Intervention de Carole Grandjean

Réunion du mardi 21 septembre 2021 à 21h20
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCarole Grandjean, rapporteure :

Ma satisfaction est grande de voir notre commission débattre d'un tel sujet, certes technique, mais essentiel pour notre démocratie sociale et notre modèle social. Je salue la présence de Mme la ministre, dont l'éclairage nous sera précieux tout au long du débat.

Au cours de la décennie écoulée, les plateformes numériques, qui mettent en relation, sous forme dématérialisée, des personnes en vue de la vente d'un bien, de la fourniture d'un service ou de l'échange voire du partage d'un bien ou d'un service, se sont beaucoup développées, dans tous les pays, et ont transformé nos manières de communiquer, de consommer, de nous distraire et de travailler. Le constat, que nous serions bien en peine de contester, au-delà de nos divergences de points de vue, vaut particulièrement pour les plateformes d'emploi, ensemble hétérogène qui regroupe pour l'essentiel des opérateurs de services organisés, dont font partie les plateformes de mobilité, des plateformes de services aux particuliers, des plateformes de services aux entreprises et les plateformes de microtravail. Chauffeurs de VTC, livreurs de plats cuisinés, bricoleurs à domicile, informaticiens et autres graphistes freelance sont désormais bien installés dans le paysage économique.

Aucune statistique officielle ne permet pourtant de quantifier précisément la part des travailleurs dont l'activité repose sur l'utilisation des plateformes. Les études conduites sur le sujet laissent entendre qu'ils seraient plusieurs centaines de milliers à être concernés, au titre d'une activité principale ou accessoire. Leur nombre dépasserait même le million, toutes catégories de plateformes d'emplois confondues. Beaucoup moins nombreux seraient les travailleurs dépendants de ces dernières pour exercer leur activité. Ainsi, en 2017, 200 000 travailleurs indépendants utilisaient, exclusivement ou non, un intermédiaire – plateforme ou autre – pour entrer en contact avec leurs clients ; la moitié d'entre eux recourait exclusivement à un intermédiaire à cette fin.

Comme il ressort de l'étude d'impact, le développement des plateformes numériques n'induirait aucune progression globale spectaculaire du travail indépendant mais favoriserait l'essor de l'activité et de l'emploi – parfois très sensiblement dans certains secteurs d'activité. Sans surprise, le nombre de chauffeurs VTC a connu une très forte hausse depuis un peu plus de dix ans : on en comptait moins de 2 000 en 2008 et plus de 33 000 en 2018. Cette année, près de 50 000 travailleurs exerçaient leur activité par le biais d'une plateforme dans le secteur de la mobilité. L'émergence des plateformes numériques d'emploi et, avec elles, l'apparition d'une nouvelle organisation du travail n'ont pas manqué de soulever des interrogations d'ordre juridique, nombreuses et complexes, notamment quant au statut de ces travailleurs ou à leurs droits sociaux, en France comme à l'étranger.

Dans un rapport au Premier ministre, paru en décembre 2020, Jean-Yves Frouin observait que l'on commence à se préoccuper des droits et des protections des travailleurs des plateformes, notamment des plus vulnérables. Le plus souvent, il n'existe pas encore de norme encadrant spécifiquement l'exercice du travail au sein des plateformes numériques de travail, de sorte que les difficultés, problèmes ou litiges qui s'y produisent de manière récurrente depuis plusieurs années empruntent la voie de mouvements divers ou d'un contentieux.

Le besoin d'une régulation est réel. Le constat ne doit pas faire oublier que la régulation de l'écosystème des plateformes numériques sous une forme ou une autre est d'ores et déjà une réalité, embryonnaire dans certains pays. La France est considérée comme l'un des États les plus avancées dans la construction d'une législation destinée à améliorer les conditions de travail et la protection sociale des travailleurs de plateformes.

En 2016, avec la loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite « loi El Khomri », le législateur a posé le principe de la responsabilité sociale des plateformes à l'égard des travailleurs indépendants qui y recourent pour leur activité, dès lors qu'elles déterminent les caractéristiques de la prestation de services fournis ou du bien vendu, et fixent son prix. Elle consiste dans la prise en charge à la fois d'une assurance couvrant le risque d'accidents du travail et de la contribution à la formation professionnelle ou des frais d'accompagnement des actions de formation, permettant de faire valider les acquis de l'expérience.

Au demeurant, le législateur a reconnu à ces travailleurs le droit de constituer une organisation syndicale, d'y adhérer et de faire valoir par son intermédiaire leurs intérêts collectifs. Il a admis que les mouvements de refus concerté de fournir leurs services organisés par les mêmes travailleurs, en vue de défendre leurs revendications professionnelles, ne pourraient, sauf abus, ni engager leur responsabilité contractuelle, ni constituer un motif de rupture de leurs relations avec les plateformes, ni justifier de mesures les pénalisant dans l'exercice de leurs activités.

