Le contexte sanitaire est celui que l'on sait : la médecine scolaire est en carafe, la protection maternelle et infantile tout autant, la médecine du travail est à l'arrêt, 30 % des postes de praticien hospitalier sont vacants et nos problèmes de démographie médicale perdurent. Alors que la pandémie reprend de la vigueur, je rends hommage à tous les soignants qui vont à nouveau se mobiliser au service de nos concitoyens et je vous remercie de m'accueillir dans cette commission pour traiter de la désertification médicale, qui touche tous nos territoires à des degrés divers.
Cette proposition de loi ne vise pas à susciter la polémique mais à nous rassembler pour trouver des solutions pratiques à un problème crucial, que nos concitoyens éprouvent quotidiennement. Le Grand débat national lancé à Grand Bourgtheroulde l'a montré : c'est l'une des principales sources d'inquiétude des Français. La résolution du problème central des déserts médicaux n'est donc ni de gauche, ni de droite, elle est d'intérêt national. C'est pourquoi je donnerai un avis positif aux amendements qui lui apportent des réponses concrètes.
Lors de l'élaboration de ce texte, j'ai conduit l'audition de médecins, d'étudiants, des fédérations hospitalières, d'un géographe spécialiste des questions sanitaires, d'associations d'usagers, d'agences régionales de santé (ARS), d'élus locaux. Tous m'ont dit tenir le sujet pour prioritaire, car il est le symbole de la République qui prend soin ou de la République qui renonce. Le constat est connu et la situation ne va cesser de s'aggraver. Déjà, 10 millions de nos concitoyens vivent dans une zone où l'accès aux soins est difficile. La densité médicale n'a cessé de baisser ces dernières années, passant de 325 à 318 médecins pour 100 000 habitants entre 2012 et aujourd'hui, et l'effectif des médecins généralistes a chuté de 5,6 %. Les inégalités territoriales sont criantes, la densité médicale globalement plus favorable au sud qu'au nord du pays. La densité constatée dans les anciennes régions Picardie, Centre et Pays-de-la-Loire – et Normandie dans une moindre mesure – est particulièrement faible, avec 127 à 130 médecins généralistes pour 100 000 habitants.
Les nombreux indicateurs créés pour mesurer ce phénomène complexe font tous apparaître une situation très inquiétante. Singulièrement, l'indicateur d'« accessibilité potentielle localisée » créé par le ministère de la santé en 2012, qui recense le temps d'accès aux professionnels, la quantification de leur activité et les différences de consommation de soins de la population selon l'âge, montre que la proportion de personnes habitant un « désert médical » est passée de 8,6 % en 2015 à 11,6 % aujourd'hui. Ce taux varie selon les régions, allant de 4,1 % en Provence-Alpes-Côte d'Azur à 46,4 % en Guyane – Stéphane Peu évoquera le département de la Seine-Saint-Denis. Même dans des zones dites « sur‑denses », des déserts médicaux peuvent exister en raison du nombre de médecins qui s'installent en secteur 2 avec dépassements d'honoraires – c'est le cas, à Paris, de 62 % des médecins. La Cour des comptes a montré que « les zones de densités élevées de médecins et de nouvelles installations majoritaires en secteur 2 se superposent ». Dans le sud‑est de la France comme à Paris, il est presque impossible de trouver un médecin spécialiste qui n'exerce pas en secteur 2. Il en résulte que ceux de nos concitoyens les plus modestes qui résident en zones sur‑denses, ceux qui n'ont pas le patrimoine social, financier et culturel nécessaire, sont en réalité dans l'incapacité de consulter un spécialiste.
Le manque structurel de médecins a des impacts en cascade, sur l'hôpital en particulier. À cinq exceptions près, tous les départements de France ont connu au cours des dernières années une hausse des passages aux urgences et une baisse du nombre de généralistes. On dit souvent qu'aux urgences se traite la misère du monde mais en l'état, faute de médecins, on se rue aux urgences, avec le risque de saturation qui en découle, plus important dans les zones sous‑denses. Comment ne pas être frappé par un taux de vacance des postes de praticiens hospitaliers supérieur à 30 % ? Cela dit quelque chose de l'abîme dans lequel sont plongés les hôpitaux.
J'ai également souhaité appeler l'attention sur la situation de certains territoires souvent oubliés de l'analyse, en particulier les outre‑mer, encore plus fortement frappés par le manque de médecins que la métropole, ce qui entraîne des difficultés sanitaires particulièrement marquées, avec des taux élevés de mortalité infantile, de maladies transmissibles, de pathologies rares ou chroniques. Cela n'est pas près de s'améliorer : à Wallis-et-Futuna, la moyenne d'âge des médecins est de 61 ans !
Je fais aussi le point sur la situation des zones rurales, qui ne sont pas les seules touchées, mais sont fortement concernées. Leurs habitants vivent en moyenne deux ans de moins que les urbains : ce chiffre ne peut nous laisser insensibles.
