Intervention de Norbert Ifrah

Réunion du jeudi 10 juin 2021 à 10h00
Commission des affaires sociales

Norbert Ifrah, président de l'Institut national du cancer :

Je voudrais dresser un panorama de la lutte contre les cancers, sous la forme de quelques questions. Où en sommes‑nous dans la lutte contre le cancer ? Quelle est la position de la France ? Quels sont les grands défis à relever ? Quelles sont les solutions ou, du moins, les pistes pouvant être suivies ? Et quelle place accorder à la recherche et à la coopération européenne ?

Je mettrai de côté le sujet pédiatrique, dans la mesure où nous y avons consacré beaucoup de temps récemment et où, comme je m'y étais engagé, nous allons produire chaque année, en septembre ou en octobre – le temps de réaliser les analyses – un document récapitulatif de ce qui a été fait, qui s'apparentera à celui que je vous ai remis l'année dernière.

Où en sommes-nous dans la lutte contre le cancer ? D'abord, on a une meilleure connaissance de la maladie et des dispositifs de lutte contre les cancers. La connaissance des phénomènes fondamentaux a beaucoup progressé, grâce aux avancées de la recherche. La recherche est mondiale, très dynamique, très coûteuse, très compétitive. Elle est dominée par les pays riches ou culturellement très habitués à la considérer comme un investissement plutôt qu'une dépense – une conception extrêmement variable dans le monde, y compris dans l'espace occidental.

Les dispositifs de dépistage, de diagnostic et de suivi sont de plus en plus performants – c'est une évidence –, avec l'apparition de l'imagerie par résonance magnétique (IRM) du corps entier, d'outils biologiques pertinents et d'un diagnostic génomique ciblé accessible à tous. Un vrai défi concernera l'utilisation des données qui seront issues, par exemple, du plan France médecine génomique 2025.

La prévention est plus ancrée dans le quotidien des personnes et, de ce fait, plus performante. On a une meilleure connaissance de la puissance de la prévention dans le dépistage organisé. Les résultats sont encourageants, mais les efforts doivent être poursuivis. Je rappelle que, s'agissant de la lutte contre le tabagisme, on assiste à une baisse historique de la consommation en France – même si les Français ont repris la cigarette pendant le confinement.

La vaccination, des filles et des garçons, contre les infections aux papillomavirus (HPV) a prouvé sa capacité à éradiquer certains cancers viro-induits. La France s'est engagée résolument dans cette voie. Les pays du nord et l'Australie évoquent déjà la disparition de ce type de cancer.

De meilleurs traitements sont appliqués, qui allient efficacité et amélioration de la qualité de vie. Un gros effort est effectué pour développer les traitements ambulatoires. La chirurgie ambulatoire connaît des progrès notables. Des outils tels que les robots chirurgicaux sont mis en avant. Toutefois, nous devons continuer à les évaluer et à les surveiller car, même s'ils sont adaptés à un certain nombre d'indications, des travaux américains concordants, émanant de plusieurs équipes, montrent que la chirurgie robotisée s'accompagne d'une perte de chance – en termes de survie – dans les cancers pelviens de la femme.

Les techniques interventionnelles sous imagerie évitent des opérations chirurgicales dangereuses. Parmi les techniques de radiothérapie modernes, on peut citer les protonthérapies, ou la radiothérapie guidée par l'imagerie, qui évite d'irradier des zones d'ombre qui ne sont pas malades – et, ainsi, de faire le lit d'un second cancer. On peut également évoquer les chimiothérapies ciblées et les immunothérapies – par les médicaments, les anticorps ou les cellules T porteuses d'un récepteur chimérique (CAR-T), lesquelles n'en sont qu'à leur balbutiement.

Où en est la France ? D'abord, la prévention doit y être améliorée. Nos données de soins sont très favorables et placent notre pays dans la partie très supérieure du panier mondial. Cependant, l'espérance de vie en bonne santé en France, en 2016, se situe en dessous de la moyenne des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), tant pour les femmes que pour les hommes. À 65 ans, les femmes ont 10,7 années d'espérance de vie en bonne santé et les hommes, 9,8 années, alors que, dans les pays du nord de l'Europe, ces chiffres dépassent 15 ans. La consommation française de tabac a énormément diminué, mais elle continue à faire de nous l'un des plus mauvais élèves de la classe européenne, mais aussi mondiale. Un adulte sur quatre fume encore quotidiennement du tabac. La couverture vaccinale HPV est relativement faible, de l'ordre de 30 % ; certains pays européens affichent une couverture de plus de 60 % et les États-Unis se situent à 80 %.

Toutefois, nos données de soins sont plutôt favorables. Par exemple, le reste à charge des ménages, pour un traitement contre le cancer, est parmi les plus bas des pays de l'OCDE, grâce à une couverture à 100 % de l'assurance maladie. Les taux de survie, quant à eux, connaissent globalement une amélioration.

