais heureusement, ce mot d'insoluble n'appartient pas au vocabulaire des juristes. La jurisprudence ne tardera pas à opposer un démenti à l'employeur qui voit dans un salarié travaillant chez lui un employé comme les autres soumis au pouvoir de sa direction et au pouvoir disciplinaire. En réalité, un employé travaillant à domicile doit être considéré comme un employé présent à son domicile, où il se trouve qu'il travaille. Autrement dit, le respect de la vie privée prévaut sur le lien de subordination. Il s'agit là d'un point essentiel, qui oblige à considérer sous une nouvelle perspective à peu près tout ce qu'on sait du droit du travail. Songeons au cadre en mesure, d'ordinaire, de surveiller les allées et venues du personnel, la durée des pauses et les passages à la machine à café. A-t-il le droit de contrôler, depuis chez lui, ce que font ses collaborateurs, chez eux ? Bien sûr que non, car il porterait ainsi atteinte à leur vie privée et familiale.
Le principal danger, à mes yeux, est celui d'une guerre des temps, résultant du choc provoqué par le télétravail entre vies privée et professionnelle. La menace plane en outre d'un retour de vingt ans en arrière, du point de vue de l'égalité entre hommes et femmes. Comment voulez-vous concrètement que l'on puisse contrôler les temps de pause des salariés à leur domicile ?
Le télétravail s'écarte du droit du travail classique sur un troisième point. Les conditions générales de travail et d'application du droit du travail, en télétravail, sont complètement hétérogènes. Certaines entreprises n'y recourent pratiquement pas, alors qu'il est devenu la règle dans d'autres. Au sein d'une même entreprise, des ingénieurs travaillent à distance alors que ce n'est pas le cas des commerciaux.
Surtout, un salarié qui travaillerait chez lui serait en principe astreint aux mêmes horaires et, plus généralement, au même régime que l'ensemble de ses collègues. Tout collaborateur a besoin avant tout – et je suis ravi que Mme la députée Catherine Fabre m'écoute – d'une bonne connexion. Or les conditions techniques d'accès au web diffèrent radicalement d'un employé à l'autre. Je ne parlerai même pas des pauvres jeunes mamans ayant à s'occuper d'enfants en bas âge ou à cohabiter avec des adolescents jouant auprès d'elles sur leur console, en rendant ainsi leur participation à une réunion Zoom des plus aléatoires.
La compétence et l'appétence technologiques sont elles aussi variables d'un salarié à l'autre. Or si, dans l'entreprise, il est possible de solliciter de l'aide auprès d'un collègue, il n'en va plus ainsi au domicile.
Enfin, le droit du travail ne s'occupe pas de la vie privée des travailleurs. Chacun d'entre nous est soumis à son propre écosystème familial et de voisinage. Il va de soi qu'un célibataire ne travaille pas dans les mêmes conditions qu'un père de trois enfants.
En résumé, le droit et notamment celui du travail, apprécie les cas généraux ; or, les règles générales et impersonnelles s'avèrent très difficilement applicables à la situation présente des entreprises et des salariés.
Je terminerai par un regret. Rappelons que le travail à domicile repose sur le principe qu'un salarié à son domicile est avant tout un citoyen chez lui. Le mode de mise au travail et le contrôle patronal – la surveillance par caméra, par exemple – ne sauraient donc être les mêmes qu'en entreprise. Je comprends les défenseurs du statu quo, mais est-il tenable ? Ils affirment, en cohérence avec l'ANI du 20 novembre 2020, qui reprend d'ailleurs l'ANI de 2005, reprenant pour sa part un article du code du travail, que rien ne change entre le travail au bureau ou à la maison. Or l'un et l'autre n'ont rien à voir.
Je serai un peu provocant : notre expérience personnelle nous a permis de constater que, lorsqu'on demandait à des dirigeants, avant le confinement, si le télétravail leur semblait simple à mettre en œuvre, ils éclataient de rire, dans l'idée que cela se résumait à emporter son ordinateur à la maison un jour par semaine sans qu'en découle le moindre problème. Pourtant, il n'en est rien : ce n'est pas seulement un ordinateur que l'on emporte chez soi mais toute sa vie professionnelle. Dès lors qu'on passe à trois ou quatre jours de télétravail par semaine, on bascule dans un autre monde, où la vie sociale et personnelle devient plus importante en temps et en relations sociales que la vie professionnelle, quitte à ce qu'une prise de distance s'instaure par rapport aux collègues.
Je pourrais vous citer maints articles du code du travail prouvant que le télétravail à domicile diffère forcément du travail en entreprise. Un salarié chez lui peut-il se référer au besoin à des panneaux de sortie de secours ? L'exemple prête à sourire. Quoi qu'il en soit, l'absence d'évolution du droit du travail inciterait les entreprises à ne plus embaucher, parce que les règles qu'il comporte sont totalement inadaptées au télétravail, en particulier celles qui portent sur la durée du travail et du repos.
Je conclurai en me ralliant à un aveu de Martine Aubry, qui lui a beaucoup coûté, lors de la création en 2000 du forfait-jour. « Nous ne savons plus mesurer à la minute près le temps de travail des collaborateurs autonomes », a-t-elle reconnu. Nous devons dupliquer, en termes de lieu de travail, l'invention pragmatique de Martine Aubry, issue de ce constat et plébiscitée par les cadres qui en bénéficient.