J'insiste encore sur le fait que la difficulté d'accès aux soins touche en priorité ceux dont la situation économique est la plus fragile : les personnes pauvres ont trois fois plus de risques que les autres de devoir renoncer à des soins ; si elles habitent en zones sous‑dotées, ce risque est plus de huit fois supérieur à celui qui prévaut pour le reste de la population !
Pour en finir avec le constat, je rappelle que 11 % de nos concitoyens, soit 6 millions de personnes, habitant majoritairement en zones sous‑denses, n'ont pas de médecin traitant. L'UFC‑Que choisir indique que 44 % des médecins qu'elle a interrogés refusent des nouveaux patients – on peut les comprendre : la patientèle des praticiens qui exercent en zones sous‑denses est de 14 % plus élevée que celle de leurs confrères. En conséquence, ils ont moins de temps à consacrer au dépistage des cancers, dont ceux du col de l'utérus et du sein, à la vaccination des personnes âgées, à la prévention des conduites addictives et des maladies professionnelles.
Il ressort de l'audition de la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) que le lien entre désertification médicale et moins bon état de santé des populations, n'ayant pas fait l'objet d'études, n'est pas suffisamment documenté. Toutefois, au regard des données disponibles, par exemple le creusement de l'écart d'espérance de vie en bonne santé entre milieu rural et milieu urbain, ce lien apparaît très plausible, sinon certain. Il me semble donc indispensable de conduire des travaux approfondis à ce sujet afin que la représentation nationale dispose de données précises.
Par conséquent, la situation est très grave. Certes, des mesures ont été adoptées depuis plusieurs années pour tenter d'endiguer ce phénomène. La loi du 24 juillet 2019 a notamment réformé le numerus clausus, dispositif de régulation drastique du nombre de médecins formés, en vigueur depuis 1971, qui a contribué à tarir l'offre de soins au fil des ans. Cette réforme est une bonne nouvelle, mais elle ne commencera à produire des effets que dans dix ans au mieux. La DREES a montré que, sans action complémentaire, nous ne commencerons à stopper l'hémorragie médicale qu'en 2030.
Deux autres facteurs doivent appeler notre attention. D'une part, si nous prenons en compte le vieillissement de la population et l'accroissement de la demande de soins qu'il provoquera, nous ne retrouverons le niveau actuel de densité médicale qu'en 2035. D'autre part, ce n'est pas parce que le nombre de médecins augmentera qu'ils s'installeront dans des zones où l'on a besoin d'eux et que les inégalités territoriales seront corrigées. Sans dispositif de régulation territoriale, la suppression du numerus clausus risque au mieux de ne rien changer à la situation actuelle.
D'autres actions ont été menées, dont je dresse la liste dans le rapport. Il s'agit pour la plupart de mécanismes incitatifs, dont les ARS et la direction générale de l'offre de soins (DGOS) du ministère m'ont clairement indiqué qu'il n'est pas possible d'évaluer l'efficacité – on comprend entre les lignes quelle est toute relative, avec de forts effets d'aubaine. La Cour des comptes alerte à ce sujet depuis plusieurs années, soulignant que nous ne disposons pas de la vision d'ensemble du coût et de l'efficience de ces dispositifs.
En parallèle, le plan Ma Santé 2022 devrait permettre de déployer 4 000 assistants médicaux d'ici l'an prochain. C'est une bonne chose, mais ils ne sont à ce jour, selon les chiffres que m'a transmis la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM), que 1 233 équivalents temps plein. Le ministre, que j'ai rencontré cette semaine, m'a dit que les objectifs fixés semblaient largement atteints. Certes, mais quelque 2 770 équivalents temps plein doivent donc encore être créés d'ici l'an prochain pour atteindre l'objectif affiché par le Gouvernement : vous conviendrez que le compte n'y est pas encore. J'ajoute que nous devrons obtenir plus d'informations sur les territoires dans lesquels sont déployés les assistants médicaux, car le risque est grand qu'ils s'installent dans des zones déjà médicalement sur‑dotées ou dans des structures d'exercice collectif existantes, ce qui renforcerait les inégalités territoriales au lieu de les corriger.
Les collectivités territoriales sont fortement mobilisées, parfois parallèlement à l'État. Cela donne lieu à une concurrence délétère. Nous avons tous entendu parler il y a peu des exigences hautement déraisonnables, et incompatibles avec les finances communales, d'un médecin pressenti pour venir s'installer dans un bourg de la Manche.
Nous devons donc remédier rapidement à cette situation. Nous ne pouvons attendre dix ans de plus et voir l'offre médicale se raréfier encore dans nos territoires, au péril de la santé de nos concitoyens. Notre proposition de loi formule des pistes réalistes, propres à répondre rapidement à ce problème majeur.
Plusieurs leviers s'offrent à nous, et d'abord celui de la formation. La loi de 2019 a remplacé le numerus clausus par un numerus apertus. Dans ce nouveau système, l'État établit des objectifs pluriannuels d'admission, tenant compte et des capacités de formation, et des besoins de santé des territoires. Toutefois, les besoins restent supérieurs au nombre d'étudiants. C'est pourquoi l'article 1er de la proposition de loi établit que le nombre d'étudiants formés dépend uniquement du besoin de santé des territoires : cela doit permettre aux universités de s'adapter pour y répondre. Je propose également que soient prises en compte non seulement les inégalités territoriales mais aussi les inégalités sociales d'accès aux soins – c'est crucial pour comprendre le problème du renoncement aux soins.