Les données relatives à la recherche et à l'innovation sont contrastées. Les chercheurs français, fondamentaux comme cliniciens, sont parmi les meilleurs du monde. Ils sont d'ailleurs très « chassés » par des pays qui les rémunèrent considérablement plus que ne le veut la culture française. Cependant, les financements dédiés à la recherche ne sont pas les plus massifs. La première chose que l'on m'a dite au sein du conseil scientifique international, lors de ma prise de fonctions à l'INCa, c'est que les États-Unis consacrent 20 dollars par an et par habitant à la recherche sur le cancer, contre 10 à 15 dollars au Canada, en Angleterre et dans un grand nombre de pays européens, et 1 dollar en France.

Ces chiffres sont un peu faussés par le fait qu'en France, l'État rémunère les chercheurs ; toutefois, cela peut expliquer un ratio de un à quatre, non de un à vingt. C'est la raison pour laquelle je salue l'effort fourni par la ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, qui a non seulement doté la recherche contre les cancers pédiatriques, dans sa dimension fondamentale, de 5 millions d'euros par an, mais qui a aussi, dans le cadre de la loi de programmation de la recherche, abondé l'INCa, en année pleine, de 40 millions d'euros supplémentaires dédiés à la recherche sur le cancer.

Je rappelle que Joe Biden, en 2016, a doté la National Cancer Moonshot Initiative de 1,6 milliard d'euros sur sept ans au titre de la lutte contre le cancer. La France est à la quinzième place des pays industrialisés pour l'effort de recherche et à la quatrième place pour les résultats. En revanche, l'offre de soins y est extrêmement structurée, modélisante pour les autres activités de soins. Elle a été organisée par l'INCa dès 2005 et a conduit à la réduction par plus de deux du nombre d'établissements autorisés. Nous avons rendu notre copie cette année concernant la nouvelle version des régimes d'autorisation, qui a été construite avec les sociétés savantes, les fédérations hospitalières et les ministères de tutelle ; elle devrait encore améliorer la qualité des soins. Nous passerons, à la demande des pédiatres, de sept à cinq organisations interrégionales en pédiatrie, pour éviter les lacunes dans la prise en charge.

Les dispositifs d'accès à l'innovation permettent aux patients de bénéficier d'avancées en termes de diagnostics et de thérapeutiques. Ils sont pris en charge par l'assurance maladie. À ce titre, notre modèle se distingue des autres. Dans la très grande majorité des cas, lorsque la France délivre une autorisation de mise sur le marché et qu'elle fixe un prix, le traitement est pris en charge.

Notre mobilisation en faveur du continuum recherche-soins est reconnue, nos bases de données intégrées sont sans équivalent mondial. Nos voisins européens nous envient l'accompagnement instauré après la maladie, sur lequel nous continuons à travailler.

Quels grands défis devons-nous relever ? Quels que soient les bémols, la bataille contre les cancers est en marche et est en passe d'être gagnée, certes à un horizon encore lointain. En effet, l'incidence standardisée diminue régulièrement, et la mortalité diminue, pour la majorité des cancers, d'environ 1 à 2 % par an. Cependant, un petit nombre de cancers n'a pas pris le train général du progrès. Il peut s'agir soit d'une maladie dont toutes les formes sont résistantes – comme le cancer du pancréas ou les cancers du tronc cérébral de l'enfant – soit de formes résistantes de cancers qui progressent énormément – je pense au cancer du sein triple négatif. De manière générale, les progrès dans les cancers du sein sont très significatifs, même s'il est inimaginable de baisser la garde.

Toutefois, les malades guéris de leur cancer n'ont pas tous retrouvé une vie normale. L'étude que l'INCA a menée avec l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) a montré que, cinq ans après la fin de leur cancer, deux tiers des personnes conservent des séquelles ; deux tiers de celles-ci sont significatives et invalidantes. Le moment est venu de placer le suivi des séquelles au rang des critères de la décision thérapeutique et donc de faire en sorte que personne ne soit perdu de vue, ce qui implique de relancer la coopération entre la ville et l'hôpital. Le sujet est particulièrement important s'agissant des enfants, qui vivront longtemps avec les séquelles.

La prévention et le dépistage sont des outils extraordinaires, mais encore sous‑employés. Ils sont très peu coûteux en souffrance et en argent, si on les compare aux traitements auxquels expose la maladie. Même si nous y travaillons avec Santé publique France, la sensibilité de nos concitoyens au risque est un peu paradoxale. Nous savons que 40 % des cancers sont évitables – 50 % aux États-Unis, en raison principalement de facteurs alimentaires – car ils dépendent beaucoup des comportements : consommation de tabac, excès d'alcool, alimentation, absence d'activité physique... La sensibilité de nos concitoyens au risque environnemental, pour eux et pour leurs enfants, est exacerbée. Si ce phénomène est logique, il n'en excède pas moins le risque induit par des comportements rationnels. Le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) indique que le risque génétique et environnemental associé explique 10 % des cancers. La recherche permettra de mieux connaître le risque environnemental.

