Intervention de Jean-Louis Touraine

Réunion du mercredi 23 juin 2021 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Louis Touraine, rapporteur :

Plusieurs d'entre vous ont rappelé que la crise sanitaire a révélé des phénomènes qui étaient connus, déjà appréciés, qui ont déjà l'objet de multiples rapports. Plusieurs ont été cités comme le rapport sur les CPP de Cyrille Isaac-Sibille ou le rapport de Jacques Biot sur la lutte contre les pénuries. Ces rapports nous ont été très utiles et nous pouvons nous demander si ce rapport ne sera pas un rapport supplémentaire n'aboutissant pas à ce que le problème soit pris dans sa globalité de façon holistique. Ne risquons-nous pas que seul tel ou tel point soit traité ?

Je crois quand même que l'important est de considérer que toute la chaîne du médicament est basée sur une sorte de contrat social entre les pouvoirs publics et les industriels, pour schématiser à outrance. Les pouvoirs publics sont censés donner les moyens et réguler le système. Il s'agit de donner des moyens pour la recherche en amont, la recherche fondamentale et certaines innovations et donner des règles pour les industriels restent bien sur leurs rails et contribuent à la santé publique. Les industriels sont censés répondre aux besoins de santé publique.

Que s'est-il passé dans les dernières décennies ? Chacun a dérivé. Les industriels ont abaissé leur obsession de santé publique pour la remplacer par une obsession de rentabilité, de dividendes à verser à leurs actionnaires ou de rechercher de profit. Il est vrai que l'économie du médicament a été la seule pendant plusieurs décennies à avoir une croissance à deux chiffres chaque année. C'était le secteur le plus rentable de toute l'économie. Évidemment, cela a entraîné des appétits et le symbole le plus évident en est que, si à la fin du XXe siècle beaucoup de directions de ces grands laboratoires étaient assurées par des médecins ou des pharmaciens, ce ne sont plus aujourd'hui que des financiers. Des professionnels y travaillent mais ils sont soumis à la coupe des financiers et sous leurs ordres.

Les pouvoirs publics ont peut-être moins dérivé, ils ont gardé leur objectif mais ils n'ont pas toujours assuré les nécessités de moyens pour la production d'innovation. La preuve en est que les moyens de la recherche ont été en diminution en France alors qu'ils augmentaient dans tous les autres pays.

Des start‑up sont apparues. Elles sont intermédiaires entre pouvoirs publics et privés puisque ce sont des chercheurs du public qui sortent de leur laboratoire public, créent une petite entreprise qui marche ou non une fois sur deux et, lorsque cela marche, elle est rachetée à coût élevé par un industriel.

Ce système de start‑up, d'entreprises de biotechnologie n'était pas le système prévu. Ce n'était pas le contrat prévu initialement. Il faut redonner du lien entre les deux parce que pouvoirs publics et industriels du médicament sont condamnés à travailler ensemble mais il faut redéfinir ce contrat et le faire de façon pragmatique. Nous ne forcerons pas des gens qui ont pris des habitudes différentes mais nous pourrons tout de même contraindre à ce que l'industrie ne soit pas indifférente aux besoins de santé publique. Elle ne l'est certes pas mais il nous faut des leviers qui nous permettent de dire que telle substance doit être produite sur notre territoire, que nous pouvons aider mais seulement si les industriels fabriquent ce dont les Français ont besoin. Ce contrat doit être renforcé.

Plusieurs ont remis en cause la nécessité du médicament ou, du moins, pointé l'abus d'utilisation. Il existe effectivement beaucoup d'iatrogénie, c'est-à-dire de complications dues à de traitements excessifs. Il faut lutter contre ces excès. Il faut aussi chercher des alternatives et la prévention est toujours préférable : mieux vaut prévenir que guérir. Cela va contre notre culture française ; par rapport à l'Europe du Nord, où de nombreux efforts de prévention sont effectués, nous attendons en France que les gens soient malades pour nous occuper d'eux avec des traitements curatifs. Nous devons sortir de cette approche car il vaut mieux prévenir l'apparition des maladies.

Malgré tout, nous avons aussi besoin de traitements curatifs. La mortalité prématurée a considérablement diminué en bonne partie grâce aux médicaments. Regardez les maladies infectieuses, le diabète, le traitement de l'insuffisance cardiaque, les antihypertenseurs, le traitement des cancers... Deux sur trois sont devenus curables alors que, sans médicament, c'était trois personnes sur trois qui étaient mortes. Nous n'avons pas à remettre en question les médicaments mais à mieux les utiliser, éviter les excès et nous concentrer sur ce qui est véritablement bénéfique.

Améliorer le bénéfice pour le patient suppose évidemment la lutte contre les inégalités territoriales. Il n'est pas admissible que, parce qu'une personne est admise dans un hôpital, celui-ci prend en charge le médicament et soigne tandis que, dans l'hôpital d'à côté, le même malade ne sera pas soigné parce que l'hôpital ne dispose pas des moyens de prise en charge du médicament, pour ceux des médicaments qui sont à prise en charge par l'établissement hospitalier. C'est une injustice, une inégalité.

