Intervention de Jean-Louis Touraine

Réunion du mercredi 23 juin 2021 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Louis Touraine, rapporteur :

Le président de la mission d'information l'a rappelé à l'instant : nos travaux ont été riches d'enseignements. Comme avant chaque diagnostic, nous avons commencé par une écoute attentive, en l'occurrence une écoute attentive de nombreuses personnes très diverses mais toutes impliquées d'une façon ou d'une autre dans la chaîne du médicament.

Nous savions, avant le lancement de la mission, que la France des médicaments n'allait pas bien, qu'elle comportait beaucoup de fragilités et que ses résultats étaient en déclin mais ce que nous avons observé, ce que nous avons entendu de façon quasi unanime, est plus préoccupant et urgent que ce que nous imaginions. Cela nous impose de refonder dès maintenant la chaîne du médicament, d'abord dans l'intérêt des malades de notre pays, ensuite pour développer une soutenabilité à notre modèle.

Je rappelle que cette économie du médicament a été extrêmement forte dans notre pays. Elle doit reprendre une place importante dans le système économique français. Le véritable déclin que notre pays a connu sur l'ensemble de la chaîne du médicament a lieu dès le stade initial de la recherche fondamentale jusqu'à la mise sur le marché en passant par la production. Le constat est sans appel. En Europe, la France était première voici dix ou quinze ans, autant pour l'innovation thérapeutique que pour la production de médicaments. Aujourd'hui, selon les critères pris en compte, nous sommes entre la quatrième et la sixième position, derrière des pays européens beaucoup plus petits, avec un produit intérieur brut (PIB) bien moindre. Il est donc nécessaire de retrouver cette place, méritée et importante, autant pour nos malades que pour l'économie du pays.

En matière de recherche fondamentale, les crédits consacrés à la biologie-santé sont plus de deux fois inférieurs à ceux de l'Allemagne et ont diminué de 28 % entre 2011 et 2018, quand ils augmentaient de 11 % en Allemagne et parfois plus dans d'autres pays.

La France n'est pas meilleure en matière de production. Ainsi, en 2019, sur soixante et un traitements nouveaux ayant obtenu une autorisation européenne, seuls cinq étaient produits en France. Quant à la mise sur le marché des médicaments, force est de constater que notre procédure administrative est anormalement longue. Il faut attendre près de cinq‑cents jours entre l'autorisation de mise sur le marché (AMM) et la fin de la négociation du prix en France quand il ne faut attendre que cent dix‑neuf jours en Allemagne. Nous mettons donc plus de trois fois plus de temps pour mettre le médicament à disposition.

Bien sûr, nous disposons d'un système d'autorisation d'accès précoce, qui nous est d'ailleurs envié à l'étranger et qui permet d'accélérer ces délais, mais les autorisations temporaires d'utilisation (ATU) ne concernent qu'une faible proportion des médicaments et qu'une part assez minime des patients, souvent ceux les plus proches des gros centres hospitaliers. Pour les patients éloignés des grandes villes, l'accès aux ATU est malheureusement difficile.

Le déclin de la France en matière de médicaments est lourd de conséquences. Celles-ci ne sont pas uniquement économiques et financières mais elles sont avant tout d'ordre médical, social et éthique. Notre rapport montre que le déclassement de notre pays fragilise notre souveraineté sanitaire, augmente le risque de pénuries qui a crû de façon considérable ces dernières années. Il engendre des inégalités dans l'accès aux médicaments essentiels et aux traitements très innovants.

Face à ce constat, que faire ? Nous devons d'abord développer une détermination farouche et une volonté politique. Deuxièmement, nous pouvons et devons être optimistes car nous avons la chance de disposer d'acteurs de grande qualité, autant dans la recherche fondamentale que dans la production de médicaments. Nous pouvons retrouver une place de premier plan en quelques années avec quelques investissements humains et financiers, pour peu que nous ayons la volonté de le faire.

Une opportunité spéciale apparaît d'attacher de l'importance à cette refondation. Nous sommes à un moment où, en ce qui concerne le médicament, tout doit être changé. Il ne faut plus se contenter de ce qui a été fait depuis le début du XXe siècle, c'est-à-dire des replâtrages, des corrections diverses, des ajouts de mesures bureaucratiques ou des créations d'agences supplémentaires. Ces méthodes ont montré leurs limites et la solution est ailleurs. Il faut aujourd'hui prévoir une refondation.

