Intervention de Frédérique Dumas

Réunion du mercredi 31 mars 2021 à 11h00
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrédérique Dumas, rapporteure :

« La France n'est pas là pour être le gendarme du monde, elle est là pour ne pas participer à une faille éthique. On ne peut pas en même temps parler d'une rigueur éthique dans notre pays et d'une désinvolture éthique dès qu'on quitte nos frontières. » Ces paroles du professeur Didier Sicard, ancien président du Comité consultatif national d'éthique, lors d'une conférence-débat sur le trafic d'organes et le tourisme de transplantation organisée en 2013 par notre assemblée, nous obligent et nous placent face à nos responsabilités.

Le prélèvement forcé d'organes constitue, en Chine, un phénomène d'ampleur. Toujours à l'œuvre, il demeure largement impuni malgré les nombreuses enquêtes attestant depuis plusieurs années de cette pratique criminelle. À la différence de la plupart des pays meurtris par les fléaux du trafic d'organes, du tourisme de transplantation et du prélèvement forcé, la situation de la Chine est singulière dans la mesure où ces actes ne sont pas le fait d'organisations mafieuses mais sont, au contraire, organisés et encouragés par l'État. Il est établi de manière irréfutable que la Chine organise depuis des années une chaîne industrielle complète de prélèvements d'organes de prisonniers politiques, notamment de conscience, servant à alimenter les hôpitaux et permettant de réaliser un nombre massif d'opérations de transplantation, même si l'origine et la nature des prélèvements ont pu évoluer. Les pratiquants du Falun Gong – mouvement syncrétiste fondé en 1992 et interdit en 1999 – ont historiquement été la principale cible de ces pratiques atroces. La propagande chinoise a amené à assimiler dans le monde entier, notamment en France, les pratiquants du Falun Gong aux adeptes d'une secte et à fermer les yeux sur le fait que jusqu'à 1,5 million de ses pratiquants auraient été tués pour leurs organes depuis 1999.

Eu égard à l'attention croissante de la communauté internationale, la Chine a été amenée à modifier sa législation. Elle a adopté une loi interdisant le trafic d'organes en 2007 et a officiellement mis fin au prélèvement forcé sur les prisonniers en 2015, affirmant désormais fonder son système de transplantations sur le seul don d'organes. Cela a imposé de transformer le circuit d'approvisionnement en remplaçant les organes issus de personnes prisonnières de l'appareil carcéral et de sécurité par ceux de donneurs prétendument volontaires, déclarés morts selon des critères neurologiques et/ou circulatoires.

Les dernières enquêtes réalisées à ce sujet témoignent pourtant de la poursuite certaine de la pratique du prélèvement forcé. Le China Tribunal, tribunal indépendant institué à Londres par la Coalition internationale pour mettre fin aux abus de transplantations en Chine, a rendu en juin 2019 un jugement selon lequel « [...] il est irréfutable que la Chine a été et continue d'être complice de la mutilation d'êtres humains en vue du prélèvement de leurs organes ». Ce tribunal a qualifié ces pratiques de « crimes contre l'humanité prouvés au‑delà de tout doute raisonnable ». La Chine continue de tuer des prisonniers pour réaliser des transplantations d'organes, ciblant en particulier les membres du mouvement Falun Gong et la minorité ouïgoure, utilisée comme une véritable banque d'organes.

Les éléments attestant de la poursuite de ces crimes sont nombreux. Ainsi, le nombre de greffes effectuées en Chine bat tous les records. L'enquête réalisée par David Kilgour et David Matas, dont les résultats ont été publiés en 2016 et revus en 2020, établit qu'entre 60 000 et 100 000 greffes d'organes sont réalisées chaque année en Chine, tandis que le nombre officiel de transplantations est compris entre 19 000 et 29 000. Cette enquête mentionne l'hôpital de Tianjin, où pas moins de 6 000 opérations ont été effectuées en 2015. Puisqu'il existe cent quarante-six centres de transplantations en Chine, le calcul est tragiquement simple.