Il existe aussi des inégalités de territoire puisque l'ATU est principalement accessible aux malades proches des CHU. Une minorité des patients atteints d'une pathologie ont accès à ces traitements durant un à deux ans, avant que le traitement soit en libre accès.

C'est tout de même un peu embêtant. Tant qu'il n'existe pas de médicament pour une pathologie, nous comprenons tous, par obligation, que nous devons subir notre pathologie. Toutefois, le jour où un traitement existe, surtout lorsque la maladie est grave, comme dans le cas d'un cancer, le jour où nous savons qu'un traitement existe, où les journaux en parlent, disent que le traitement est utilisé dans certains pays, disent que certes aux États‑Unis les patients sont obligés de payer et que certains n'ont pas assez d'argent mais que, heureusement en France, nous n'avons pas besoin de payer, il faut tout de même attendre deux ans pour y avoir accès. Durant ces deux ans, il est dur de se dire que le traitement est possible mais que nous traînons dans des réglementations, dans des évaluations, dans des bureaucraties qui retardent.

Tout notre système de santé est fondé sur l'égalité d'accès. Nous voyons que ce n'est pas parfait ; nous constatons des inégalités territoriales ou d'établissement d'accès à des médicaments et ceci doit être corrigé pour remplir notre mission.

Il faut aussi se rappeler que l'industrie du médicament représente 13 % du PIB sur le plan économique. Certes, la croissance n'est plus du tout de même nature que voici dix ou vingt ans mais des efforts doivent être faits et des exigences doivent être portées sur ceux qui agissent au niveau industriel. Les pouvoirs publics doivent être extraordinairement précis et rigoureux dans leurs exigences pour ce secteur.

Nous devons aussi inventer un modèle économique nouveau. Délibérément, nous n'avons pas précisé ce qu'il faudrait mettre en place. Nous estimons que nous n'avons pas les moyens de faire toutes les études qui permettront de choisir le système. Nous devons avoir conscience qu'un médicament pris one shot, un seul jour, coûtant par exemple 500 000 euros pour 1 000 ou 2 000 malades, aura un effet bénéfique, curatif pour toute la vie et se substituera donc à des traitements chroniques qui auraient été pris durant vingt ou trente ans par le malade. De plus, s'il est mieux guéri, il pourra reprendre une activité et tout ceci doit donc être pesé. Notre mission n'a pas la possibilité de réaliser toutes les évaluations mais nous devons inventer un système adapté, par exemple un lissage dans le temps du financement, une sorte d'emprunt payé progressivement puisque l'effet s'étale sur trente ans pour le malade. Le prix du médicament pourrait être versé au laboratoire de façon progressive par différents moyens. Sans entrer dans les détails, j'insiste simplement sur le fait que, contrairement à la situation actuelle, il ne s'agit plus de payer chaque jour le médicament, toujours au même prix.

Le principe a déjà été beaucoup chamboulé au moment du traitement de l'hépatite C par le Sovaldi, dont le coût important n'a pu être absorbé. Il a finalement été décidé de ne traiter la première année que les malades atteints de formes avancées d'hépatite C. S'il avait fallu prendre en charge tous les malades dès la première année, nous n'aurions pas disposé des ressources nécessaires. L'utilisation du médicament a donc été étalée dans le temps mais cette solution n'est pas idéale.

Un phénomène similaire s'est produit pour le traitement du sida. Souvenez-vous, pour les plus anciens, que les trithérapies ont d'abord été données, en 1995, aux malades qui avaient très peu de lymphocytes T4 – moins de 200 – parce que nous savions que ces malades pouvaient basculer dans le sida avéré du jour au lendemain. Nous avons cherché des explications pour le fait que nous ne traitions pas les autres alors qu'il faut traiter tous les séropositifs pour deux raisons. La première est qu'il vaut toujours mieux traiter tôt une maladie et la seconde est que le malade traité n'est plus contagieux. Cela permet donc d'empêcher la propagation du virus mais nous avons mis une dizaine d'années à atteindre cet objectif parce que les ressources étaient insuffisantes par rapport au coût de ces nouveaux médicaments. Il est donc absolument nécessaire que nous trouvions une solution pour ne pas devoir chercher de mauvaises solutions consistant à ne pas traiter tous les malades.

Certes, nous ne sélectionnons pas les malades sur l'argent mais sur le niveau de gravité. Au début, nous ne traitons que ceux qui risquent de mourir dans l'année, puis ceux qui ont une espérance de vie de cinq ans... Ce n'est pas très raisonnable. Il vaudrait mieux pouvoir traiter de façon adaptée tous ceux qui souffrent d'une pathologie.

L'environnement ne doit pas être un prétexte pour une non‑relocalisation en France ou en Europe. La solution réside dans des dépenses pour contrôler les méfaits sur l'environnement. Cela coûte effectivement un peu plus cher mais tout peut être contrôlé et c'est très important. Ces investissements antipollution permettent de produire, certes pour un peu plus cher mais à prix abordable tout de même. De toute façon, la pollution est aussi grave pour les enfants et les travailleurs en Inde ou en Chine qu'en France. Nous ne devons pas imposer à d'autres les difficultés que nous ne saurions pas résoudre nous-mêmes, alors que, précisément, nous savons les résoudre et que c'est simplement une question de moyens pour contrôler les conséquences éventuelles des produits chimiques.

