Intervention de Audrey Dufeu

Réunion du mercredi 23 juin 2021 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAudrey Dufeu, rapporteure :

Nous appelions de nos vœux cette mission d'information depuis longtemps. Souvenez‑vous, à chaque projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), des nombreux amendements d'appel que nous avions pu porter ou de nos nombreuses demandes de rapport qui nous avaient déjà donné l'occasion de débattre du monde du médicament. Il a démontré d'évidentes fragilités et ses limites à la lumière de la crise sanitaire.

Mon collègue Jean-Louis Touraine et moi-même avons souhaité insister dans ce rapport sur la nécessité et l'urgence d'impulser un véritable changement de modèle et d'instaurer une gouvernance très forte et surtout unifiée dans le champ du médicament.

Je voudrais insister plus particulièrement sur l'urgence, pour la France et pour l'Europe, de retrouver notre souveraineté sanitaire, c'est-à-dire notre indépendance sanitaire. Il nous faut rebâtir l'autonomie médicamenteuse de notre pays. Il n'existe pas de solution magique, il n'existe malheureusement pas de solution unique car la difficulté réside dans le fait d'intervenir à tous les stades de la chaîne du médicament.

Il faut d'abord refaire de la France un territoire d'innovation thérapeutique. Le déclin de la France en matière de recherche et d'innovation n'est en effet pas sans conséquences. Nous devons avoir conscience que les pays qui participent peu à l'innovation thérapeutique n'ont que très peu de place dans le développement et dans la production des médicaments innovants.

L'enjeu est loin d'être purement économique : il est avant tout sanitaire. Le déclassement de la France en termes d'innovation rend plus difficile un accès équitable et rapide des patients français aux innovations thérapeutiques. Nous ne devons pas l'accepter.

Il est donc urgent d'intervenir pour soutenir la recherche dans le domaine du médicament. Nous proposons ainsi de renforcer significativement les montants octroyés aux projets de recherche plutôt que de disséminer des volumes financiers sur différents projets ce qui, finalement, a un impact beaucoup moins important.

Nous insistons sur le fait que l'alignement du salaire des chercheurs français a minima sur celui de leurs homologues européens doit constituer une priorité. Nous appelons aussi vivement à l'intensification de la recherche collaborative entre les universités, les organismes de recherche, les établissements de santé et l'industrie.

Il faut absolument sortir des guerres de chapelles. Ce point nous a vraiment interpellés lors des auditions : il existe de nombreux acteurs mais il est difficile pour ces acteurs de se remettre en cause au sein de leur propre entité et beaucoup plus facile de décaler la responsabilité sur les autres acteurs. Nous ne pourrons pas avancer ainsi ; il faut vraiment travailler cette culture du monde de la recherche et du médicament pour construire une véritable collaboration.

Nous recommandons la création d'une grande plateforme collaborative ou hub sur le modèle du biocluster de Boston. Il faut savoir qu'il existe en France autant de CHU qu'aux États‑Unis. Cela doit nous réinterroger sur la façon de créer plus de collaborations entre les acteurs pour être réellement efficaces et audibles sur la scène internationale.

Il faut faire cesser la confusion entre les notions de conflit d'intérêts et de lien d'intérêt, en raison des suspicions immédiates sur les chercheurs et leur prétendu seul leitmotiv mercantile. C'est souvent injustifié et entrave le partage d'expertise, pourtant essentiel, entre les acteurs du public et du privé. Ce partage permet de créer de nouvelles visions et de l'innovation.

Par exemple, nous avons auditionné l'Agence européenne du médicament, qui nous a clairement alertés sur le manque et même l'absence de Français aux tables de discussion et aux tables rondes de travail sur les différents rapports de travail remis à cette agence. C'est ubuesque : aucun Français n'est plus disponible parce que nous confondons lien d'intérêt et conflit d'intérêts. De même, l'ANSM a beaucoup de mal à recruter des ressources humaines parce qu'il faut des personnes vraiment expérimentées dans ces domaines, qui sont très pointus. L'expertise vient après un nombre important d'années de travail et, comme le lien d'intérêt est tout de suite pointé du doigt, l'ANSM ne parvient plus à recruter. Cela doit nous alerter.

À l'instar d'un grand nombre de pays voisins et de l'Australie, nous devons aussi nous donner les moyens d'une production académique pour certains médicaments très innovants et particulièrement onéreux, comme les cellules CAR‑T, ces thérapies géniques très prometteuses. J'en parle chaque année en PLFSS. Il faut savoir que la poche unique de CAR‑T coûte 300 000 à 500 000 euros et que le coût de production est estimé à 40 000 euros. Ces nouvelles thérapies géniques très prometteuses, qui seront de plus en plus utilisées, doivent nous interroger sur la soutenabilité de notre budget de santé. L'urgence est de faire baisser le prix de ces médicaments mais également de proposer des pratiques alternatives complémentaires à celles imposées par les firmes industrielles dans la caractérisation du médicament et dans les indications de ces poches. Une production académique élargirait ce nombre d'indications pour bénéficier plus largement aux patients qui en ont le plus besoin.