Nous changeons donc de paradigme pour le médicament. Je veux vraiment insister sur la révolution en cours, pas seulement en France mais dans le monde entier. Nous ne développerons plus du tout les traitements comme au XXe siècle. Je rappelle qu'au XXe siècle, un médicament consistait essentiellement en un produit chimique relativement peu onéreux, que le malade prenait quotidiennement durant des années, des décennies pour traiter des maladies chroniques. Aujourd'hui encore, à partir d'un certain âge, les malades prennent bien souvent ces traitements jusqu'à leur dernier jour.

Demain, les traitements seront différents. Ils seront beaucoup plus chers, de courte durée, parfois pris un seul jour – traitement one shot – comme la thérapie génique, cellulaire ou des médicaments issus des biotechnologies. Ces médicaments très innovants ne concernent actuellement qu'un nombre limité de patients mais seront amenés à se développer de façon très importante dans les prochaines années.

Plusieurs de ces médicaments sont dans le pipeline. Ils sont l'objet de préoccupations car le prix de ces médicaments très innovants atteint plusieurs centaines de milliers d'euros par injection. Ceci met en péril la soutenabilité de notre système de santé et la disponibilité des médicaments pour tous grâce à la solidarité nationale, sans inégalité d'accès selon le niveau de ressources.

L'enveloppe financière dédiée aux médicaments a jusqu'à maintenant été maîtrisée grâce aux économies permises, en particulier, par le développement des génériques et par le déremboursement de médicaments considérés comme peu efficaces. Toutefois, ceci n'est plus un modèle suffisant pour développer une soutenabilité compte tenu des enjeux et des prix atteints. Si nous ne faisons rien, le coût d'accès à l'innovation risque de nous obliger à procéder à une sélection des patients ou à ne pas développer en France des médicaments dont l'efficacité est pourtant prouvée. Il est urgent d'agir.

Nous constatons donc que le système est à bout de souffle et qu'il est nécessaire de refonder un nouveau système. C'est pourquoi nous parlons de changer de paradigme. Comment le faire ? Ma co-rapporteure Audrey Dufeu détaillera dans un instant les mesures concrètes que nous proposons pour refaire de la France un territoire d'innovation thérapeutique, pour regagner notre souveraineté sanitaire et ne plus vivre ces pénuries médicamenteuses quotidiennes.

J'insiste pour ma part sur le nécessaire rééquilibrage des relations entre les pouvoirs publics et les industriels du médicament. Le président de la mission vient de rappeler à quel point la financiarisation des entreprises pharmaceutiques – qui s'est développée de façon considérable durant ces dernières décennies – pouvait conduire à une décorrélation entre les objectifs de rentabilité financière qu'elles poursuivent et les objectifs de santé publique que nous devons protéger. Je partage bien évidemment ce constat.

Je rappelle pourtant que ces entreprises font très souvent preuve d'un professionnalisme irremplaçable et conservent une utilité sociale majeure. L'image délétère qu'elles ont dans l'opinion publique est loin d'être toujours justifiée.

Pour rééquilibrer le rapport de force entre pouvoirs publics et industriels, notre rapport prône la mise en place de relations partenariales, en France mais aussi à l'échelon international, en particulier au niveau européen.

Ce partenariat doit être établi très en amont de la chaîne, pas uniquement lorsque le médicament est développé, dix ans après les recherches initiales. Pour que de telles relations émergent, il nous faut avant tout instaurer en France une gouvernance forte et stratégique de la chaîne des médicaments. Notre actuel système de gouvernance est en effet marqué par une complexité extrême et une bureaucratie très excessive. Une multitude d'acteurs publics, d'administrations, d'agences interviennent, et même trois ministères différents, sans compter Bercy et l'assurance maladie, qui sont les deux financeurs.

Lorsqu'un industriel international veut téléphoner, de Boston ou d'ailleurs, pour savoir comment obtenir l'autorisation de commercialiser son médicament en France, il demande quel est le numéro de téléphone et s'entend répondre qu'il doit passer par une demi‑douzaine d'agences, trois ministères et encore d'autres personnes. C'est décourageant et induit des retards tout à fait préoccupants.

Cette absence de synergie nuit à la cohérence de la politique du médicament et affaiblit la capacité de négociation des pouvoirs publics face à ces industriels qui jouent bien entendu la concurrence entre les différents pays. Ce n'est pas un hasard si la France, qui offre parfois des médicaments à des coûts plus raisonnables que d'autres pays, se retrouve quelquefois en pénurie : c'est parce que l'industrie internationale privilégie les pays qui paient plus cher et la France se retrouve alors démunie d'un traitement pourtant classique, essentiel et pas extraordinairement onéreux. Il nous faut corriger ce problème.

