Intervention de Benoît Serre

Réunion du mercredi 24 mars 2021 à 11h00
Commission des affaires sociales

Benoît Serre, vice‑président de l'Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH) :

Je souscris pleinement aux propos du professeur Ray, qui a parfaitement décrit ce que nous vivons dans les entreprises depuis le mois de mars dernier.

Un premier problème s'est posé à nous : déterminer en fonction de quels critères, non pas juridiques mais pratiques, un métier pouvait être exercé à distance ou non, sachant que la réponse, pour un même métier, a pu varier d'une entreprise à l'autre.

Certaines entreprises ont été confrontées à un problème technologique. Elles ne disposaient pas soit des ordinateurs portables nécessaires pour permettre à leurs employés de travailler chez eux, alors même que ceux-ci assumaient des fonctions éligibles au télétravail, soit des systèmes de sécurité informatique VPN indispensables au transfert de leurs données. Cet aspect majeur de la sécurité s'est avéré extrêmement complexe à traiter.

Une deuxième difficulté a surgi quand, dans une même équipe, seules certaines personnes exerçaient une activité réalisable à distance. Dans ces cas-là, le choix a souvent été fait de n'envoyer personne en télétravail, par crainte d'entraver, sinon, le fonctionnement des équipes.

En troisième lieu, il a fallu anticiper ; ce qui a posé une autre difficulté, heureusement mieux surmontée en octobre dernier. Beaucoup d'entreprises contraintes d'entrer brutalement dans un nouveau monde professionnel ont commis l'erreur de penser que l'organisation du travail sur site pourrait se transférer, telle quelle, à distance. Au-delà des questions de subordination et de coopération évoquées par le professeur Ray, de premières détresses, de premiers risques psychosociaux sont cependant très vite apparus.

Certains ont en effet tenté de transférer chez eux leurs conditions de travail habituelles, or ce n'était pas possible. Il a fallu investir lourdement dans la formation des managers voulant appliquer à distance leurs méthodes de management coutumières, pour qu'ils apprennent à gérer leurs équipes à distance. Nous avons découvert à cette occasion que les qualités et compétences reconnues d'un bon manager n'étaient pas les mêmes sur site et à distance. Il en a résulté une désorganisation des entreprises expliquant les retards constatés, qu'on leur reproche souvent, dans le recours au télétravail. Malgré les efforts des uns et des autres, il a fallu se soumettre au principe de réalité.

Un autre problème apparu dès octobre se manifeste avec violence aujourd'hui : la crise psychologique due à la perturbation des conditions de travail autant qu'à la crise sanitaire elle-même. Dans bon nombre d'organisations, des collaborateurs demandaient à revenir sur site de toute urgence, parfois pour des raisons dramatiques, car ils se trouvaient confrontés à la violence de leur conjoint. Certains, aussi, ne pouvaient plus travailler sereinement chez eux, tout simplement parce que leur conjoint était également passé au télétravail et qu'ils ne disposaient pas de place suffisante pour mener à bien leur activité, ou parce qu'ils souffraient d'un manque d'interactions sociales et d'un sentiment d'isolement.

La logique d'entreprise a, qui plus est, changé entre mars dernier, où les projets se poursuivaient sur leur lancée, certes sous une forme différente, et octobre, où certaines entreprises souffraient alors d'une extrême fatigue. Il leur devenait difficile de recréer une dynamique collective quand leurs projets s'amenuisaient, si elles n'y avaient pas, même, renoncé en raison de la crise sanitaire.

La crise sanitaire a en outre impacté les métiers et les organisations. Pendant sa première phase, beaucoup de métiers, à l'évidence éligibles au télétravail, entre autres au siège des entreprises, ont été exercés à domicile. Il a ensuite fallu consentir à des efforts de réorganisation pour permettre l'exercice à distance d'autres métiers. Les modèles d'organisation des équipes et de l'entreprise ont dû changer, ce à quoi on ne parvient pas en un claquement de doigts. Il suffit de constater la prospérité des sociétés de conseil en transformation du management pour se rendre compte qu'on ne modifie pas en quelques mois une organisation du travail.

Une enquête de l'ANDRH au mois de juin dernier a montré que l'extension du télétravail viendrait de celle du nombre de métiers éligibles et non du nombre de jours télétravaillés. Avant la crise, les employés qui travaillaient à distance ne le faisaient qu'en moyenne 1,8 jour par semaine contre 2,1 en juin 2020. Le tout-télétravail n'apparaît donc pas comme une option, même si, du fait de leur activité, certaines entreprises, en l'occurrence, de petites entreprises du secteur technologique, l'ont adopté.