Je souscris pleinement aux propos du professeur Ray, qui a parfaitement décrit ce que nous vivons dans les entreprises depuis le mois de mars dernier.
Un premier problème s'est posé à nous : déterminer en fonction de quels critères, non pas juridiques mais pratiques, un métier pouvait être exercé à distance ou non, sachant que la réponse, pour un même métier, a pu varier d'une entreprise à l'autre.
Certaines entreprises ont été confrontées à un problème technologique. Elles ne disposaient pas soit des ordinateurs portables nécessaires pour permettre à leurs employés de travailler chez eux, alors même que ceux-ci assumaient des fonctions éligibles au télétravail, soit des systèmes de sécurité informatique VPN indispensables au transfert de leurs données. Cet aspect majeur de la sécurité s'est avéré extrêmement complexe à traiter.
Une deuxième difficulté a surgi quand, dans une même équipe, seules certaines personnes exerçaient une activité réalisable à distance. Dans ces cas-là, le choix a souvent été fait de n'envoyer personne en télétravail, par crainte d'entraver, sinon, le fonctionnement des équipes.
En troisième lieu, il a fallu anticiper ; ce qui a posé une autre difficulté, heureusement mieux surmontée en octobre dernier. Beaucoup d'entreprises contraintes d'entrer brutalement dans un nouveau monde professionnel ont commis l'erreur de penser que l'organisation du travail sur site pourrait se transférer, telle quelle, à distance. Au-delà des questions de subordination et de coopération évoquées par le professeur Ray, de premières détresses, de premiers risques psychosociaux sont cependant très vite apparus.
Certains ont en effet tenté de transférer chez eux leurs conditions de travail habituelles, or ce n'était pas possible. Il a fallu investir lourdement dans la formation des managers voulant appliquer à distance leurs méthodes de management coutumières, pour qu'ils apprennent à gérer leurs équipes à distance. Nous avons découvert à cette occasion que les qualités et compétences reconnues d'un bon manager n'étaient pas les mêmes sur site et à distance. Il en a résulté une désorganisation des entreprises expliquant les retards constatés, qu'on leur reproche souvent, dans le recours au télétravail. Malgré les efforts des uns et des autres, il a fallu se soumettre au principe de réalité.
Un autre problème apparu dès octobre se manifeste avec violence aujourd'hui : la crise psychologique due à la perturbation des conditions de travail autant qu'à la crise sanitaire elle-même. Dans bon nombre d'organisations, des collaborateurs demandaient à revenir sur site de toute urgence, parfois pour des raisons dramatiques, car ils se trouvaient confrontés à la violence de leur conjoint. Certains, aussi, ne pouvaient plus travailler sereinement chez eux, tout simplement parce que leur conjoint était également passé au télétravail et qu'ils ne disposaient pas de place suffisante pour mener à bien leur activité, ou parce qu'ils souffraient d'un manque d'interactions sociales et d'un sentiment d'isolement.
La logique d'entreprise a, qui plus est, changé entre mars dernier, où les projets se poursuivaient sur leur lancée, certes sous une forme différente, et octobre, où certaines entreprises souffraient alors d'une extrême fatigue. Il leur devenait difficile de recréer une dynamique collective quand leurs projets s'amenuisaient, si elles n'y avaient pas, même, renoncé en raison de la crise sanitaire.
La crise sanitaire a en outre impacté les métiers et les organisations. Pendant sa première phase, beaucoup de métiers, à l'évidence éligibles au télétravail, entre autres au siège des entreprises, ont été exercés à domicile. Il a ensuite fallu consentir à des efforts de réorganisation pour permettre l'exercice à distance d'autres métiers. Les modèles d'organisation des équipes et de l'entreprise ont dû changer, ce à quoi on ne parvient pas en un claquement de doigts. Il suffit de constater la prospérité des sociétés de conseil en transformation du management pour se rendre compte qu'on ne modifie pas en quelques mois une organisation du travail.
Une enquête de l'ANDRH au mois de juin dernier a montré que l'extension du télétravail viendrait de celle du nombre de métiers éligibles et non du nombre de jours télétravaillés. Avant la crise, les employés qui travaillaient à distance ne le faisaient qu'en moyenne 1,8 jour par semaine contre 2,1 en juin 2020. Le tout-télétravail n'apparaît donc pas comme une option, même si, du fait de leur activité, certaines entreprises, en l'occurrence, de petites entreprises du secteur technologique, l'ont adopté.
En somme, l'hybridation du travail va devenir la règle dans les années à venir, après la crise sanitaire. C'est du moins ce à quoi nous nous attendons. Ceci renvoie aux commentaires déjà formulés sur le code du travail et aux problèmes qui se présentent à nous et à la direction générale de l'inspection du travail, chargée de s'assurer que nous respectons ce code ne prévoyant pas d'organisation hybride de l'activité salariale.
De plus, nous avons été confrontés à des équipes dans l'impossibilité de travailler à distance, alors que leur manager le pouvait en théorie. Nous estimons à 60 % la proportion de métiers ne pouvant être exercés à distance. Des considérations de management – et non sanitaires ou juridiques – ont amené à juger incohérent qu'une équipe travaille sur site en l'absence de son manager en télétravail. Il faut aux managers une formation particulière, prévue par l'ANI de 2020, pour pouvoir gérer leurs équipes sans être présents auprès d'elles.
