J'adresse à mon tour mes meilleurs vœux à tous mes collègues, en particulier des vœux de santé. Je vous remercie de m'accueillir pour présenter une proposition de loi cosignée par les membres du groupe La France insoumise mais aussi par une dizaine de collègues de cinq autres groupes politiques, dont certains, une fois n'est pas coutume, de La République en Marche ; je ne doute donc pas que la majorité réservera un accueil bienveillant, voire favorable, à la proposition de loi et qu'au moins celle-ci donnera lieu à une discussion argumentée et non pas caricaturale comme le sont parfois les débats sur cette question.
Il y a six mois, à l'issue d'un travail colossal d'un an et demi, la mission d'information commune de l'Assemblée nationale relative à la réglementation et à l'impact des différents usages du cannabis présentait ses conclusions définitives. Le bilan est sans appel : la politique de prohibition du cannabis menée en France depuis cinquante ans est un échec total.
Dans le prolongement de ces travaux, de la proposition de loi défendue au printemps dernier par notre collègue François-Michel Lambert, cosignataire de la présente proposition de loi, et d'une autre que j'ai déposée avec plusieurs signataires du texte qui vous est présenté aujourd'hui, je vous propose de suivre le chemin emprunté ces dernières années par d'autres pays – l'Uruguay, plusieurs États des États‑Unis d'Amérique, le Canada et prochainement l'Allemagne – pour légaliser enfin la production, la distribution, la vente et l'usage du cannabis, sous le contrôle strict de l'État.
Les dégâts dus au trafic de drogue sont à l'origine du présent texte. Ce trafic, qui est à plus de 80 % celui du cannabis, tue. Il tue socialement les populations qui le subissent, notamment dans les quartiers populaires. Il tue les consommateurs qui absorbent un produit de plus en plus toxique. Il tue aussi les « petites mains » de la drogue, quelque 240 000 personnes qui survivent dans des conditions de travail ubérisées, à l'ouvrage jours, nuits et week-ends, sans parler des petits dealers qui connaissent la précarité.
Alors que la France est l'un des pays dont la législation est la plus prohibitive et répressive qui soit en matière de trafic et d'usage, elle est aussi à la première place en Europe pour la consommation de cannabis : 45 % des adultes de 18 à 64 ans ont déjà consommé du cannabis, contre 29 % en moyenne européenne, et l'on dénombre 1 500 000 consommateurs réguliers et 900 000 consommateurs quotidiens. Le risque n'est donc pas de voir la consommation de cannabis exploser dans les années à venir : elle a déjà explosé et reste à un niveau très élevé. Le trafic ne se tarit pas, alors que des moyens humains toujours plus importants sont consacrés à le combattre : on estime que la lutte contre les trafics de stupéfiants équivaut à un million d'heures de travail policier.
Comme pour tous les produits considérés comme stupéfiants, la vente et la consommation de cannabis sont interdites en France. Cette interdiction a été fixée par une loi de 1970, dans un contexte de consommation accrue de drogue et à la suite du décès très médiatisé d'une jeune fille victime d'une overdose d'héroïne au casino de Bandol. Ce texte entendait apporter une réponse harmonisée à la consommation et au trafic de stupéfiants en plaçant le cannabis sur le même plan que des drogues dites dures comme la cocaïne, l'opium et l'héroïne.
Aujourd'hui, le code de la santé publique prévoit que l'usage illicite du cannabis peut être puni, en théorie, d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 3 750 euros d'amende. Depuis le 1er septembre 2020, une amende forfaitaire délictuelle pour usage de stupéfiants d'un montant de 200 euros peut être appliquée directement par les forces de l'ordre. Pour les crimes et délits liés au trafic de stupéfiants, le code pénal prévoit des sanctions pouvant atteindre dix ans d'emprisonnement et 7 500 000 euros d'amende.
Quel est le résultat tangible de cette politique et des dispositifs mis en place par le ministère de l'intérieur depuis quelques mois, avec un discours comparable à celui qu'ont tenus ministres de l'intérieur après ministres de l'intérieur, chacun affirmant qu'avec lui la consommation et le trafic de drogue allaient reculer ? Certes, les prises sont plus importantes mais, comme nous l'expliquait un douanier lors d'une audition, c'est surtout la preuve que le flux ne cesse de croître, et non que les prises le diminuent.