En somme, l'hybridation du travail va devenir la règle dans les années à venir, après la crise sanitaire. C'est du moins ce à quoi nous nous attendons. Ceci renvoie aux commentaires déjà formulés sur le code du travail et aux problèmes qui se présentent à nous et à la direction générale de l'inspection du travail, chargée de s'assurer que nous respectons ce code ne prévoyant pas d'organisation hybride de l'activité salariale.

De plus, nous avons été confrontés à des équipes dans l'impossibilité de travailler à distance, alors que leur manager le pouvait en théorie. Nous estimons à 60 % la proportion de métiers ne pouvant être exercés à distance. Des considérations de management – et non sanitaires ou juridiques – ont amené à juger incohérent qu'une équipe travaille sur site en l'absence de son manager en télétravail. Il faut aux managers une formation particulière, prévue par l'ANI de 2020, pour pouvoir gérer leurs équipes sans être présents auprès d'elles.

Nous avons dû faire face à un risque qui se manifestera avec plus d'acuité sans doute encore au fil du temps : celui d'une inégalité de traitement entre les collaborateurs qui peuvent travailler à distance et ceux qui ne le peuvent pas. En laissant de côté le télétravail de crise, difficile à évaluer parce qu'imposé dans un contexte tendu, ce qui n'est pas la panacée et explique d'ailleurs les craintes d'excès liés à sa généralisation, le télétravail reste un moyen, pour ceux qui l'avaient déjà adopté avant la crise sanitaire, d'améliorer leurs conditions de travail. Étant donné qu'un cap a été franchi et qu'il est amené à se développer, sous l'impulsion aussi bien des entreprises que des salariés y trouvant un intérêt, d'où son relatif succès entre mars et mai dernier, nous nous acheminons vers un certain éclatement du corps social et l'apparition de ce que d'aucuns, dont moi-même, avaient nommé une nouvelle génération de cols blancs et de cols bleus. Il faudra absolument trouver les moyens de restaurer l'équité de traitement entre les collaborateurs ayant la chance de ne pas devoir prendre la ligne A du RER ou la ligne 13 du métro tous les matins, et les autres. Sinon, des tensions surgiront au sein d'entreprises à deux vitesses et d'un corps social éclaté en trois, en prenant en compte ceux qui sont au chômage partiel depuis un an. Des dégâts s'ensuivront.

Aujourd'hui, nous n'avons pas les moyens d'assurer une sorte d'avantage compensatoire à ceux qui ne sont pas en télétravail. Comment y remédier ? Il s'agit là d'un magnifique sujet de débat managérial et juridique. Je me suis réjoui que Jean-Emmanuel Ray fasse référence au forfait-jour parce qu'à force de creuser le sujet, on ne voit pas d'autre solution que d'inventer un nouveau modèle de forfait pour ceux qui n'ont pas accès au télétravail, de manière qu'ils disposent de jours de congés ou d'une souplesse d'organisation compensant l'impossibilité pour eux de travailler à distance.

La question des horaires s'est quotidiennement posée dans les entreprises. Jean‑Emmanuel Ray l'a fort bien dit. Nous ne disposons pas des moyens de les contrôler. Pourtant, nous sommes toujours soumis au régime des trente-cinq heures. J'ignore ce qui se passerait en cas de recours portant sur des heures supplémentaires établies. Quoi qu'il en soit, la logique qui fonde la semaine de travail sur trente-cinq heures d'activité n'a plus aucun sens dès lors que les employés sont en télétravail ne serait-ce que 40 % du temps. Ceci nous interpelle bien sûr, nous autres DRH. L'efficacité et la productivité du télétravail, à nouveau démontrées dans le rapport de l'Institut Sapiens, découlent de l'autonomie dans l'action et dans l'organisation. Or le maintien d'horaires imposés ne permettrait pas de les garantir, d'autant que contraindre les salariés à s'organiser chez eux comme en entreprise n'aurait aucune validité juridique.

Enfin, on nous a fréquemment rappelé depuis le mois de mars, à juste titre, la responsabilité de l'employeur. Nous estimons tout à fait inenvisageable, en tant que DRH, au regard de l'expérience pratique accumulée depuis un an, de ne pas traiter le sujet non seulement du temps de travail, mais aussi de la responsabilité des conditions de travail – où commence et où s'arrête-t-elle ? – ainsi que de la mise à disposition des moyens de travail. L'ANI ne les a pas réglées. Il ne le pouvait pas, de toute façon, puisque ces questions relèvent de la législation du travail. Il faudra pourtant bien s'y atteler si l'on veut instaurer durablement l'hybridation du travail, qui s'annonce comme la règle à l'avenir, en réponse à une aspiration légitime des entreprises et des salariés. Le test grandeur nature, réalisé ces derniers mois, de recours massif au télétravail met au jour un risque que nous soyons soumis à des niveaux de responsabilité et d'engagement incohérents avec la législation du travail, dont l'application est légitimement contrôlée par ceux qui en ont la charge.

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