Nous avons dû faire face à un risque qui se manifestera avec plus d'acuité sans doute encore au fil du temps : celui d'une inégalité de traitement entre les collaborateurs qui peuvent travailler à distance et ceux qui ne le peuvent pas. En laissant de côté le télétravail de crise, difficile à évaluer parce qu'imposé dans un contexte tendu, ce qui n'est pas la panacée et explique d'ailleurs les craintes d'excès liés à sa généralisation, le télétravail reste un moyen, pour ceux qui l'avaient déjà adopté avant la crise sanitaire, d'améliorer leurs conditions de travail. Étant donné qu'un cap a été franchi et qu'il est amené à se développer, sous l'impulsion aussi bien des entreprises que des salariés y trouvant un intérêt, d'où son relatif succès entre mars et mai dernier, nous nous acheminons vers un certain éclatement du corps social et l'apparition de ce que d'aucuns, dont moi-même, avaient nommé une nouvelle génération de cols blancs et de cols bleus. Il faudra absolument trouver les moyens de restaurer l'équité de traitement entre les collaborateurs ayant la chance de ne pas devoir prendre la ligne A du RER ou la ligne 13 du métro tous les matins, et les autres. Sinon, des tensions surgiront au sein d'entreprises à deux vitesses et d'un corps social éclaté en trois, en prenant en compte ceux qui sont au chômage partiel depuis un an. Des dégâts s'ensuivront.
Aujourd'hui, nous n'avons pas les moyens d'assurer une sorte d'avantage compensatoire à ceux qui ne sont pas en télétravail. Comment y remédier ? Il s'agit là d'un magnifique sujet de débat managérial et juridique. Je me suis réjoui que Jean-Emmanuel Ray fasse référence au forfait-jour parce qu'à force de creuser le sujet, on ne voit pas d'autre solution que d'inventer un nouveau modèle de forfait pour ceux qui n'ont pas accès au télétravail, de manière qu'ils disposent de jours de congés ou d'une souplesse d'organisation compensant l'impossibilité pour eux de travailler à distance.
La question des horaires s'est quotidiennement posée dans les entreprises. Jean‑Emmanuel Ray l'a fort bien dit. Nous ne disposons pas des moyens de les contrôler. Pourtant, nous sommes toujours soumis au régime des trente-cinq heures. J'ignore ce qui se passerait en cas de recours portant sur des heures supplémentaires établies. Quoi qu'il en soit, la logique qui fonde la semaine de travail sur trente-cinq heures d'activité n'a plus aucun sens dès lors que les employés sont en télétravail ne serait-ce que 40 % du temps. Ceci nous interpelle bien sûr, nous autres DRH. L'efficacité et la productivité du télétravail, à nouveau démontrées dans le rapport de l'Institut Sapiens, découlent de l'autonomie dans l'action et dans l'organisation. Or le maintien d'horaires imposés ne permettrait pas de les garantir, d'autant que contraindre les salariés à s'organiser chez eux comme en entreprise n'aurait aucune validité juridique.
Enfin, on nous a fréquemment rappelé depuis le mois de mars, à juste titre, la responsabilité de l'employeur. Nous estimons tout à fait inenvisageable, en tant que DRH, au regard de l'expérience pratique accumulée depuis un an, de ne pas traiter le sujet non seulement du temps de travail, mais aussi de la responsabilité des conditions de travail – où commence et où s'arrête-t-elle ? – ainsi que de la mise à disposition des moyens de travail. L'ANI ne les a pas réglées. Il ne le pouvait pas, de toute façon, puisque ces questions relèvent de la législation du travail. Il faudra pourtant bien s'y atteler si l'on veut instaurer durablement l'hybridation du travail, qui s'annonce comme la règle à l'avenir, en réponse à une aspiration légitime des entreprises et des salariés. Le test grandeur nature, réalisé ces derniers mois, de recours massif au télétravail met au jour un risque que nous soyons soumis à des niveaux de responsabilité et d'engagement incohérents avec la législation du travail, dont l'application est légitimement contrôlée par ceux qui en ont la charge.
L'hybridation du travail est devenue, depuis le mois de mars, une réalité. S'imposent à nous de nombreuses questions et évolutions. Certaines n'ont cependant pas eu lieu, notamment dans l'inspection du travail. Comment mesurer la réalité du télétravail ? Comment accompagner les entreprises dans sa mise en place ? Ce sont là autant d'enjeux que l'inspection du travail doit affronter en se transformant. Quand un employé se foule la cheville en se levant de sa chaise, face à son ordinateur, est-il victime ou non d'un accident du travail ? De telles questions méritent que l'on y réponde dans les semaines à venir car les cas qui les soulèvent sont appelés à se multiplier.
Monsieur Serre, votre remarque sur l'équité de traitement m'interpelle. Nous sortons d'un débat sur l'éthique. La question cruciale de l'équité de traitement n'a bien sûr pas surgi de nulle part. Nous nous devons d'y apporter des réponses. Votre commentaire sur la mesure, telle qu'elle s'effectue aujourd'hui, du temps de travail dans le cadre de la loi sur les trente‑cinq heures, au risque de la remettre en cause, m'interpelle également. Là encore, il faudra y apporter des réponses dans les semaines et les mois à venir.
Ma première question s'adresse à la DGT, qui a diffusé le 3 février dernier auprès des services de l'inspection du travail une instruction en vue d'une surveillance plus ferme de l'application des règles du télétravail. De quels moyens avez-vous besoin pour rendre effectifs ces contrôles ? Sans doute les méthodes de travail des inspecteurs du travail sont-elles appelées à changer. Comment vous adapterez-vous à cette nécessaire évolution ?
