Intervention de Jean-Emmanuel Ray

Réunion du mercredi 24 mars 2021 à 11h00
Commission des affaires sociales

Jean-Emmanuel Ray, professeur des universités :

Je partage l'avis de la DGT, sous un angle encore plus pragmatique. Les DRH savent très bien qu'avant, le télétravail impliquait une gestion au fil de l'eau de tel ou tel salarié en particulier. Or, à présent, ce type de gestion individuelle n'est plus envisageable. Il faut, d'un point de vue opérationnel, établir des règles collectives. Je reviendrai, si vous le souhaitez, sur les avantages des accords d'entreprise.

En 1995, je me trouvais à Bruxelles avec onze autres professeurs de droit du travail, la Commission européenne nous ayant demandé de réfléchir au télétravail. La première question soulevée à cette occasion portait sur les accidents du travail. Je regrette la brutalité de ma réponse mais il s'agit là d'un problème quasi inexistant. Les chiffres fournis par l'assurance maladie indiquent que, sur 600 000 à 800 000 accidents du travail, seule une centaine relève du télétravail. Non seulement les risques sont faibles, mais le traitement de ces rares accidents s'appuie sur le seul fondement selon moi possible : le principe de la confiance, dans la mesure, bien sûr, où l'accident a lieu pendant les horaires contractuellement prévus.

Nous n'avions trouvé en 1995 qu'un seul exemple d'accident du travail survenu en télétravail, illustrant bien l'aspect marginal et, partant, quelque peu ridicule d'une telle préoccupation : celui d'un Allemand ayant contracté de l'asthme alors que son conjoint cuisinait des frites.

La décision du tribunal de grande instance de Nanterre, bien qu'elle émane d'un simple tribunal judiciaire et non de la Cour de cassation, m'apparaît imparable : il n'existe pas d'obligation légale en matière de titres-restaurant. Ce qui vaut pour la prise en charge des frais ne s'applique donc pas sur ce point. L'éventualité que l'employeur décide qui bénéficiera ou non de titres-restaurant ne trouble pas l'ordre public.

Venons-en aux questions qui fâchent, dont celle de la durée du travail. Nous sommes tenus par une directive communautaire de 2003. Ni M. Régis Bac, ni la DGT ne me contrediront. Il est donc hors de question d'évacuer le problème du temps de repos.

Il faut toutefois bien distinguer : nous disposons d'une marge d'adaptation à la législation sur le temps de travail, puisque la question peut se régler par accord collectif. Le temps de repos, en revanche, n'admet aucune dérogation. Il relève d'une question de santé et de sécurité. Il ne faut donc, là-dessus, rien attendre des juges. Il me paraît bien optimiste de penser que la jurisprudence tranchera.

Je peux apporter une réponse aux interrogations du vice-président de l'ANDRH sur ce qui se passerait dans l'éventualité d'un contrôle : celle de l'arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation, le 8 juillet 2020. Il portait sur les revendications d'un webmarketeur travaillant chez lui sans aucun contrôle de ses horaires de travail ou de pause ; situation qui, à mon avis, lui convenait parfaitement. Lors de son licenciement, il a adressé à sa hiérarchie un document récapitulant ses heures supplémentaires, invérifiables en l'absence d'autre élément de preuve. Apparemment, il travaillait douze heures par jour sans jamais s'accorder de pause, ce dont s'est étonné son employeur. La chambre sociale a estimé qu'il appartenait à ce dernier de vérifier les temps de pause. En conclusion, nous nageons dans l'hypocrisie la plus totale en matière de durée du travail.

Je demanderai à Régis Bac de ne pas écouter l'horreur que je m'apprête à proférer : la question qui se pose est celle du moyen de ne pas se faire épingler par l'inspection du travail. Une première solution hypocrite consisterait à couper les serveurs, empêchant ainsi d'obtenir toute preuve de connexion ou de déconnexion. Comme si on ne pouvait pas travailler hors connexion !

Quant au forfait-jour prévoyant onze heures de repos, rien n'empêche de couper la ligne des cadres qui en bénéficient, treize heures exactement après leur première connexion de la journée, de manière à mettre l'inspection du travail bien en peine d'établir des contraventions. Je ne sais si les autruches elles-mêmes ont le sentiment d'enfouir leur tête aussi profondément dans le sable. Il faut bien sûr tenir compte de la directive sur le temps de travail. J'insiste sur l'étroitesse de la marge à notre disposition en matière de temps de repos.

Beaucoup d'idées reçues entourent le fameux droit à la déconnexion. Je dispose sur mes auditeurs d'un avantage compétitif : voici trente ans que je me trouve chaque année face à des personnes de vingt ans. Je peux vous assurer que ces jeunes changent au fil des générations. Quand on parle à ceux d'aujourd'hui de droit à la déconnexion, ils répondent : « OK, boomer ». Au temps du Minitel et du Bi-Bop, nous étions fiers d'être connectés, via un seul appareil. Les étudiants du meilleur master 2 français en matière de ressources humaines –le mien, évidemment, en développement des ressources humaines et droit social – manifestent de l'incompréhension face à l'injonction à se déconnecter, qu'ils assimilent à une usurpation d'autorité. Se connecter relevait pour notre génération d'une décision, alors qu'eux sont connectés en permanence. L'idée d'une déconnexion leur apparaît d'autant plus surréaliste qu'ils comptent parmi leurs groupes FaceBook ou Instagram des collègues de travail. Le droit à la déconnexion est né de l'usage, par les cadres, du Blackberry, qui permettait l'accès aux courriels. Les jeunes, aujourd'hui, retrouvent leurs collègues sur WhatsApp ou FaceBook, y compris la nuit.

Le constat que les partenaires sociaux tiennent un discours légèrement différent du nôtre a retenu mon attention.

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