La relocalisation induit un surcoût mais il reste modeste. Nous ne l'avons pas calculé ; ceux que nous avons auditionnés nous ont dit que c'est en définitive de l'ordre de quelques centimes parce que la production de la substance n'est pas l'élément le plus important dans le prix. La production elle-même n'est pas, pour beaucoup de médicaments, ce qui coûte le plus cher et le surcoût de production ne provoquera pas une marche excessive mais un petit surcoût.

La fixation du prix en Europe est un objectif que nous devons nous donner. Il ne sera pas atteint immédiatement car il faudra convaincre tous nos partenaires. L'Europe a déjà été obligée de mettre en place de nouvelles solutions du fait de la crise sanitaire, puisqu'elle n'avait auparavant pas de compétence santé. Nous pourrons ensuite réfléchir à une unification beaucoup plus complète de toute la chaîne du médicament et développer une authentique Europe de la santé. Toutefois, je pense que nous sommes obligés d'avancer pas à pas. Il nous faut l'accord de tous nos partenaires et ils ne sont pas tous aussi convaincus que nous de l'intérêt de cette évolution.

Je ne crois pas qu'il existe une solution unique aux pénuries parce que leurs causes sont multiples. Le problème est assez complexe. Nous avons essayé de l'analyser et je pense que nous devons d'abord afficher notre volonté de considérer que les pénuries constituent un problème grave. C'est grave lorsqu'elles touchent des anticancéreux, des corticoïdes comme cela arrive très souvent, mais c'est aussi ennuyeux lorsque des produits antidouleur sont concernés. C'est très grave en cas de pénurie de curare, d'autres anesthésiants ou d'autres produits de réanimation.

En tout état de cause, je pense que nous devons établir une liste, malheureusement un peu longue, de produits essentiels. Cette liste est en cours d'écriture au niveau européen puisque les différences sont faibles entre un malade danois et un malade français ou italien. Lorsque nous serons d'accord sur cette liste, il faut que nous ayons au moins une usine de production en Europe pour chacun de ces produits.

Cela ne signifie pas que cette usine doit se substituer à celle de Chine ou d'Inde mais la difficulté est que pour beaucoup de molécules, il n'existe plus qu'un seul producteur au monde. Si l'usine ferme à New Delhi ou Calcutta ou en Chine, nous n'avons plus rien. Certes, la technique est connue et nous pouvons recréer une production mais remettre en route une chaîne de production n'est pas si facile et nécessite au moins un an, parfois plusieurs années. Nous ne pouvons pas accepter l'existence de tels monopoles pour des produits essentiels. Nous devons avoir au moins une production en Europe.

Lorsque nous parlons du surcoût de la relocalisation, nous devons aussi considérer les économies apportées par la relocalisation. Si nous voulons être responsables, ce que nous ne sommes pas encore complètement en Europe, nous devons faire comme les Américains, qui sont très responsables sur ce sujet. Ils vont visiter toutes les usines et ne certifient que celles qui respectent des conditions extrêmement strictes de sécurité, de qualité et d'environnement. Ils envoient sur place des délégations qui analysent tout dans le détail ; un nombre significatif d'usines asiatiques ne sont pas certifiées par les Américains. Cela coûte cher et ce n'est pas parce que nous faisons produire ailleurs que chez nous que nous n'avons pas à payer des contrôles de sécurité. Il est important de comprendre que la relocalisation faciliterait aussi le contrôle de ces produits. Nous devons vraiment nous obliger à ne pas être dépendants d'autres continents. Certains produits devraient même être fabriqués en France.

Nous avons fait trente et une propositions, et c'est peut-être déjà beaucoup. J'ai peur qu'on ne pioche dans la liste que les deux ou trois propositions les moins onéreuses afin de prétendre que le rapport a bien été pris en compte. J'espère que l'ensemble ou du moins l'esprit de l'ensemble sera pris en compte. Je sais bien que tout n'est pas réalisable dans l'année à venir, ni même dans les cinq ans à venir, mais l'esprit est de nous donner une obligation de résultat à relativement court terme pour ne pas subir à nouveau les angoisses que j'ai entendues de la part de responsables de services de réanimation. Ils disaient ne parfois plus avoir de quoi traiter le lendemain les malades actuellement en coma artificiel. Ils téléphonaient à toutes les cliniques aux alentours, à tous les hôpitaux de France. Certes, la consommation a été trente fois plus élevée que la normale mais cela n'a pas duré très longtemps. Nous n'avons pas beaucoup parlé des stocks mais il est aussi possible d'avoir au moins deux mois de stock pour faire face et avoir le temps de trouver des solutions.

Nous devons nous donner une obligation de résultat. L'esprit est de relever les défis de toute la chaîne du médicament, depuis l'innovation thérapeutique jusqu'à la production. L'accès égalitaire de tous les malades au médicament doit être un objectif atteint le plus vite possible.

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