À propos de la qualification d'accident du travail, quelles préconisations formulez‑vous pour encadrer juridiquement un accident, de travail ou non, survenu au domicile d'un salarié ?
Enfin, les propos de M. Jean-Emmanuel Ray m'ont beaucoup interpellée aussi. J'ai bien compris l'importance du forfait-jour. Des mesures de même nature se mettront à coup sûr en place au cours des années à venir. Un contrat de confiance sera néanmoins nécessaire. Comment l'instaurer dans le contrat de travail ?
Enfin, monsieur Ray, pourriez-vous nous donner votre avis sur la décision rendue par le tribunal judiciaire de Nanterre le 10 mars dernier à propos de la suppression des tickets‑restaurant par l'employeur ?
Le débat suscité par le télétravail m'apparaît passionnant : celui-ci peut engendrer le meilleur comme le pire. Nous sommes aujourd'hui à la croisée des chemins. Une transformation majeure du travail se profile à moyen terme. Que suggérez-vous pour accompagner ce mouvement et y adapter le droit du travail ? Sur quel point conviendrait-il de modifier la loi ? Sur plus d'un, me semble-t-il à vous entendre.
Le télétravail reste porteur d'espoir : il répond à la nécessité de se poser pour réfléchir en échappant aux sollicitations quotidiennes du bureau. Il répond aussi à l'enjeu majeur d'une meilleure conciliation des temps de vie, moins bêtement normée que lorsqu'on s'en tenait à l'unité de temps et de lieu que vous avez mentionnée.
De nos précédentes auditions ont émergé quelques pistes et bonnes pratiques en matière de formation des managers et des salariés, de droit à la déconnexion et d'organisation hybride du travail – deux jours à domicile et trois jours sur site –, sans oublier les moyens de travail – équipement, locaux, etc. Faut-il légiférer sur tous ces points ?
Par rapport au forfait-jour dont vous parliez, conviendrait-il d'explorer la piste d'une déclaration par chaque salarié de ses temps de pause, plutôt que de son temps de travail, de manière à limiter les risques psychosociaux ?
Je conclurai sur une note d'espoir. On entend souvent que les femmes perdront beaucoup à la généralisation du télétravail. Je m'en désole et pense au contraire que nous avons tous à y gagner, dans la mesure où il permet de mieux concilier vie privée et vie professionnelle. Je fais le pari que mes sœurs d'armes sauront se montrer vigilantes. Ceci dit, me sachant par nature très optimiste, je me demande si le législateur n'aurait tout de même pas un rôle à jouer de ce point de vue.
Après un certain nombre d'auditions, j'évoquerai volontiers cette interrogation de chefs d'entreprise, reprise par les chambres de commerce et d'industrie : dans quel cadre juridique passe-t-on du télétravail exceptionnel au télétravail régulier ? Là est bien la question.
Je m'interroge beaucoup sur la difficile mesure du temps de télétravail. Elle repose sur les déclarations du salarié lui-même, puisque l'employeur ne peut pas la contrôler. Ce dernier peut alors être confronté à un dépassement de la durée maximale de temps de travail quotidienne ou hebdomadaire. Le salarié peine quant à lui à fixer des limites claires entre sa vie personnelle et sa vie professionnelle. Ceci soulève des questions sur l'organisation du droit à la déconnexion et la sécurisation des situations de télétravail.
Le régime légal du temps de travail apparaît en complète contradiction avec le mode de management des travailleurs à distance. Le management par projets ou par objectifs repose sur une confiance réciproque entre salariés et employeurs et sur la surveillance habituelle. Autrement dit, le télétravail conduit à passer d'une rémunération de la présence à une rémunération du résultat – du « livrable », en quelque sorte – dans le même esprit qui a conduit à forfaitiser le temps de travail de certains salariés.
Comment envisager et organiser la mise en place d'un régime spécifique prenant en compte l'autonomie consubstantielle au télétravail à domicile et nomade, dès lors que cette autonomie du travailleur apparaît comme un prérequis pour accéder au télétravail ?
Certains pays ont assimilé cette réalité incontournable en l'intégrant à la définition même du télétravail. Je songe notamment au Japon, où le télétravail se définit comme « une méthode d'organisation qui, grâce à l'utilisation des moyens d'information et de télécommunication, n'est pas soumise à des conditions d'exercice liées au lieu et à la durée du travail ». Un tel constat permet d'adapter la loi et d'appliquer au télétravail des dispositions particulières. Votre avis sur ce point intéressera les chefs d'entreprise, puisque le télétravail ne se résume pas à une mesure exceptionnelle. On le voit bien depuis le début du confinement. Il nous livre un aperçu du monde d'après la crise. Il faut donc y réfléchir rapidement et trouver d'éventuels accords avec les organisations syndicales et professionnelles pour qu'une fois réglementé, il donne satisfaction, tant aux chefs d'entreprise qu'aux salariés, dans le respect des droits de chacun, et le respect de la vie privée, qui me semble essentiel.
Je m'associe à toutes les questions posées par mes collègues, d'autant que je souhaitais moi-même vous soumettre certaines d'entre elles.
Je centrerai mon propos sur la nécessité, évoquée par M. Ray, d'inventer un nouveau droit adapté au télétravail, sous peine que les employeurs renoncent à recruter des salariés. Pourriez-vous nous apporter des précisions sur ce risque ? Certains signaux laissent-ils dès à présent présager une telle évolution ? De combien de temps disposons-nous pour procéder à cette réforme du droit ?
