Nous avons souhaité inscrire ce texte, qui a une longue histoire, à la première place de notre ordre du jour. Si nous y mettons tous un peu de bonne volonté, il peut aboutir. Pour reprendre les mots de René Lenoir, alors secrétaire d'État auprès de la ministre de la santé Simone Veil, lorsqu'il a défendu, en 1974, la création de l'allocation aux adultes handicapés (AAH) par la loi d'orientation en faveur des personnes handicapées : « La dignité de tout homme dépend de son degré d'autonomie, et l'autonomie suppose des ressources suffisantes. » Or ce droit à l'autonomie est largement bafoué en raison du mode de calcul de l'AAH, prestation versée aux personnes en situation de handicap dont le taux d'incapacité est d'au moins 50 %. En effet, son montant est calculé en tenant compte des revenus du bénéficiaire et de son conjoint. Dès lors, si les revenus du couple dépassent un certain plafond, l'AAH est amputée proportionnellement ou n'est plus perçue.
Vivre en couple ou être indépendant financièrement : voilà le choix que le système actuel impose aux personnes handicapées. Ce « prix de l'amour », dénoncé depuis trop longtemps, nous paraît inacceptable. Il est en effet intolérable que de nombreuses personnes en situation de handicap renoncent au couple ou à la cohabitation dans la crainte de voir leur allocation diminuer, voire disparaître. Il n'est pas non plus acceptable de maintenir en vigueur des règles de calcul contraires à l'autonomie et à la dignité. Elles tendent à enfermer les personnes en situation de handicap dans un état de dépendance particulièrement difficile à vivre vis-à-vis de leur conjoint.
Au-delà des frais de santé, c'est le quotidien entier qui dépend du conjoint : se vêtir, se divertir, avoir un téléphone personnel, aller au cinéma, boire un verre avec des amis... N'y a‑t‑il pas là une atteinte intolérable aux libertés individuelles ? Aux souffrances liées à la maladie et au handicap s'ajoute souvent un sentiment de honte et d'inutilité face à l'impossibilité de contribuer aux ressources du foyer. Dans le cas des femmes en situation de handicap victimes de violences, cette dépendance financière peut s'avérer dramatique. En effet, la dépendance financière conduit souvent à une dépendance psychologique, et il est d'autant plus difficile de s'extraire de situations d'abus et de violences sans ressources propres, alors qu'il faut compter plusieurs semaines pour récupérer une allocation à taux plein.
Il faut rappeler enfin que ces règles de calcul sont contraires aux engagements de la France en matière de protection des droits humains. Selon la Commission nationale consultative des droits de l'homme, la persistance du mode de calcul actuel va à l'encontre des principes de la convention internationale relative aux droits des personnes handicapées et ne respecte pas les droits à la dignité, à l'autonomie, à la possibilité de faire librement ses propres choix et à disposer d'un niveau de vie adéquat. Cela entrave tout simplement le droit à fonder une famille ou à vivre en couple.
L'individualisation de l'AAH constitue une demande de longue date des personnes en situation de handicap et des associations. Elle a déjà été proposée par notre collègue Marie‑George Buffet en 2018 et par la sénatrice Laurence Cohen en 2019. Je suis aujourd'hui particulièrement honoré d'être, dans le cadre de la niche du groupe de la Gauche démocrate et républicaine, le rapporteur de la proposition de loi de Jeanine Dubié, du groupe Libertés et Territoires. Le texte issu du Sénat, qui comporte d'autres avancées significatives, comme le report de 60 à 65 ans de la barrière d'âge à partir de laquelle il n'est plus possible de solliciter la prestation de compensation du handicap (PCH), ainsi que des mesures de soutien aux sportifs en situation de handicap, nous paraît particulièrement équilibré.
La navette parlementaire a permis d'améliorer et d'enrichir la proposition de loi, en rétablissant la majoration de l'AAH pour les personnes à charge et en établissant une période transitoire pour les 44 000 personnes estimées perdantes de la réforme de l'individualisation. Nous appelons vivement à voter ce texte conforme, afin qu'il entre au plus vite en application. Nous nous opposerons à l'abattement forfaitaire proposé par la majorité présidentielle et le Gouvernement, qui maintient le statu quo et ne revient en rien sur la conjugalisation de l'AAH. Nous souhaitons par ailleurs nous opposer fermement aux arguments utilisés contre l'individualisation de l'AAH : dans son principe comme dans ses règles de fonctionnement, l'AAH n'est pas un minimum social mais une prestation d'autonomie. Elle s'adresse à des personnes qui se trouvent durablement sans ressources, car leur éloignement de l'emploi est souvent irréversible. Le Président de la République a lui-même reconnu le caractère unique de cette prestation, en l'écartant du chantier relatif au revenu universel d'activité lors de la Conférence nationale du handicap de février 2020.
Aussi nous trouvons-nous face à un choix : maintenir un mode de calcul obsolète et injuste ou reconnaître une fois pour toutes le droit à l'autonomie des personnes en situation de handicap. L'individualisation de l'AAH constituerait une réforme historique et fait l'objet d'une forte mobilisation. La pétition pour sa déconjugalisation, publiée sur le site du Sénat, est la première à avoir atteint le seuil de 100 000 signatures et les trois pétitions sur le site de l'Assemblée nationale en rassemblent aujourd'hui plus de 30 000. Dans une tribune publiée le 24 mars dernier, le collectif Objectif autonomie a par ailleurs appelé les députés à « considérer les personnes handicapées comme des citoyennes à part entière » et à leur permettre de « mener une vie digne et autonome ». J'invite dès lors chacun des députés à répondre à l'appel qui nous est lancé et à se prononcer en faveur d'une véritable mesure de justice, tant attendue par les personnes en situation de handicap. Il ne s'agira pas de voter selon une logique partisane, mais bien d'interroger chacun notre conscience.