Afin de coordonner tous ces acteurs, nous proposons donc la création d'un haut‑commissaire aux produits de santé. Ce dernier aurait un positionnement interministériel et serait le véritable chef d'orchestre de l'ensemble des acteurs publics du médicament. Il serait chargé de définir une stratégie globale et prospective en matière de médicaments, laquelle pourrait s'incarner dans le cadre d'une loi de programmation sur la santé.

Nous proposons également de simplifier de manière significative le fonctionnement de nos instances de régulation, d'assurer concrètement une meilleure coordination entre elles et de renforcer leur expertise. Pour cela, il nous paraît essentiel de mieux valoriser les experts auxquels ces instances font appel et de clarifier la notion de lien d'intérêt, qu'il faut différencier plus clairement de celle de conflit d'intérêts afin de ne plus en faire une application excessive et bloquante.

Au-delà de la réforme de la gouvernance nationale, nous sommes convaincus de l'urgence à renforcer le rôle des instances européennes en matière de médicaments. Pour nous, l'évaluation des médicaments et, à terme, la fixation de leurs prix devront relever de l'échelon européen. Ce sera une grande réforme, qui demandera du temps, mais résoudra beaucoup de problèmes.

Nous saluons la création annoncée d'une nouvelle agence à l'échelon européen, la Health Emergency Preparedness and Response Authority (HERA), mais nous insistons bien dans le rapport sur le fait qu'elle ne doit pas avoir pour unique conséquence d'instituer une nouvelle strate et de complexifier davantage la gouvernance européenne du médicament, qui n'est pas toujours simple. Les rôles respectifs entre les différentes agences européennes et nationales devront être clarifiés et simplifiés.

Le rééquilibrage de la relation entre les pouvoirs publics et les industriels passe nécessairement par un meilleur partage du risque. Nous sommes persuadés que seule une plus grande implication des acteurs publics dans les phases amont du développement des médicaments pourra, in fine, contraindre les industriels à ne pas chercher lors de la fixation du prix du médicament à se faire rembourser le facteur risque de manière démesurée. Prenons bien conscience du fait qu'un industriel qui a dû lancer des tentatives de développement de douze produits pour qu'un seul aboutisse aura tendance à demander un prix très élevé pour le produit finalement commercialisé.

Nous montrons dans notre rapport qu'une relation équilibrée et partenariale passe par la hausse des financements octroyés à la recherche publique, le recours quasi systématique à des partenariats entre public et privé ainsi que le renforcement de la transparence.

Nous avons également identifié plusieurs leviers permettant à l'État d'imposer des contreparties à son soutien. De tels dispositifs sont encore peu utilisés en France mais ils sont déjà mis en place aux États‑Unis. À l'échelon européen, les contrats d'achat des vaccins contre la covid‑19 ont été signés en avance de phase, sans démonstration de leur efficacité ou avant la démonstration de leur efficacité puisqu'ils étaient encore en cours de développement. Cela a ouvert la voie à de nouvelles modalités de couplage en financement de la recherche‑développement et de l'achat public.

Le rééquilibrage des relations entre pouvoirs publics et industriels passe par de nouvelles modalités de fixation du prix du médicament. Le prix doit devenir un levier de régulation transparent et efficace. Pour cela, nous proposons d'améliorer encore la transparence des informations transmises au Comité économique des produits de santé (CEPS) par les industriels, de limiter le recours aux remises et de modifier les critères de fixation du prix.

Il nous paraît essentiel de mieux prendre en compte les enjeux de souveraineté et de sécurité d'approvisionnement. C'est pourquoi nous souhaitons inscrire dans la loi la possibilité pour le CEPS d'offrir un avantage, en matière de prix facial ou de stabilité du prix, aux médicaments dont la chaîne de production et de distribution répond à des normes sociétales et environnementales élevées et permet de réduire le risque de rupture d'approvisionnement. Pour cela, nous proposons la création d'un label « développement durable » qui serait octroyé à l'échelon national ou européen.

Je me permets d'insister sur ces questions de prix. Nous avons observé une multiplicité des prix dans laquelle il est difficile de s'y retrouver. Cette jungle des différents prix n'est pas très transparente : il existe un prix officiel et des prix qui sont l'objet de remises diverses, ici et là, prix qui ne permettent pas d'avoir une action transparente. Ceci devra être corrigé.