Merci à vous, messieurs, pour vos propos qui complètent et parfois s'opposent à ceux tenus lors de précédentes tables rondes.
Ma première question se rapporte à la nécessité évoquée par M. Ray de légiférer sur un certain nombre de points. Je lui donne en cela raison. Comment expliquez-vous la position des organisations patronales, qui nous ont très clairement fait part de leur ferme opposition à une nouvelle législation sur un certain nombre d'éléments relatifs au télétravail ? Elles ont rappelé l'accord conclu à ce propos, dont elles ont mis en avant la solidité. Il a certes fait progresser l'acculturation des entreprises au télétravail et apporté des réponses à court terme. Néanmoins, il reste plusieurs enjeux à préciser par la voie législative. Des questions ont été soulevées au sujet des accidents du travail et des maladies professionnelles. J'aimerais beaucoup savoir ce que vous préconisez en termes de définitions et de périmètres applicables à ce champ.
Ma deuxième question porte sur le coût du télétravail et les frais induits par le travail contraint à domicile tout au long de la semaine. Comment réagissez-vous aux récentes décisions judiciaires à propos, entre autres, des titres de restauration ? Comment faudrait-il selon vous préciser la répartition des coûts du télétravail, entre employeur et employé ?
La culture globale du management doit évoluer. Nos managers ont reçu une formation initiale excluant le télétravail de leur vision de leur pratique professionnelle. Les outils qui leur ont été proposés dans le cadre de la crise sanitaire les décontenancent dans leur relation à leurs équipes. Un travail éducatif, de pédagogie et de formation continue, reste à mener.
Il faut aussi s'interroger sur le fait que les jeunes ne plébiscitent pas tellement le télétravail. Bien qu'il apparaisse avant tout comme un formidable levier de réduction de la pollution, son incidence sur les différences entre genres ne manque pas non plus d'intérêt. Cet après-midi, au Conseil économique, social et environnemental, Mmes Dominique Joseph et Olga Trostiansky présenteront un rapport sur la crise sanitaire et les inégalités de genre. Quelles pistes proposez-vous pour réduire ces inégalités et les discriminations de genre liées au télétravail, en termes de formation, de poursuite de carrière, etc. ? Comment pourrait‑on d'après vous éviter une régression dans ce domaine où les progrès s'avèrent ardus ?
Avant de traiter les deux questions qui nous ont été spécifiquement adressées, il convient de prendre en compte un élément. J'ai moi-même fait la plupart des constats qui viennent d'être mis en avant. Y compris en ma qualité de manager au sein de la fonction publique, j'ai relevé des périodes et des modalités d'adaptation différentes au fil de la crise pandémique. À une sidération initiale et une adaptation dans l'urgence a succédé une seconde étape qui dure encore, marquée par une installation plus durable du télétravail, mobilisant des solutions techniques mieux éprouvées. Des pressions ont surgi pour équilibrer vies personnelle, familiale et professionnelle, dans le respect du temps dévolu à chacune. Le couvre-feu a encore compliqué la situation. S'est enfin fait jour le problème de l'égalité entre hommes et femmes dans l'accès au télétravail.
Le télétravail de temps de crise correspond à certaines dispositions légales du code du travail et le télétravail régulier, à d'autres. Nous n'avons peut-être pas suffisamment évoqué, lors de nos interventions, la place de l'accord collectif. L'ANI, de même que les ordonnances « travail », y renvoient pourtant beaucoup. Les entreprises et, au sein d'une même entreprise, les équipes, connaissent des situations éminemment variables. Un certain nombre d'accords collectifs ont vu le jour au fil de la crise. Nous pourrons vous apporter un éclairage spécifique sur la dynamique, pendant cette période, de la négociation collective, appelée à organiser largement le monde d'après la crise, que nous entrevoyons déjà dès lors que nous apparaît la sortie du tunnel. Il faut garder ce point présent à l'esprit, au-delà de ce qui a été dit sur la législation et la réglementation.
L'inspection du travail dispose de moyens d'action tels que les lettres d'observation et les mises en demeure, voire le recours au référé dans les situations qui le justifient. Voici un article publié récemment dans la Semaine sociale (Lamy) par M. Dutheillet de Lamothe, précisant bien le régime du protocole établi par la jurisprudence du Conseil d'État, ainsi que les moyens d'action de l'inspection du travail, dont la mission consiste à sanctionner les abus. De ce point de vue, il convient de manier avec discernement le référé, applicable aux situations les plus graves. 93 % des mises en demeure, prononcées en vertu d'une logique de contrôle et d'accompagnement, ont été immédiatement suivies d'effet dans l'entreprise. Elles apparaissent donc comme un levier adapté aux situations de crise telle que celle que nous traversons.
Une règle relativement claire s'applique aujourd'hui aux accidents du travail. Tout accident est considéré comme tel, dès lors qu'il survient pendant le temps de travail. Bien sûr, on objectera qu'un accident peut se produire lors d'une pause, lorsqu'un salarié s'ébouillante avec une casserole d'eau ou se foule la cheville en allant acheter une baguette. La jurisprudence est heureusement là pour nous aider à progresser sur ce point.