Quelles solutions propose-t-on ? La stratégie décennale de lutte contre les cancers, par son horizon temporel, nous permet de voir plus grand et plus large que ce n'était le cas avec les plans cancer, y compris le quatrième plan cancer. Cette stratégie vise à améliorer la prévention, à limiter les séquelles, à améliorer la qualité de vie, à lutter contre les cancers de mauvais pronostic et à s'assurer que ces progrès bénéficient à tous : enfants, personnes âgées, personnes défavorisées, en métropole comme en outre-mer.

La stratégie s'assigne l'objectif très ambitieux d'empêcher la survenue de 60 000 cancers évitables, sur un total de 157 000. Cela implique la réalisation d'un million de dépistages supplémentaires à périmètre identique, alors qu'actuellement, 9 millions de personnes se prêtent tous les ans au dépistage. Nous voulons diviser par deux les séquelles invalidantes à l'horizon 2030 et modifier sensiblement, d'ici à la fin de la décennie, la courbe de survie concernant les maladies aujourd'hui inexorables.

Quelle place accorder à la recherche ? Partout où l'on ne sait pas, il faut de la recherche. Elle doit être présente à chaque étape de la stratégie, avec l'appui de l'INSERM, du Centre national de la recherche scientifique, des fédérations hospitalières, des sociétés savantes et des hôpitaux universitaires, sous la forme d'appels à projets multithématiques, que nous avons conçus avec la direction générale de la recherche et de l'innovation et qui sont une nouveauté.

En conséquence, il a été décidé d'augmenter les budgets dédiés aux appels à projets libres et aux appels à consortiums, lesquels évitent le développement de compétences redondantes sur un même sujet. Des démarches audacieuses seront menées, permettant de sauter quelques étapes traditionnelles pour tester rapidement une idée, en labellisant des équipes de recherche dédiées, ici aux maladies réfractaires, là, à la recherche en prévention... Je vous le redis : partout où des programmes sont nécessaires, là est la place de la recherche.

Je ne les énumère pas, mais toutes ces étapes seront analysées, y compris la recherche en chirurgie. J'ai parlé des robots : la détermination du meilleur outil, de la meilleure voie d'accès est un sujet moderne... La chirurgie est le premier traitement des cancers, devant la radiothérapie. Les traitements médicamenteux, ciblés, l'immunothérapie sont des outils majeurs, mais ne sont pas les seuls. Tout doit avancer, nous ne pouvons rien abandonner. Nous devons tirer parti des connaissances de la biologie moderne pour établir des diagnostics plus tôt, mieux suivre les malades et ne pas surtraiter les malades déjà guéris. La biopsie liquide, la mesure de la maladie résiduelle nous permettent de mieux connaître la nature et la qualité de l'adversaire.

Quelle place doit être accordée à la prise en charge des adolescents et des jeunes adultes ? C'est une préoccupation constante. La pédiatrie est impliquée au premier chef dans la quasi-totalité des sujets que je viens d'évoquer, qu'il s'agisse de l'impact de l'environnement sur les clusters, du poids des séquelles, de la préservation de la fertilité, de la structuration d'une offre de soins d'excellence, afin que chacun bénéficie près de chez lui des meilleurs soins existants. Il faut renforcer la formation des professionnels de santé qui ne sont pas pédiatres, garantir l'accès aux thérapeutiques les plus pertinentes, aux essais cliniques et à l'innovation, encourager les industriels à développer des traitements contre les cancers pédiatriques, réviser le règlement pédiatrique européen, accroître l'effort engagé pour lutter contre la douleur – nous avons remis très récemment un rapport sur ce sujet au ministre de la santé –, mieux accompagner les familles, renforcer les dispositifs de suivi à long terme des enfants, des adolescents et des jeunes adultes et développer la recherche consacrée aux cancers pédiatriques aujourd'hui incurables.

On ne sort jamais indemne du traitement d'un cancer : on a été confronté à sa propre finitude, on est en permanence sujet aux agressions provoquées par la maladie et les traitements, et on est livré très longtemps à l'incertitude. La vie n'est plus la même. Le malade doit être suivi, accompagné.

Nous avons fait de la lutte contre les inégalités de santé un de nos quatre grands axes de travail. Nous ne voulons pas qu'il y ait de renoncement aux soins. À cette fin, nous mobiliserons les outils sociaux classiques, mais aussi la recherche fondamentale, la recherche sur les comportements, et nous ferons le maximum pour inclure les populations vulnérables dans la conduite d'essais cliniques, pour que ceux-ci soient les plus proches possible des conditions réelles.

La stratégie décennale sera menée de concert avec le plan cancer européen et la mission cancer Europe, dont la cheville ouvrière a été l'ancienne directrice de la recherche de l'INCa, Christine Chomienne.

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