Quelques années plus tard, avec la LOM, le législateur a ajouté de nouvelles pierres à l'édifice encore récent de la responsabilité sociale des plateformes numériques. Il a ouvert à tous les travailleurs indépendants recourant pour leur activité à une ou plusieurs plateformes un droit d'accès à l'ensemble des données concernant leurs activités propres au sein de la ou des plateformes, et permettant de les identifier. Il a également imaginé un dispositif autorisant les plateformes, en lien avec les seuls travailleurs exerçant leur activité dans les secteurs de la conduite d'un VTC ou de la livraison de marchandises, à établir une charte déterminant les conditions et modalités d'exercice de leur responsabilité sociale, définissant leurs droits et obligations ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elles sont en relation.

La LOM a par ailleurs défini certaines règles sectorielles, afin de clarifier les droits des travailleurs indépendants vis-à-vis des plateformes numériques relevant de ces deux mêmes secteurs. Lorsqu'elles proposent une prestation à des indépendants, elles se sont vues obligées de communiquer la distance couverte et le prix minimal garanti. Interdiction leur a été faite de mettre fin à la relation contractuelle qui les unit aux travailleurs, au motif qu'ils auraient refusé une ou plusieurs prestations de transport ou qu'ils auraient exercé leur droit à la déconnexion durant leur plage horaire d'activité, qu'ils choisissent du reste librement. De plus, dans un souci de transparence, elles sont tenues de publier sur leur site internet, de manière loyale, claire et transparente, des indicateurs relatifs à la durée et au revenu d'activité des travailleurs avec lesquels elles sont liées.

Il fallait toutefois aller plus loin. C'est pourquoi l'article 48 de la LOM a autorisé le Gouvernement à prendre par ordonnance les mesures relevant de la loi aux fins de déterminer les modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant aux plateformes numériques et les conditions d'exercice de cette représentation.

Sur ce fondement, l'ordonnance du 21 avril 2021 a posé les jalons d'un dialogue social structuré entre les plateformes et les travailleurs indépendants qui y recourent dans les secteurs de la conduite d'une VTC et de la livraison de marchandises au moyen d'un véhicule, motorisé ou non, à deux ou trois roues. Son objet est double. D'une part, elle arrête les règles relatives à la représentation des travailleurs concernés, qui touchent à la nature des organisations autorisées à les représenter, aux critères retenus pour déterminer la représentativité de ces organisations, à la mesure de leur audience, à la protection des représentants en cas de rupture de la relation commerciale les liant à une plateforme ou à la formation au dialogue social à laquelle ils auront droit. D'autre part, l'ordonnance charge un nouvel établissement public, l'ARPE, de la régulation des relations sociales entre les plateformes et les travailleurs, notamment en assurant la diffusion d'information et en favorisant la concertation.

L'article 1er du présent projet de loi ratifie l'ordonnance : il ne s'agit que d'une étape dans la mise en œuvre du dialogue social, qui suppose d'adopter des mesures complémentaires. C'est pourquoi l'article 2 confie au Gouvernement le soin de prendre par ordonnance les dispositions nécessaires pour poursuivre l'édification du dialogue. Il l'autorise parallèlement à compléter les obligations incombant aux plateformes à l'égard des travailleurs, dans le but de renforcer l'autonomie de ces derniers dans l'exercice de leur activité, de telle sorte que le risque d'une requalification par le juge du contrat liant les deux parties soit aussi réduit que possible. Sur ce point, il nous faut faire reculer l'insécurité juridique. Le délai de l'habilitation, que certains trouveront à bon droit un peu long, laissera au Gouvernement un temps pour mener à bien le travail de concertation préalable avec les différentes parties prenantes. Il lui permettra de tenir pleinement compte des solutions que la Commission européenne aura retenues pour améliorer les droits des travailleurs des plateformes ainsi que les lignes directrices qu'elle aura édictées, sur la compatibilité entre les accords issus de la négociation collective organisée au niveau des secteurs et des plateformes, et le droit de la concurrence.

Les attentes sont fortes : les témoignages des acteurs intéressés – plateformes comme représentants des travailleurs – l'ont une nouvelle fois démontré à l'occasion des travaux préparatoires à l'examen du présent texte. Elles sont légitimes, et doivent à l'évidence être traduites en actes. « La mise en œuvre d'une régulation collective des plateformes par le dialogue social est incontournable » écrivait M. Frouin dans son rapport. Nous partageons ce sentiment. Avec le présent projet de loi, la majorité présidentielle s'emploie à faire de cet objectif une réalité.

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