Il est par ailleurs essentiel de créer un véritable écosystème de l'innovation en santé afin que les découvertes fondamentales se traduisent non seulement en traitements innovants mais aussi en traitements fabriqués en France. Nous devons assurer un soutien financier suffisant aux start‑up pour les aider à traverser cette fameuse « vallée de la mort ». Nous ne devons pas laisser à ces start‑up uniquement les deux issues très réductrices que constituent soit une capitalisation en bourse, souvent sur des marchés étrangers, soit un rachat par une grande entreprise pharmaceutique qui, elle aussi, est souvent étrangère.

C'est là que réside le paradoxe : ces start‑up françaises sont le fruit de la recherche française publique. Elles ont été financées par les pouvoirs publics et par les Français. Il faut vraiment nous réinterroger sur les objectifs et la finalité de cette recherche que nous portons tous à ses débuts.

Cette capacité de soutenir financièrement nos entreprises à la hauteur des enjeux ne peut se concevoir qu'à l'échelle européenne. C'est une évidence et nous en sommes certains après ces nombreuses auditions. Nous avons besoin d'un projet de grande envergure et d'intérêt commun destiné à accompagner le développement des technologies innovantes en santé, en France bien sûr mais surtout en Europe.

Ce soutien à l'innovation ne peut s'exonérer d'efforts pour rendre la France à nouveau attractive en matière d'essais cliniques. Nous constatons en effet une décroissance dans la dynamique des essais cliniques français. Nous proposons dans notre rapport un certain nombre de mesures pour réduire considérablement les délais d'autorisation de ces essais. Avec le groupe Mouvement Démocrate (MoDem) et Démocrates apparentés, nous avions déjà porté une proposition de loi sur les comités de protection des personnes (CPP) et il est urgent de permettre cette accélération des autorisations d'essais cliniques. C'est un handicap pour notre système français et surtout, in fine, c'est un handicap et une inégalité dans l'accès à l'innovation pour les personnes malades. Je crois que nous devons vraiment nous responsabiliser et bouger en la matière.

Par ailleurs, tous nos concitoyens sont confrontés, à un moment ou un autre, à cette problématique grandissante des pénuries de médicaments. Nous avons senti en audition une forte inquiétude face à un phénomène qui ne fait qu'augmenter malgré les mesures successives prises ces dernières années. Je le rappelle, le nombre de médicaments dits « d'intérêt thérapeutique majeur » déclarés en rupture d'approvisionnement est passé de 404 en 2013 à 1 499 en 2019 ; il a été multiplié par vingt en dix ans. Au-delà de la désorganisation qu'elles représentent pour les professionnels de santé, puisque l'Assistant publique-Hôpitaux de Paris évalue la gestion des pénuries à 20 équivalents temps plein de pharmacien, ces pénuries engendrent parfois d'importantes pertes de chance pour les patients, ce que nous ne pouvons plus tolérer ni laisser au bon vouloir des laboratoires.

Nous devons significativement renforcer nos outils de réponse aux pénuries, notamment au niveau européen où cette notion doit absolument faire l'objet d'une définition commune. Notre rapport souligne l'urgence d'améliorer le partage d'information entre acteurs et agences sur sujet. Il faut savoir que, dans certaines agences, la gestion des pénuries se fait encore sur papier, à la main, sans système d'information centralisé. Il faut donc fluidifier la chaîne d'approvisionnement.

Nous devons aussi responsabiliser les acteurs et, en particulier, renforcer les sanctions contre les industriels et certains grossistes‑répartiteurs dont les pratiques abusives ont des conséquences inacceptables pour les patients. Les sanctions ne sont pas du tout dissuasives et n'incitent pas les laboratoires à stopper les pénuries. La sanction n'est que de quelques centaines d'euros pour un laboratoire qui a une longue pénurie alors que cette pénurie représente peut‑être pour le laboratoire des économies importantes dans la gestion de son organisation. Nous souhaitons notamment rendre public, sans limitation de durée, l'historique des ruptures de stocks et des sanctions prononcées contre les laboratoires, selon le fameux principe du name and shame.

La lutte contre les pénuries ne pourra cependant être efficace que si nous menons des politiques ambitieuses pour encourager la production pharmaceutique en France et en Europe. Il s'agit d'un élément essentiel pour recouvrer notre souveraineté sanitaire. En effet, la crise sanitaire a confirmé le constat dressé depuis des années d'une dépendance trop forte de la France et de l'Union européenne dans le domaine sanitaire.