En matière de formation toujours, je propose dans l'article 2 de généraliser le contrat d'engagement de service public (CESP). Ce dispositif créé en 2009 permet aux étudiants de médecine et d'odontologie qui s'engagent à exercer ensuite dans une zone sous-dense de recevoir 1 200 euros bruts chaque mois pendant la durée de leurs études. Ce dispositif, dont les analystes pointent le modeste succès, devrait être généralisé. Aujourd'hui, outre que 7 % seulement des diplômés peuvent en bénéficier, ils sont très inégalement répartis sur le territoire : pour la médecine, l'Île-de-France offre près de 18 % du total national
L'article 3 traite du conventionnement sélectif des médecins, question récurrente. Les infirmiers, les sages-femmes et les masseurs-kinésithérapeutes relèvent de ce régime, qui leur interdit de s'installer en zone sur‑dense sauf en cas de cessation d'activité d'un confrère. Cette règle a été exclue pour les médecins, pour lesquels a été avancé le principe de libre installation – peut‑être le nombre de médecins qui siègent dans nos instances décisionnelles n'y est-il pas pour rien. Pourtant, la Cour des comptes, le Sénat, la direction générale du Trésor et même notre Assemblée ont publié de nombreux rapports montrant qu'il s'agit d'une voie d'équilibre pour ne pas remettre en cause les fondements de la liberté d'installation tout en agissant sur la répartition géographique des médecins. Si nous n'y venons pas, nous courons le risque, lorsque les effectifs augmenteront, de voir les disparités territoriales s'aggraver. Nous n'aurons donc rien réglé. Pour les professions soumises au conventionnement sélectif, nous avons constaté l'amélioration sensible de la répartition territoriale. Il faut donc désormais y inclure les médecins.
Je propose aussi de revoir les dispositifs d'incitation à l'installation, très coûteux et qui ont montré leur faible efficacité. La loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2020 a créé un contrat de début d'exercice qui remplace les quatre contrats précédents sans modifier la philosophie qui les sous-tendait. Mieux vaut supprimer ce contrat et réorienter les financements directement vers les collectivités territoriales afin qu'elles puissent investir dans des infrastructures, comme des centres de santé. C'est une condition indispensable pour attirer de nouveaux médecins, les jeunes générations aspirant désormais plus largement à exercer leur belle profession comme salariés, dans des structures collectives.
L'article 5 formalise le principe d'égal accès aux soins et en précise la définition, en posant une limite maximale de 30 minutes pour accéder aux soins depuis son domicile. Selon les travaux du géographe Emmanuel Vigneron, le nombre de femmes en âge de procréer se trouvant à plus de 45 minutes d'une maternité a plus que doublé en vingt ans, passant de 290 000 en 1997 à 716 000 en 2019 ; sur la même période, le nombre de maternités a diminué d'environ un tiers. Cette situation a pour conséquence intolérable d'accroître les risques de mortalité maternelle et infantile.
Enfin, je propose par l'article 6 d'élargir le périmètre d'activité des hôpitaux de proximité. La relation ville-hôpital est déterminante si l'on veut faire face efficacement au problème que pose la démographie médicale. Créés en 2015, les hôpitaux de proximité doivent remplacer les hôpitaux locaux pour assurer une couverture territoriale au plus près des zones les moins dotées. En mai dernier, une ordonnance a profondément révisé la gouvernance de ces établissements et défini une procédure de labellisation, mais il leur est toujours interdit de pratiquer la chirurgie et l'obstétrique. Je sais qu'il est compliqué de recruter des gynécologues-obstétriciens, mais la situation étant celle que j'ai décrite, nous ne pouvons priver nos concitoyens qui vivent loin d'un centre hospitalier de ces deux types de soins. En outre, parce que les consultations avancées seraient plus aisément dispensées dans ces hôpitaux, l'article 6 formalise leur réalisation en ces lieux. Avec une consultation de médecin de premier ou deuxième recours assurée hors de son lieu d'exercice principal, on palliera l'absence de médecin sur un territoire tout en permettant aux personnes vivant dans un désert médical de consulter notamment des médecins spécialistes.
Cette proposition de loi réaliste, qui rassemble des travaux réalisés sur différents bancs, est fondée sur un état des lieux solidement établi qui doit nous conduire à agir. Nous ne pouvons rester dix ans encore dans cette situation. Nous devons prendre des mesures plus coercitives pour garantir à tous le droit à la santé, qui a valeur constitutionnelle. Si nous ne le faisons pas, la décennie à venir se caractérisera par une désertification médicale encore aggravée pour un grand nombre de nos territoires, symbole de la République qui recule et qui renonce, ce que personne ne veut, j'imagine, sur aucun de nos bancs.