L'attente pour obtenir une greffe est extrêmement courte, et les transplantations peuvent être programmées dans de nombreux hôpitaux. Les délais sont de quelques jours seulement, voire de quelques heures. Il n'est pas concevable que des opérations massives de transplantation dans des délais si courts reposent sur le seul système du don, en particulier dans un pays dont la culture est marquée par une aversion particulière pour le don d'organes : il est d'usage en Chine d'enterrer le corps entier. À titre de comparaison, en France, 5 901 personnes ont été greffées en 2019 alors que 26 116 étaient en attente d'un organe. Enfin, par nature, la programmation d'une transplantation ne peut être qu'une aberration.

Par ailleurs, il est procédé en détention à des analyses sanguines régulières sur les adeptes du Falun Gong, mais aussi sur les musulmans ouïgours, kazakhs ou kirghiz. Ces analyses sont utilisées pour mesurer le risque de rejet des nouveaux organes lié à l'interaction entre les anticorps du receveur et les antigènes du donneur. En décembre 2018, Ethan Gutman, enquêteur sur les droits de l'homme, a fourni au China Tribunal des preuves établissant qu'au cours des mois précédents, environ 15 millions de musulmans ouïgours avaient été soumis à des tests sanguins et d'ADN visant à s'assurer de la compatibilité des tissus.

Malgré les condamnations de la communauté internationale, la Chine encourage encore activement le tourisme de transplantation en poursuivant des campagnes de communication destinées à encourager les étrangers – notamment des pays du Golfe – à se rendre en Chine pour bénéficier de greffes d'organes. Le site www.tran-kid.com, intégralement traduit en langue arabe, indique ainsi sur sa page d'accueil : « Nous sommes là pour aider les patients étrangers qui cherchent à réaliser une greffe de rein, de cœur, de foie ou de poumon en Chine ».

Deux chercheurs universitaires australiens, Raymond L. Hinde et Matthew P. Robertson, ainsi que Jacob Lavee, chef de l'unité des transplantations cardiaques du centre médical de Sheba à Tel-Aviv, ont examiné la disponibilité, la transparence, l'intégrité et la cohérence des données officielles de la Chine sur les transplantations, grâce à des méthodes statistiques médico-légales. Leurs conclusions, publiées en janvier 2019, sont également sans appel. Divers éléments de preuve révèlent la falsification et la manipulation systématique par intervention humaine des ensembles de données officielles sur les transplantations d'organes, ainsi que la classification erronée des donneurs involontaires dans la liste des donneurs volontaires. Ces manipulations s'accompagnent d'une activité dynamique de transplantation d'organes, souvent encouragée par d'importants versements en espèces. Selon ces chercheurs, les décès pouvaient ainsi être programmés administrativement pour la commodité du receveur capable d'assumer le coût d'achat d'un organe.

La perpétuation de ces actes en Chine ne fait donc l'objet d'aucun doute. Ces pratiques sont insoutenables, totalement contraires à toutes nos valeurs, aux principes cardinaux de dignité de la personne humaine, de non-patrimonialité et d'inviolabilité du corps humain. Pourtant, nous fermons les yeux, nous ne voulons pas voir, et nous nous rendons complices à plusieurs égards.

Nous nous rendons complices en refusant de condamner fermement les pratiques criminelles relatives à l'utilisation des organes. En effet, si la France a signé le 25 novembre 2019 la convention du Conseil de l'Europe sur le trafic d'organes, dite convention de Saint-Jacques-de-Compostelle, elle ne l'a pas encore ratifiée et a émis d'importantes réserves limitant sensiblement la possibilité de traduire en justice des personnes impliquées dans le trafic d'organes et le tourisme de transplantation. Nous y reviendrons lors de l'examen de l'amendement de suppression de l'article 1er déposé par le groupe La République en Marche.

Nous nous rendons également indirectement ou directement complices en signant des accords et conventions de coopération avec des établissements de santé et de recherche sans procéder à aucune vérification du respect de nos principes éthiques par ces établissements. La Chine est l'un de nos principaux partenaires dans le domaine médical et la recherche. Une intense coopération s'est développée depuis vingt ans, qui porte principalement sur des programmes de formation médicale et d'accueil de stagiaires, ainsi que sur des opérations d'assistance technique et d'expertise dans le domaine du soin, de la gestion des services cliniques et médico-cliniques et de la gestion des infrastructures.