Je partage l'avis de la DGT, sous un angle encore plus pragmatique. Les DRH savent très bien qu'avant, le télétravail impliquait une gestion au fil de l'eau de tel ou tel salarié en particulier. Or, à présent, ce type de gestion individuelle n'est plus envisageable. Il faut, d'un point de vue opérationnel, établir des règles collectives. Je reviendrai, si vous le souhaitez, sur les avantages des accords d'entreprise.
En 1995, je me trouvais à Bruxelles avec onze autres professeurs de droit du travail, la Commission européenne nous ayant demandé de réfléchir au télétravail. La première question soulevée à cette occasion portait sur les accidents du travail. Je regrette la brutalité de ma réponse mais il s'agit là d'un problème quasi inexistant. Les chiffres fournis par l'assurance maladie indiquent que, sur 600 000 à 800 000 accidents du travail, seule une centaine relève du télétravail. Non seulement les risques sont faibles, mais le traitement de ces rares accidents s'appuie sur le seul fondement selon moi possible : le principe de la confiance, dans la mesure, bien sûr, où l'accident a lieu pendant les horaires contractuellement prévus.
Nous n'avions trouvé en 1995 qu'un seul exemple d'accident du travail survenu en télétravail, illustrant bien l'aspect marginal et, partant, quelque peu ridicule d'une telle préoccupation : celui d'un Allemand ayant contracté de l'asthme alors que son conjoint cuisinait des frites.
La décision du tribunal de grande instance de Nanterre, bien qu'elle émane d'un simple tribunal judiciaire et non de la Cour de cassation, m'apparaît imparable : il n'existe pas d'obligation légale en matière de titres-restaurant. Ce qui vaut pour la prise en charge des frais ne s'applique donc pas sur ce point. L'éventualité que l'employeur décide qui bénéficiera ou non de titres-restaurant ne trouble pas l'ordre public.
Venons-en aux questions qui fâchent, dont celle de la durée du travail. Nous sommes tenus par une directive communautaire de 2003. Ni M. Régis Bac, ni la DGT ne me contrediront. Il est donc hors de question d'évacuer le problème du temps de repos.
Il faut toutefois bien distinguer : nous disposons d'une marge d'adaptation à la législation sur le temps de travail, puisque la question peut se régler par accord collectif. Le temps de repos, en revanche, n'admet aucune dérogation. Il relève d'une question de santé et de sécurité. Il ne faut donc, là-dessus, rien attendre des juges. Il me paraît bien optimiste de penser que la jurisprudence tranchera.
Je peux apporter une réponse aux interrogations du vice-président de l'ANDRH sur ce qui se passerait dans l'éventualité d'un contrôle : celle de l'arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation, le 8 juillet 2020. Il portait sur les revendications d'un webmarketeur travaillant chez lui sans aucun contrôle de ses horaires de travail ou de pause ; situation qui, à mon avis, lui convenait parfaitement. Lors de son licenciement, il a adressé à sa hiérarchie un document récapitulant ses heures supplémentaires, invérifiables en l'absence d'autre élément de preuve. Apparemment, il travaillait douze heures par jour sans jamais s'accorder de pause, ce dont s'est étonné son employeur. La chambre sociale a estimé qu'il appartenait à ce dernier de vérifier les temps de pause. En conclusion, nous nageons dans l'hypocrisie la plus totale en matière de durée du travail.
Je demanderai à Régis Bac de ne pas écouter l'horreur que je m'apprête à proférer : la question qui se pose est celle du moyen de ne pas se faire épingler par l'inspection du travail. Une première solution hypocrite consisterait à couper les serveurs, empêchant ainsi d'obtenir toute preuve de connexion ou de déconnexion. Comme si on ne pouvait pas travailler hors connexion !
Quant au forfait-jour prévoyant onze heures de repos, rien n'empêche de couper la ligne des cadres qui en bénéficient, treize heures exactement après leur première connexion de la journée, de manière à mettre l'inspection du travail bien en peine d'établir des contraventions. Je ne sais si les autruches elles-mêmes ont le sentiment d'enfouir leur tête aussi profondément dans le sable. Il faut bien sûr tenir compte de la directive sur le temps de travail. J'insiste sur l'étroitesse de la marge à notre disposition en matière de temps de repos.
Beaucoup d'idées reçues entourent le fameux droit à la déconnexion. Je dispose sur mes auditeurs d'un avantage compétitif : voici trente ans que je me trouve chaque année face à des personnes de vingt ans. Je peux vous assurer que ces jeunes changent au fil des générations. Quand on parle à ceux d'aujourd'hui de droit à la déconnexion, ils répondent : « OK, boomer ». Au temps du Minitel et du Bi-Bop, nous étions fiers d'être connectés, via un seul appareil. Les étudiants du meilleur master 2 français en matière de ressources humaines –le mien, évidemment, en développement des ressources humaines et droit social – manifestent de l'incompréhension face à l'injonction à se déconnecter, qu'ils assimilent à une usurpation d'autorité. Se connecter relevait pour notre génération d'une décision, alors qu'eux sont connectés en permanence. L'idée d'une déconnexion leur apparaît d'autant plus surréaliste qu'ils comptent parmi leurs groupes FaceBook ou Instagram des collègues de travail. Le droit à la déconnexion est né de l'usage, par les cadres, du Blackberry, qui permettait l'accès aux courriels. Les jeunes, aujourd'hui, retrouvent leurs collègues sur WhatsApp ou FaceBook, y compris la nuit.