Dans ma circonscription de Seine‑Saint‑Denis, le commissariat de Saint-Ouen a eu plusieurs fois la visite de hauts représentants de l'État, dont MM. Castex et Darmanin, venus annoncer l'octroi de renforts policiers pour la lutte contre un trafic de cannabis très prégnant. Récemment, un point de deal très connu a été l'objet d'un contrôle policier assidu, si bien que le trafic a diminué à cet endroit – et je saisis cette occasion pour rendre hommage aux policiers de Saint-Ouen, qui mènent une action permanente, pratiquement sur ce seul thème, depuis des années. Seulement, ce lieu étant neutralisé, le trafic a explosé ailleurs. Les policiers se sont évidemment déportés vers les autres points de trafic, mais le commerce a alors repris de plus belle au point de deal initialement neutralisé, règlements de comptes à la clef. Autrement dit, comme nous l'expliquait un syndicaliste policier qui, pour des raisons de principe, n'est pourtant pas favorable à la légalisation, les forces de l'ordre ont souvent l'impression de vider l'océan à la cuillère, et l'amende forfaitaire délictuelle n'a rien changé.
En réalité, la situation en France est celle qu'ont connue les États‑Unis lorsqu'ils ont interdit la consommation d'alcool dans les années 1930. La prohibition n'empêchera pas la demande de cannabis, qui s'explique peut-être par l'attirance qu'éprouvent les humains pour les substances psychotropes, licites ou illicites ; en revanche, elle empêche une politique constante et efficace de réduction des risques et des addictions, et de contrôle des usages.
Il faut replacer la consommation de cannabis dans le cadre général de l'usage des produits addictifs pour aborder la deuxième raison d'être de cette proposition de loi : définir une politique de prévention sanitaire plus efficace. Selon le classement établi par la Commission mondiale de politique sur les drogues, le cannabis se situe en sixième position dans la liste des produits les plus létaux, l'alcool et le tabac se classant respectivement en troisième et en deuxième position. S'agissant des produits les plus nocifs, le cannabis est classé en huitième position, alors que l'alcool et le tabac se situent respectivement à la première et à la sixième place. Le cannabis est d'autre part beaucoup moins addictif que les autres substances légales – alcool et tabac – ou illégales – cocaïne et héroïne.
Je n'entends pas, par ces quelques rappels, minimiser la dangerosité du cannabis – il faut simplement constater les faits et regarder les conclusions des analyses scientifiques – mais replacer le débat sur sa légalisation dans le cadre plus large de la régulation des substances psychoactives, politique sur laquelle nous devrions tous nous accorder. Comme l'alcool et le tabac, le cannabis est un produit à risque, et même à très haut risque puisque sa consommation devient de plus en plus dangereuse à mesure que sa teneur en tétrahydrocannabinol (THC) augmente. Comme pour les produits psychoactifs vendus légalement, l'encadrement de la production, de la vente et de la consommation permettrait de réglementer le taux de substance psychoactive et d'élaborer des politiques de prévention. Pourquoi n'en irait-il pas pour le cannabis comme il en va pour l'alcool et le tabac ?
Force est de constater que la prohibition empêche toute politique de ce type. J'ai indiqué tout à l'heure les chiffres relatifs à la consommation globale. Ce n'est pas la consommation modérée de cannabis chez les adultes qui est la plus inquiétante mais celle des jeunes, en particulier des adolescents, les plus vulnérables. On sait que la consommation de THC a des effets particulièrement néfastes sur le développement cérébral des jeunes, chez qui elle peut entraîner des troubles psychiatriques. Que faisons-nous pour éviter ou retarder l'expérimentation du cannabis par nos enfants ? Trop peu. La Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA) a mis en place des programmes d'expérimentation sur les comportements psychosociaux intéressants mais, faute d'être systématiques et globaux, ils ne sont pas à la hauteur des enjeux. Seulement 10 % des quelque 600 millions d'euros dépensés chaque année pour lutter contre le cannabis sont consacrés aux dépenses de santé et de prévention ; tout le reste va à la répression policière et à la réponse judiciaire. Il est anormal que notre pays consacre si peu de moyens à la politique de prévention et de réduction des risques. La légalisation du cannabis permettrait de la développer vraiment, sur le modèle du Canada ou du Portugal.