L'absence de vérification du respect des règles régissant le don d'organes par les établissements partenaires est étayée. Dans un rapport rendu en 2020, la direction générale de l'offre de soins (DOGS) du ministère de la santé a estimé que les coopérations internationales hospitalières faisaient l'objet d'un manque de suivi et d'évaluation. La question se pose notamment s'agissant de la formation des médecins aux techniques de transplantation d'organes, techniques pouvant facilement être dévoyées. Le docteur Alexis Génin a rappelé que de nombreux médecins chinois avaient trahi la confiance que le système de santé français leur avait accordée en utilisant leurs compétences pour procéder aux prélèvements forcés d'organes et alimenter la filière de trafic et de vente d'organes. Nombre de médecins ont d'ailleurs été inquiétés après avoir condamné les pratiques du régime chinois et n'osent plus prendre la parole pour dénoncer ces crimes ; je pense aux professeurs Francis Navarro, Yves Chapuis et Didier Sicard. Nous nous devons de citer leurs noms au sein de notre assemblée.

Les établissements français peuvent également se rendre complices de pratiques contraires à leurs règles éthiques dans le cadre de travaux de recherche réalisés conjointement avec des établissements étrangers. Un collectif de chercheurs australiens en philosophie et éthique médicale a ainsi révélé en février 2019 les résultats d'une enquête menée sur quatre cent quarante-cinq études conduites en Chine, portant sur les greffes d'organes entre 2000 et 2017, et publiées dans des revues scientifiques internationales. Leur enquête montre que 92,7 % des publications ne précisaient pas la source des organes utilisés, et 99 % n'indiquaient pas si le don d'organes avait fait l'objet d'un consentement préalable.

Pour toutes ces raisons, afin d'être cohérents avec nos valeurs et d'appliquer avec rigueur nos principes éthiques, cette proposition de loi tend à encadrer les conventions et accords de coopération passés avec des établissements de santé et de recherche de pays non‑membres de l'Union européenne. Elle permettrait de se doter d'outils efficaces de vérification de ces conventions et accords de coopération, en conditionnant leur signature et leur prolongement au contrôle effectif du respect par les établissements des principes éthiques prévus par le droit français en matière de don d'organes. Ces principes sont la gratuité du don et le consentement préalable du donneur.

À la suite des auditions, j'ai déposé un amendement à l'article 1er afin de rendre le dispositif plus opérationnel et de disposer au plus vite d'outils efficaces, répondant à nos objectifs.

Voilà pourquoi, mes chers collègues, je vous invite vivement à voter en faveur de cette proposition de loi. Si l'on suppose, comme certaines et certains l'avancent, que les vérifications que nous proposons dans ce texte ne seront jamais acceptées, il est alors permis de supposer que les principes éthiques que la Chine s'est engagée à observer ne sont pas respectés, ce que nous ne pouvons plus tolérer.

Il ne s'agit en aucun cas de freiner les coopérations en matière médicale et scientifique menées par la France avec les établissements de pays étrangers. Au contraire, il s'agit de tirer le meilleur de ces outils qui contribuent au rayonnement de l'excellence française dans le champ de la santé et permettent de défendre nos valeurs et règles d'éthique dans le domaine de la recherche et du soin. Il s'agit de ne plus fermer les yeux et de prendre nos responsabilités face à ces crimes que nous ne pouvons plus ignorer. Nous avons la possibilité de faire entendre notre voix face à la Chine, qui a besoin de notre coopération active et dynamique dans le domaine de la recherche et du soin.

Nous pouvons également donner l'exemple au niveau international et inspirer de nombreux pays prêts à suivre ce chemin à leur tour. Plusieurs pays sont mieux-disants que nous en ce domaine. Les revues scientifiques internationales refusent de publier les études de certains scientifiques chinois dont nous maintenons le statut de membre étranger de l'Académie nationale de médecine ; c'est notamment le cas du Dr Zheng Shouzen. Renoncer à défendre les principes éthiques sur la scène internationale, ce serait refuser de nous hisser au niveau des valeurs que nous déclarons défendre. Il est urgent d'agir pour ne plus nous rendre coupables de ces violations graves des droits humains les plus fondamentaux.

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