Intervention de Éric Coquerel

Réunion du mercredi 5 janvier 2022 à 9h35
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaÉric Coquerel, rapporteur :

Précisément parce que l'absence d'interdiction a rendu possible une politique de prévention, qui s'est notamment traduite par la « loi Évin », laquelle a permis de réduire la consommation de tabac. Aussi longtemps qu'il y a prohibition, aucune politique rationnelle de contrôle des usages et de réduction des risques, notamment d'addiction, n'est possible, si bien que la prohibition du cannabis conduit finalement au pire marché capitaliste possible : il se développe sans aucune règle, la demande existe de toute manière et l'on est incapable de contrôler ou de réguler quoi que ce soit. Tel est le constat actuel, auquel je vous demande de réfléchir.

Nous ne cherchons ni à banaliser la consommation de cannabis ni à nier sa dangerosité, puisqu'elle est banalisée et dangereuse, mais nous constatons que la prohibition ne l'empêche pas et que, malheureusement, ce qui est absorbé est le cannabis le plus dangereux, consommé de la manière la plus dangereuse.

L'hypothèse selon laquelle la légalisation du cannabis entraînerait la multiplication des autres trafics n'a rien de rationnel et aucune des expérimentations menées dans le monde ne le montre. C'est que le marché est dicté par la demande : à supposer qu'un trafiquant veuille réorienter son activité vers la cocaïne, rien ne dit que les consommateurs suivront. Cela ne se passe pas ainsi dans les faits. L'argument selon lequel en finir avec un trafic entraînerait inévitablement le développement d'un autre est donc faux, croyez‑en les collègues qui ont vraiment travaillé sur le sujet. En revanche, l'inverse est malheureusement vrai : quand existe un point de deal, par définition illicite, de cannabis et que l'on peut y trouver facilement de la cocaïne et d'autres drogues, le transfert vers d'autres stupéfiants peut se faire beaucoup plus facilement que s'il n'y a pas de point de deal du tout.

Pourquoi l'argument du financement de l'État ne serait-il pas recevable ? Le marché noir des cigarettes s'est développé, c'est exact, mais il se trouve aussi qu'en deux ans, au Québec, le commerce illicite a baissé de 60 %. Je puis vous dire que les habitants de ma circonscription en ressentiraient immédiatement les effets bénéfiques ! Nous proposons de développer une police de proximité et de donner davantage de moyens d'investigation aux forces de l'ordre car nous ne nions pas que le trafic continuera, mais il sera considérablement réduit, comme le montrent de manière incontestable les expériences menées à l'étranger. De plus, la légalisation fera revenir à l'État des ressources qui peuvent être largement utilisées pour financer la politique de prévention que M. Perrut appelle de ses vœux.

J'ai parlé du modèle portugais. À titre personnel, je le juge très intéressant en ce qu'il confie au ministère de la santé la direction de la politique de lutte contre les stupéfiants, menée de la manière qui a été décrite : un usager interpellé en possession d'une certaine dose de produit et qui n'est pas un trafiquant passe dans un « centre de dissuasion », où il n'encourt pas de sanction pénale mais où il reçoit une indication sanitaire plus ou moins obligatoire selon sa situation. J'ajoute qu'au Portugal, la consommation de drogues de toutes catégories fond depuis vingt ans ; en particulier, la consommation d'héroïne, qui était le grand problème, a diminué de moitié. Le directeur du SICAD, que nous avons auditionné hier, a expliqué que le Portugal envisage de légaliser le cannabis sous le contrôle de l'État. Cette évolution devrait nous conduire à nous interroger : manifestement, les pouvoirs publics portugais jugent que la légalisation manque à leur politique sanitaire et sécuritaire de lutte contre les addictions. Il n'y a là rien de contradictoire avec le contenu de la proposition de loi.

Comme l'a souligné Bernard Perrut, il existe des modèles différents. Pour moi, celui des États‑Unis n'en est pas un, puisqu'il se résume à laisser faire Big Canna, avec le risque de voir se développer un marché sans aucune règle aux mains de grands groupes, comme il en va pour Big Tobacco. Ces groupes ont pour seule volonté d'augmenter la consommation sans se préoccuper de la qualité du produit. C'est ce qui nous menace, et plus nous tardons à légaliser, plus cette menace s'aggrave. Le modèle retenu dans cette proposition de loi est tout autre. Nous voulons légaliser sous un contrôle strict de l'État, car il ne s'agit évidemment pas de développer la consommation du cannabis mais au contraire de diminuer le trafic et, en réduisant la fréquence de la consommation et la nocivité de la substance, de la rendre moins dangereuse d'un point de vue sanitaire. C'est un choix de société.

À cet égard, l'audition, hier, de Mme Ruth Dreifuss, ancienne présidente de la Confédération helvétique et aujourd'hui présidente d'une commission internationale qui travaille sur les questions liées aux stupéfiants, était riche d'enseignements. La Suisse, nous a‑t‑elle expliqué, avait libéralisé sous la forme américaine le commerce du cannabis il y a quelques années. Mais, parce que, sur ce marché complètement libre, les trafics augmentent, les pouvoirs publics en viennent progressivement, par des expérimentations, à ce que nous proposons : une commercialisation licite sous un contrôle strict, soit par des associations soit par l'État directement. Cette audition était particulièrement intéressante parce qu'elle dessinait bien les choix que nous devrons faire.

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