Au-delà des prix, nous formulons dans le rapport des propositions pour garantir la soutenabilité économique de notre système de santé. Une réflexion de fond doit être engagée sur les défis que posent le changement de paradigme technologique et l'arrivée des thérapies personnalisées pour la soutenabilité de notre système de santé ainsi que sur la répartition des rôles entre assurances obligatoire et complémentaire. Nous devons garantir une gestion beaucoup plus dynamique des prix que celle actuellement mise en œuvre par le CEPS.

La principale proposition que nous faisons en la matière est de systématiser le recours aux données de vie réelle. Contrairement à d'autres pays comme l'Allemagne ou l'Italie, la France ne fait qu'un usage très partiel de ces données. Or, en vie réelle, c'est‑à‑dire des mois et des années après la mise sur le marché, nous nous rendons compte que le résultat n'est pas exactement ce qui avait été proposé lors des essais cliniques initiaux. Il faut donc établir la réalité des effets et des prix.

Ceci doit être réalisé tout au long de la chaîne : c'est utile à la Haute Autorité de santé (HAS) pour réévaluer les médicaments, au CEPS pour recourir aux contrats de partage des risques avec les industriels, à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) pour faire de la veille sanitaire ainsi qu'à la Caisse nationale de l'assurance maladie pour contrôler le mésusage des médicaments. En effet, 30 % des prescriptions et des actes sont réalisés de façon non pertinente. Ceci doit être corrigé. La France est l'un des pays dans lesquels des abus de médicaments dangereux et inutiles sont constatés. Il faut promouvoir une prescription efficiente.

Pour faire des données en vie réelle la colonne vertébrale de nos politiques d'évaluation des médicaments et de fixation du prix, il nous faut développer la culture de l'évaluation en conditions réelles d'utilisation, pas lors des essais cliniques mais au moment de l'utilisation ultérieure chez les malades au sens large. Il convient d'accélérer le déploiement du health data hub en privilégiant les études post‑inscription réalisées dans le cadre de partenariats public privé.

Nous insistons dans le rapport sur la nécessité de favoriser les contrats où la puissance publique s'engage à fixer un prix plus élevé en cas de bons résultats en vie réelle, plutôt que de se concentrer seulement sur les contrats où le laboratoire s'engage à verser des remises en cas de moins bons résultats en vie réelle.

Pour garantir une gestion consolidée, proactive et pluriannuelle des dépenses de médicaments, il nous faut mieux anticiper, à un horizon de trois à cinq ans, les innovations arrivant sur le marché et leurs conséquences organisationnelles et financières. Pour cela, nous préconisons de confier à un corps d'inspection la préfiguration d'un dispositif fonctionnel de veille prospective.

Le changement de paradigme que nous appelons de nos vœux n'est pas si utopique qu'il peut en avoir l'air. Même les industriels commencent à en percevoir la nécessité. Certes, cela représente des investissements, pour augmenter les moyens de la recherche et de l'innovation, pour réindustrialiser notre pays d'une façon nouvelle, adaptée aux médicaments du XXIe siècle, avec des usines modernes permettant la production des traitements classiques qui seront encore utilisés mais aussi des produits des biotechnologies.

Tous ces investissements sont rentables à moyen terme. Ils sont rentables pour deux raisons. D'une part parce que les patients français traités avec ces produits représenteront un bénéfice notable dont les effets ne sont pas toujours aisés à calculer ; d'autre part parce que ces traitements coûteront moins cher que s'il faut les importer de l'étranger. Enfin, si notre système de production est à la hauteur de nos espérances, nous disposerons d'un excédent de production qui sera vendu à l'étranger, offert à l'exportation. Nous voyons donc que ce système suppose un investissement qui sera rentable dès le moyen terme.

Surtout, tout cela bénéficiera – et c'est le plus important – à nos patients français, qui pourront avoir accès rapidement aux meilleurs produits sans devoir attendre des produits venant d'autres pays. Je n'ai pas de doute bien entendu que les échanges internationaux se poursuivront mais un pays ayant une bonne place dans l'industrie pharmaceutique contribue beaucoup plus facilement aux échanges avec les autres pays que ceux qui sont malheureusement moins bien dotés. Nous pourrons ainsi assurer le meilleur accès aux médicaments dans notre pays et limiter les risques de pénurie.

En conclusion, je souhaite remercier l'ensemble des membres de la mission d'information, notamment Philippe Berta, qui a été particulièrement assidu et nous a apporté beaucoup d'idées nouvelles. J'adresse également de vifs remerciements aux administratrices qui m'ont impressionné par la qualité de leur travail.

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