Je rappelle que près de 40 % des médicaments finis commercialisés dans l'Union européenne proviennent d'un pays tiers et que 80 % des sites de production de substances pharmaceutiques actives utilisées dans les médicaments disponibles en Europe sont situés hors de l'Union européenne. Au-delà des mesures de soutien indispensables au tissu industriel existant, nous prenons peu à peu conscience de l'importance de relocaliser une partie de la production pharmaceutique sur notre territoire. Des annonces du Gouvernement vont dans ce sens et c'est très bien.

Il est néanmoins illusoire de penser que toute la production pharmaceutique pourra être relocalisée. Une telle mesure n'est d'ailleurs pas souhaitable car la globalisation de la chaîne production permet d'assurer un approvisionnement et l'accès à une large gamme de produits. Nous devons trouver un juste milieu, supportable, équitable et éthique.

Cet objectif s'inscrit pleinement dans le cadre de la stratégie pharmaceutique pour l'Europe annoncée début 2020 par la présidente de la Commission européenne. Nous recommandons de mener un travail conjoint aux échelons national et européen pour identifier quels médicaments sont indispensables à notre sécurité sanitaire et ceux concernés par une pénurie ou un risque de pénurie. Il nous faut une cartographie de l'ensemble des sites de production de médicaments au sein de l'Union européenne afin d'identifier l'ensemble des capacités de production, qui sont probablement sous‑évaluées. Il faut notamment identifier celles qui sont sous‑utilisées. Il n'est en effet pas normal que l'administration ne dispose aujourd'hui, en France, d'aucun recensement des capacités de production. Ce sujet est laissé à la main des industriels alors que nous devons être vraiment vigilants sur ce point.

La reconquête de notre souveraineté sanitaire passe aussi par la mise en place de nouveaux modèles de production des médicaments. Ces nouveaux modes de production qui reposent notamment sur une collaboration active entre des acteurs publics et privés constituent une perspective particulièrement intéressante pour lutter contre les pénuries. Nous proposons ainsi de mettre en place au plus vite, sur le modèle de l'initiative Civica aux États‑Unis, une structure ou un réseau rassemblant des acteurs publics et privés – pharmacies hospitalières, établissements et entreprises pharmaceutiques, façonniers... – mais dont le pilotage serait public. L'objectif serait de produire les médicaments dont les brevets sont tombés dans le domaine public et qui sont considérés comme peu rentables alors qu'ils sont indispensables pour la santé publique. Nous devons assurer notre souveraineté sur ces molécules d'intérêt thérapeutique majeur.

Nous nous devons aussi de rattraper notre retard dans le domaine des médicaments génériques et biosimilaires. Je rappelle que le marché français du médicament générique ne représente en 2020 encore que 40 % du marché officinal remboursable, contre 75 à 80 % en Allemagne et au Royaume‑Uni. Le marché des biosimilaires est, lui aussi, très peu développé. Le taux de pénétration des biosimilaires est ainsi de seulement 23 % en médecine de ville, bien loin de l'objectif d'un taux de pénétration sur le marché de 80 % d'ici 2022 fixé par la stratégie nationale de santé.

Nous proposons de fixer un prix plancher pour les médicaments génériques afin d'encourager l'industrie du générique, fragilisée par les baisses de prix très fortes de ces médicaments depuis plusieurs années. Il est par ailleurs essentiel d'associer pleinement les médecins aux mesures en faveur des génériques et biosimilaires, en les incitant à prescrire davantage ce type de médicaments. Nous sommes en France très complaisants en la matière comparativement aux Allemands et aux Britanniques.

Mes chers collègues, au terme de ces six mois d'auditions, nous avons mieux compris les faiblesses du modèle français du médicament. Nous avons aussi pu identifier de nombreux atouts et acquis la conviction profonde qu'il est aujourd'hui possible de redonner à la France une place de leader dans le domaine du médicament. Les choix et les orientations pris durant les prochains mois seront décisifs pour nos chances de réussite.

La France aura la présidence du Conseil de l'Union européenne dès janvier 2022. Nous connaissons l'engagement et l'investissement du Président de la République sur ces sujets. Nous sommes donc confiants, optimistes et pleins d'espoir. Notre pays peut redevenir une nation innovante et souveraine dans le champ sanitaire. À nous d'impulser la volonté politique et de nous en donner les moyens, pour nos concitoyens.

Je remercie les administratrices et collègues qui ont travaillé à ce rapport et tous les professionnels de santé que nous avons auditionnés. Ils ont une volonté et une énergie sans faille. Ils nous ont vraiment confortés sur la nécessité de ce rapport et des propositions retenues dans celui-ci pour changer le modèle du médicament.

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