Sans me lancer dans une longue description historique, je rappelle que l'adoption du socle des droits sociaux est un moment important, peut-être plus important aujourd'hui qu'au moment où il a été adopté. Une véritable relance de l'Europe sociale a suivi cette adoption en 2017 à Göteborg, après une grave crise économique, financière et sociale. Le besoin de relancer l'Europe sociale s'est alors clairement fait ressentir, cette crise ayant fortement frappé certains pays et, de façon générale, un peu tous les pays de l'Union.
Les vingt principes du socle constituent l'ADN du modèle social européen et sont des chantiers importants sur lesquels nous devons travailler. Ces chantiers sont affectés par les changements profonds qui ont lieu dans nos économies, à la fois du fait de la révolution technologique à laquelle nous assistons et de l'intégration de plus en plus poussée de l'économie européenne. Nous avons bien vu durant cette crise que nos chaînes de valeur sont liées entre elles au-delà des frontières dans le cadre du marché intérieur.
Ces vingt principes ne doivent pas rester que des principes. Ils doivent être traduits en des politiques concrètes. La convergence économique en Europe est essentielle, notamment dans le contexte d'une crise. La crise touche tous les pays mais les touche de manière variable. Tous n'ont pas les mêmes moyens de résister à ce choc et il est très important que l'Europe fasse preuve de solidarité et travaille à la reconstruction de l'économie européenne.
L'après-crise et la relance de l'économie européenne ne sont pas un simple retour en arrière. Il s'agit d'une relance transformatrice car nous sommes confrontés à des transitions importantes. Elles ont un effet sur nos économies nationales et sur le monde du travail mais ont aussi un impact sur la place de l'Europe dans le monde. La globalisation changera après cette pandémie mais restera ; il est important que l'Europe affirme sa place dans cette nouvelle économie globalisée qui dépendra beaucoup de la maîtrise technologique.
La première grande transition est la transition numérique qui a déjà envahi tous les secteurs de nos économies, de nos entreprises grandes et petites mais aussi de nos sociétés en général. La deuxième grande transition à laquelle nous devons faire face est la transition écologique. Nous savons que le changement climatique ne s'est pas arrêté avec la pandémie même si les émissions ont été un peu réduites. Le grand projet de cette Commission est de construire un nouveau modèle économique dans le contexte du changement climatique : c'est le fameux Green Deal. Nous devons travailler à ces transformations, notamment par des investissements importants, mais aussi par des investissements dans nos systèmes sociaux.
La pandémie a accéléré un certain nombre de phénomènes. En matière de transformation du monde du travail, nous avons soudain vu, d'un jour à l'autre, le nombre de personnes en télétravail augmenter très sensiblement. De 5 % à peu près avant la crise, nous avons atteint 40 % voire plus de 50 % de personnes en télétravail. Le télétravail est une nouvelle donne qui comporte des avantages mais pose aussi des questions sur l'organisation du travail.
La numérisation a été accélérée ; la preuve en est que nous avons tous les jours une série de réunions virtuelles et cela ne s'arrêtera pas, même après la fin de la pandémie. Cette transformation touche aussi l'industrie, les services, les petites et moyennes entreprises et nous devons inventer les bonnes réponses à cette numérisation, sur le plan social et sur la préparation des travailleurs à cette nouvelle économie numérique.
Dans ce contexte, nous savons tous que la pandémie a aussi eu un impact sur nos tissus sociaux. Une crise sociale s'est ouverte ; elle affecte un certain nombre de catégories, particulièrement les jeunes puisque le chômage des jeunes a augmenté beaucoup plus que le chômage en général, qui reste relativement stable avec une petite hausse. Tous ceux qui avaient des emplois précaires ont été beaucoup affectés en perdant leur emploi. Nous avons besoin d'investissements dans nos structures sociales, dans la formation, dans l'éducation, dans la santé ainsi que dans la protection des personnes âgées et des enfants.
Ce volet social doit être au cœur de la relance de l'économie et au cœur de la transformation économique. Notre objectif est donc de traduire ces vingt principes dans le contexte de cette mutation plus générale et d'ancrer la dimension sociale dans les différentes politiques, européenne et nationales, puisque beaucoup de compétences en matière sociale restent des compétences nationales.
Nous avons fixé trois grands objectifs. Le premier est l'emploi. Même si le chômage n'a pas pour le moment augmenté autant que nous aurions pu le craindre et que nous l'avons vu dans d'autres régions du monde, nous pensons qu'il faut travailler sur l'emploi et sur le taux d'emploi, notamment sur le taux d'emploi des femmes. Il reste, surtout dans certains pays, un énorme écart entre les taux d'emploi des hommes et des femmes.
La formation est liée à l'emploi et nous avons fixé un objectif sur la formation, notamment sur la formation tout au long de la vie. Il est de bon ton de dire que, dans l'avenir, chacun devra changer plusieurs fois de métiers. Pour préparer les travailleurs à ces changements profonds, il faut leur donner des moyens. La France a introduit un instrument important, le compte individuel de formation. Nous travaillons à en faire un instrument à l'échelle européenne. Investir dans la formation et élargir l'accès à la formation est donc pour nous important. L'objectif est que 60 % des travailleurs aient au moins une occasion par an de se requalifier ou de mieux se qualifier.