Le constat que les partenaires sociaux tiennent un discours légèrement différent du nôtre a retenu mon attention.
Ce ne sont pas les seules. La remarque vaut pour les deux camps.
Pourquoi les entreprises ne souhaitent-elles pas que vous interveniez, mesdames et messieurs les députés ? Parce que les entreprises craignent que, sous des pressions diverses, vous leur serriez la ceinture, leur remontiez les bretelles ou les entraviez d'une manière ou d'une autre. Je les comprends parfaitement. Une telle intervention risquerait de tuer le télétravail.
Il existe des inspecteurs Javert, des obsédés textuels attachés au statu quo. Le télétravail ne fonctionne pas ainsi. Il repose sur la confiance. Vous aurez noté la prudence exceptionnelle de l'ANI au sujet du contrôle, prévoyant que, le cas échéant, il serait éventuellement possible d'y recourir, à condition que... etc. Les syndicats partagent les craintes des entreprises. J'ai participé à l'émission « C dans l'air » avec des représentants syndicaux. Nos échanges ont été tendus, car je m'efforce de me placer dans une perspective pratique. En un mot, je ne veux pas que le droit mêle l'inutile au désagréable.
Le télétravail donne des marges de manœuvre, ce que plébiscitent les salariés, par rapport au lien de subordination. J'aimerais des réponses, mais pour l'instant, il n'en existe pas. « Cachez ce télétravail que je ne saurais voir » songe en somme chacun. Imaginons le père d'une enfant de trois ans, en télétravail. Il laisse tourner son ordinateur et décroche son téléphone pour laisser croire qu'il travaille quand vient l'heure de chercher sa fille à l'école. Les parents me comprendront si j'ajoute que ce père, qui prévoyait de revenir dix minutes plus tard, se trouve encore, au bout d'une heure et demie, au jardin des Plantes devant la cage des lions. Ravi de passer du temps avec sa fille, il se remettra finalement au travail à vingt‑et‑une heures, sans y être contraint, pour terminer ce qu'il avait à faire. Imaginons que ce père se déconnecte du serveur de son employeur à vingt-deux heures trente. S'il est licencié, trois ans plus tard, il pourra arguer qu'il a parfois travaillé très tard et que son employeur le traitait comme les Thénardier traitaient Cosette.
Je veux dire par là que le calcul à la minute près du temps de travail n'a pas de sens dans le cadre du télétravail. Les syndicats m'ont rétorqué : si on touche aujourd'hui à la chapelle Sixtine du droit du travail, que deviendra le temps de repos ? Ils craignent que tout l'édifice ne s'en effondre. Je les comprends, car peuvent-ils aujourd'hui tenir un autre discours ? Ils oublient pourtant les habitudes de vie des jeunes.
À votre dernière question « faut-il légiférer à propos du télétravail ? », je vous répondrai « bon courage ! », car une loi sur le sujet percuterait forcément l'ensemble du droit du travail, et ce dans l'intérêt de combien de travailleurs à distance ? La France ne compte que 4 millions de salariés à recourir régulièrement au télétravail sur un total de 19 millions.
Il va de soi que le télétravail perturbe le collectif. Un syndicaliste désireux de lancer un appel à la grève en distribuant des tracts peinera à mener à bien son action contestataire depuis sa cuisine. Voilà pourquoi les partenaires sociaux, en dépit de leurs positions opposées, sont d'accord pour ne toucher à rien.
Je vous ai fait parvenir un article que j'ai consacré à la question des coûts. Le salarié économise-t-il de l'argent en télétravail ? La réponse pourra vous surprendre mais elle est positive. Les frais de transport, de restauration, d'habillement et de cosmétique diminuent, en télétravail, de 50 à 100 euros par mois.
En revanche, du côté des dépenses, un véritable problème se manifeste. Un défaut d'encadrement ou de sécurisation des coûts liés au télétravail risquerait de signer son arrêt de mort.
Je commencerai par m'intéresser à la position de l'Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF), sur laquelle je vous incite, vous les députés, à exercer une pression. Le régime actuel du télétravail donne lieu à un grand débat. Pour simplifier, il existait jusqu'ici une tolérance de 10 euros par mois, pour un jour travaillé par semaine. Une nouvelle règle récemment publiée sur le site de l'URSSAF annonce cependant que celle-ci se conformera aux éventuels accords de groupe ou de branche dans le cas où ils prévoiraient une tolérance de 20 ou 25 euros. Pourquoi ne pas se référer plutôt aux accords d'entreprise ? En somme, si un travailleur à domicile contraint son employeur à une justification trop complexe des frais, ce dernier risque de ne plus recourir du tout au télétravail, par crainte des complications et du coût qu'il implique.
Pour en terminer avec la question des coûts, je vous renvoie aux articles que j'ai publiés, expliquant que les instruments de travail sont fournis par l'employeur. Ce n'est donc pas l'ordinateur qui pose problème, mais la connexion Internet. Je vous incite à la méfiance, si vous vous aventurez sur le terrain des coûts liés au télétravail. Aux États-Unis, un salarié a réclamé, en vertu d'un accord, un dédommagement des frais liés au nettoyage de son écran rendu nécessaire par l'explosion d'une lampe.
La question de la prise en charge des frais de connexion s'apparente à une bouteille à l'encre. Peut-on exiger de l'employeur qu'il assume la totalité des frais de connexion ? Selon moi, non. Il ne doit payer que les frais marginaux dus au télétravail, et certainement pas la connexion à Netflix. Je vous laisse imaginer l'ambiance familiale quand le moment viendra de déterminer qui se connecte en pleine nuit à des sites quelque peu curieux. En somme, établir le détail des coûts relève d'une entreprise dantesque.