Le Canada a beaucoup investi dans la formation et la sensibilisation du public ; le Portugal a systématiquement inséré la prévention de la toxicomanie dans les programmes scolaires. Ces politiques fonctionnent : on constate de manière générale que la légalisation du cannabis n'entraîne pas de hausse de la consommation chez les plus jeunes mais tend au contraire à retarder son expérimentation dès lors qu'est instituée une politique de prévention adaptée. Le Portugal montre aussi la voie d'une autre manière : c'est le ministère de la santé qui a la main sur les politiques relatives aux stupéfiants, par le biais du Service d'intervention pour les comportements d'addiction et de dépendance (SICAD), chargé d'assurer une coordination au niveau national mais aussi local. Au Portugal, l'usager n'est pas considéré comme un délinquant mais au pire comme un malade, et des recommandations de traitement lui sont faites, avec des résultats probants en matière de réduction des usages de tous les stupéfiants.
J'observe aussi que la légalisation du cannabis ne provoque pas nécessairement un surcroît de consommation d'autres drogues, contrairement à ce qu'avancent les tenants de la « théorie de l'escalade », souvent entendue. Au contraire, en éloignant les consommateurs de cannabis des dealers susceptibles de leur vendre d'autres stupéfiants, on peut prévenir la consommation de drogues plus dures.
Le texte qui vous est soumis, à l'occasion d'une « niche » parlementaire, se réduit à la question de la légalisation du cannabis mais il s'inscrit dans un cadre plus global incluant une politique ambitieuse en matière de santé et de réinsertion sociale, ainsi qu'un redéploiement des forces de police. Au Québec, en deux ans, le commerce illicite a baissé de 60 % après qu'une police de proximité a été créée et que davantage de moyens ont été donnés aux services d'investigation pour démanteler les trafics.
Je ne saurais conclure sans souligner que notre approche de la légalisation reflète une tendance mondiale – l'Allemagne en est le dernier exemple, et la Suisse suivra dans trois ans – qui nous amènera inévitablement, j'en suis certain, à la dépénalisation et à la légalisation. La question de fond est de savoir sous quelle forme cela se fera. En agissant à temps, en régulant ce commerce sous le contrôle de l'État, nous parviendrons à éviter le développement d'un nouveau marché aussi juteux que dangereux pour la santé, celui du Big Canna, comme on l'a vu aux États‑Unis.
Nous proposons ainsi la légalisation sous un contrôle strict de l'État, dans le cadre d'un monopole de distribution, de licences accordées aux producteurs et aux vendeurs, et de modes d'organisation économique non capitalistiques. Nous pourrions créer une filière française du cannabis s'appuyant, pour la production, sur la filière du chanvre existante et, pour la distribution, sur un réseau de débitants agréés et formés. Cette filière permettrait de reprendre le contrôle sur les produits en circulation, d'avoir une traçabilité, de s'assurer que le cannabis n'est pas coupé avec n'importe quoi, comme c'est le cas aujourd'hui, et de contrôler la teneur en THC, qui a explosé ces dernières années. Ce « commerce » régulé permettrait d'interdire la vente aux mineurs et ne ferait évidemment l'objet d'aucune publicité.
Par ailleurs, la filière du cannabis représenterait une manne financière qui permettrait non seulement de créer des emplois licites mais aussi de financer les dépenses de santé et de prévention des risques que j'ai évoquées, le chiffre d'affaires annuel du commerce illicite du cannabis étant estimé entre 1 et 4 milliards d'euros.
Pour finir, le caractère transpartisan de cette proposition de loi a une explication simple : comme le savent tous les collègues qui ont participé à la mission d'information commune, à partir du moment où vous travaillez sérieusement sur ce sujet avec des addictologues ou des associations de lutte contre les addictions, vous comprenez que la légalisation de la production, de la distribution et de la consommation du cannabis est nécessaire, à condition qu'elle ait lieu sous le contrôle de l'État.