Le numérique est au centre de cette préoccupation puisqu'il s'agit de l'un des secteurs où des centaines de milliers d'emplois sont vacants. Les entreprises se heurtent aujourd'hui au manque de personnes ayant des formations dans ce domaine. Je salue d'ailleurs les efforts faits en France sur les nouvelles formes de formation, notamment sur le numérique.
Le troisième point fondamental est la lutte contre la pauvreté. Nous ne pouvons pas reconstruire une économie en excluant en moyenne une personne sur cinq, puisqu'une personne sur cinq en Europe est concernée par le risque de pauvreté. C'est socialement injuste, cela augmente les inégalités et c'est économiquement un grand problème. Nous aurons besoin de personnes qualifiées, bien formées et nous savons tous que la pauvreté et l'exclusion sont le contraire de cette égalité des chances qui constitue un pilier à promouvoir.
La Commission a aussi fait des propositions pour la mobilité sur le marché du travail. Nous avons besoin de mobilité ; nous avons sauvé beaucoup d'emplois grâce à des instruments de chômage partiel mais nous arrivons maintenant à un stade où il faut aussi encourager et accompagner la mobilité. La formation en est un élément mais il faut aussi permettre aux travailleurs de changer d'emploi, de secteur ou d'occuper de nouvelles fonctions dans l'entreprise sans passer par la case chômage. La France a adopté pour encourager cette mobilité sur le marché du travail des solutions qui nous ont paru intéressantes. Elles nous ont inspirés pour formuler des recommandations en matière de politique d'emploi.
Ce plan d'action s'insère aussi dans le contexte de politiques économiques, notamment de la réindustrialisation de l'Europe. Une des conclusions à tirer de cette pandémie est que l'Europe – certains pays plus que d'autres peut-être – a négligé son industrie. Cette Commission, avec le commissaire Thierry Breton, est très engagée en faveur de la promotion de l'industrie, notamment dans le contexte de la transition verte. Paradoxalement, cette transition doit nous donner l'opportunité de réinvestir le champ industriel et de développer de nouvelles activités industrielles.
Par exemple, l'industrie automobile est une industrie clef pour certains pays européens et plus généralement pour l'Europe. Nous avions complètement négligé l'industrie de la batterie alors que c'est la batterie qui est au cœur même de la mobilité électrique. L'Europe a lancé un grand projet sur l'industrie de la batterie ; c'est un projet européen comparable au projet aéronautique avec Airbus.
Il s'agit de combler nos retards car la dépendance de l'Europe à certaines productions nous handicape, comme nous le voyons aujourd'hui avec les composants électriques qui manquent alors que la production européenne est insuffisante. Reconstruire une souveraineté industrielle aura un impact sur la globalisation future. D'autres pays veulent agir comme l'Europe prévoit de le faire et nous allons dans le même sens que les efforts annoncés aux États-Unis.
En résumé, nous souhaitons créer des moyens pour l'emploi, utiliser la relance pour transformer nos économies mais aussi veiller à la justice sociale, à la dimension sociale en Europe en investissant dans la formation et en luttant contre la pauvreté, notamment la pauvreté infantile. La Commission a adopté voici deux semaines une garantie pour les enfants. De façon plus générale, la jeunesse est un point essentiel. Préparer la jeunesse aux changements sur le marché du travail nous paraît extrêmement important.
L'avenir du travail est un grand sujet. Les plateformes numériques se développent, ce qui n'est a priori pas une mauvaise chose. La technologie transforme les modèles économiques mais, souvent, la technologie va plus vite que nos capacités à insérer ces changements dans un contexte légal et social. Nous travaillons donc sur les conditions de travail des travailleurs des plateformes. Cette question préoccupe tous les États membres et même au-delà. Quelles sont les garanties de protection sociale dont doivent absolument bénéficier ceux qui travaillent sur les plateformes ? La Commission a lancé une consultation sur ce sujet avec les partenaires sociaux dont la première phase est conclue ; une seconde phase aura lieu. Nous discutons beaucoup avec les États membres et avec les plateformes elles-mêmes ainsi qu'avec ceux qui travaillent pour les plateformes. Nous proposerons un cadre pour les conditions de travail et la protection sociale de ces travailleurs.
Le dialogue social est un point fondamental. Le modèle social européen, tel qu'imaginé par Jacques Delors, était fortement fondé sur un dialogue social actif, sur un rôle actif des partenaires sociaux. Ce dialogue social a façonné les différentes politiques économiques mais aussi les politiques sociales. Il est capital de le renforcer au niveau européen mais aussi au niveau national. En période de grandes réformes, de grands changements, associer les partenaires sociaux est capital et la Commission a préconisé que les partenaires sociaux soient associés à l'élaboration des différents plans nationaux de relance.
Nous préparons maintenant le sommet social de Porto qui doit être un moment important, notamment pour construire la confiance des citoyens européens dans le projet européen et dans sa capacité à englober la dimension sociale. Il ressort d'un sondage effectué récemment dans tous les États membres que 88 % des citoyens européens jugent l'Europe sociale importante, pour eux personnellement. Notre mission est d'intégrer pleinement la dimension sociale dans nos politiques à l'échelle européenne comme à l'échelle nationale, de nous mobiliser pour une Europe plus juste permettant de reconstruire une économie qui travaille pour tous, selon la formule de la Présidente de la Commission.