Le coût fondamental reste celui des mètres carrés. La jurisprudence, à juste titre, estime qu'un employeur n'a pas à prendre en charge le coût du mètre carré, du chauffage, ou de la climatisation, sauf dans le cas des travailleurs itinérants ne disposant d'aucun bureau. Ceci nous permet de réfléchir sur le télétravail dans le cadre de la crise sanitaire. Actuellement, des ordres contraignent nos concitoyens à rester chez eux. Pourra-t-on leur appliquer la jurisprudence existante ? Après tout, même s'ils ne sont pas itinérants, ils ont dû, pendant un an, aménager un espace chez eux pour y travailler à distance.
Je reviendrai sur la question cruciale de l'équité de traitement, qui rejoint d'ailleurs le dernier point évoqué par Jean-Emmanuel Ray. Il serait illusoire de croire qu'à l'avenir, le télétravail restera volontaire. Aujourd'hui, déjà, près de 9 % des offres d'emploi prévoient du télétravail. On peut imaginer que, bientôt, un employeur demandera à un candidat s'il est d'accord pour travailler à distance et qu'un refus de sa part bloquera son recrutement, au mépris du droit de retour prévu par l'ANI.
Un salarié en télétravail trois jours par semaine décidera plus facilement d'habiter loin de Paris. Quel intérêt aurait-il à assumer le coût d'un appartement en plein cœur de la capitale où il ne passerait que deux nuits par semaine ? Le comportement des salariés évoluera en fonction de leur situation d'emploi, ce qui aboutira, en fin de compte, à une répartition inégale entre ceux qui sont contraints dans le choix de leur lieu de résidence, et les autres. On ne résoudra pas ce problème d'inégalité en rendant tous les métiers éligibles au télétravail car c'est tout bonnement impossible. La solution serait plutôt d'accorder des avantages compensatoires aux salariés dans l'incapacité de travailler à distance, bien que la législation ne le permette pas. L'équité de traitement revêt une importance majeure du point de vue de l'unité du corps social. Un risque se fait jour que disparaisse l'attractivité des métiers où le télétravail n'est pas envisageable. Où, dès lors, trouver des candidats aux offres d'emploi correspondantes ?
Les organisations patronales craignent qu'une nouvelle législation du télétravail s'impose, qui ne remette pas en cause la législation classique du travail. Une partie des lois – sur le temps de travail, la déconnexion ou encore la responsabilité – s'appliquerait alors à une partie du personnel, et d'autres, au reste des employés.
Je suis d'accord avec Régis Bac : jamais le dialogue social autour de ces questions n'a été aussi intense que pendant la crise sanitaire. Il a abouti à des solutions, malheureusement temporaires. Yves Calvi me demandait récemment si j'estimais nécessaire un code du télétravail. Je lui ai répondu qu'il fallait réformer le code du travail. La crise sanitaire a marqué un changement de paradigme considérable des organisations syndicales dans leur action et leur influence en entreprise.
La fermeture des serveurs ne vaut qu'en France pour les entreprises travaillant en France. Dans les sociétés internationales se pose un problème de décalage horaire. On observe en outre un autre décalage, entre générations, par rapport au droit à la déconnexion. Le principal outil de communication interne en entreprise n'est autre que WhatsApp.
Il m'est arrivé de vouloir légiférer sur le droit à la déconnexion en tant que DRH de la Macif. Une jeune collaboratrice m'en a dissuadé, au motif qu'il en résulterait une dégradation de ses conditions de travail. Elle traitait en effet ses courriels pendant l'heure de trajet qui la ramenait chez elle à l'issue de sa journée de bureau. Le droit à la déconnexion, tel qu'il a été pensé à l'origine, s'avère en complet décalage avec les habitudes de travail des employés, et pas nécessairement les plus jeunes.
En réalité, il suffit, pour se déconnecter, de basculer son appareil en mode avion. Le problème se pose uniquement au niveau du management. Il faut empêcher les managers de reprocher à un collaborateur de ne pas répondre à un courriel à 23 heures, et les sanctionner s'ils s'y risquent. La crise que nous traversons a bien montré qu'organiser la déconnexion en l'imposant aux salariés aurait débouché sur un drame absolu. Les entreprises, déjà mises en difficulté par la situation, auraient tout bonnement cessé de fonctionner.
La généralisation du télétravail, inévitable du fait de la transformation du travail en France selon une logique de services, contraindra à repenser le système. Je rejoins Régis Bac : les accords collectifs impulsés par les ordonnances de 2017 apparaissent comme une solution. On ne trouve pas deux entreprises qui fonctionnent de la même façon. C'est en laissant à chacune la possibilité de définir ce qui lui convient le mieux en concertation avec les partenaires sociaux dans un cadre juridique général que l'on intégrera ces partenaires sociaux au système. En rester aux accords de branche ou aux accords nationaux interprofessionnels risque de bloquer le système en raison de la trop grande divergence d'intérêts des uns et des autres. À côté de cela, des solutions ont été trouvées, au sein des entreprises, depuis un an, avec les organisations syndicales, sur le terrain, sans que, ni la santé des collaborateurs, ni l'activité en pâtissent.
La séance s'achève à midi et demi.