Intervention de Victor Castanet

Réunion du mercredi 9 février 2022 à 14h35
Commission des affaires sociales

Victor Castanet, auteur de l'ouvrage Les Fossoyeurs :

Si j'ai accepté de venir répondre à vos questions, c'est pour deux raisons principales. D'abord, parce qu'il est essentiel de continuer à rendre compte et à décrypter méthodiquement le système mis en place par le groupe Orpea, leader mondial des EHPAD et cliniques privées, propriétaire de plus de 1 100 établissements à travers le monde : un système de réduction des coûts jusqu'à l'os, dont les conséquences sont directes et destructrices sur la prise en charge de dizaines de milliers de personnes âgées, mais également – il ne faut pas l'oublier – sur les conditions de travail de milliers de collaborateurs du groupe.

Ensuite, il y a urgence à repenser la manière dont notre société traite la prise en charge de nos aînés, des êtres vulnérables et fragiles à qui l'on doit au minimum de veiller au maintien de leur santé.

Je répondrai à chacune de vos questions de la manière la plus rigoureuse et la plus pédagogique possible. Je me tiens face à vous en tant que journaliste : mes propos ne se situent pas du côté de la vérité, mais des faits. Certains faits rapportés dans le livre sont d'une extrême gravité. Je n'ai pas pris à la légère l'écriture de cette enquête et les accusations qu'elle peut comporter. Les faits sont étayés par de nombreux témoignages puisque plus de 250 personnes ont participé à l'investigation et beaucoup d'entre elles ont pris le risque d'assumer leurs propos à visage découvert, et devant la justice si cela s'avérait nécessaire.

Il s'agit notamment de Saïda Boulahyane, ex‑auxiliaire de vie, de Guillaume Gobet, ancien cuisinier, de Laurent Garcia, ex‑cadre de santé, de Carmen Menjivar, ex‑directrice d'établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), de Camille Lamarche, ancienne juriste au sein du service ressources humaines (RH), de Patrick Métais, ancien directeur médical de Clinea, filiale d'hospitalisation privée d'Orpea et membre du comité exécutif, etc. Je salue leur courage et leur détermination à faire changer les choses. Si ce livre a déclenché un débat de société, si, demain, le quotidien de nos aînés s'en trouve amélioré, il faudra les en remercier.

Cette enquête s'appuie également sur des centaines de documents, transmis au cours de mes trois ans de travail. Ma maison d'édition, Fayard, sa directrice, Sophie de Closets, et moi‑même estimons que ce n'est pas mon rôle de vous les remettre lors de cette audition. Mais j'ai fait le choix d'apporter trois séries de documents pour étayer mes propos. Ils sont relatifs au rationnement des produits de santé et à celui des produits d'alimentation, ainsi qu'aux marges arrières sur des produits pourtant financés par l'argent public, c'est‑à‑dire l'argent des Français.

Je répondrai à toutes vos questions, les seules limites étant celles qui s'imposent à tous mes confrères. En tant que journaliste, il ne m'appartient pas de qualifier juridiquement les pratiques dénoncées. En outre, je dois veiller à la protection de mes sources, sans lesquelles aucune investigation ne serait possible. Pour que les choses soient parfaitement claires, mon enquête porte sur un seul groupe, le leader mondial du secteur. Même si j'ai eu connaissance de dérives dans d'autres sociétés, je m'en tiendrai strictement aux pratiques d'Orpea car il ne m'appartient pas de commenter ou de discréditer des groupes sur lesquels je n'ai pas enquêté.

Contrairement à ce que la communication d'Orpea tente de faire croire depuis plusieurs jours, je n'ai jamais mis en cause le travail, le dévouement et le professionnalisme des milliers de collaborateurs du groupe. Les aides‑soignants, les auxiliaires de vie, les infirmiers, les cadres de santé, et tant d'autres, remplissent chaque jour une mission essentielle à notre société – et particulièrement difficile : ils prennent soin de nos mères, de nos pères, de nos grands‑parents dans un environnement de travail continuellement dégradé et, bien souvent, pour des salaires de misère. Les salariés d'Orpea sont tout autant victimes de ce système que les résidents. Ce sont eux, les premiers, qui sont venus m'alerter, et mon enquête s'est déroulée à leurs côtés.

Mon livre dénonce un système qui profite à une infime minorité : certains hauts cadres dirigeants d'Orpea en charge des services achats, RH, développement ou de celui gérant la tarification ; certains membres du conseil d'administration, qui pourraient être informés des pratiques à l'œuvre depuis près de vingt‑cinq ans et, bien évidemment, les membres de la direction générale à l'origine de ce système – Jean-Claude Brdenk, ancien directeur général délégué à l'exploitation, Yves Le Masne, ancien directeur général du groupe, et le fondateur d'Orpea, le docteur Jean‑Claude Marian.

Si le livre rapporte les dérives d'un groupe, il raconte également les défaillances de l'État. Les agences régionales de santé (ARS) ont failli ; elles n'ont pas su, ou pas pu, répondre à leurs missions premières – s'assurer de la bonne utilisation de l'argent public et, surtout, protéger nos aînés. Les inspecteurs des conseils départementaux ont failli, par manque de moyens ou de volonté politique. La direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCCRF) a failli ; elle n'a pas su, ou pas pu, stopper la pratique des marges arrières dans ce secteur.

Sans aucune volonté polémique, je dirais également que la classe politique – les élus, les représentants de la nation, et jusqu'au sommet de l'État – a manqué à sa mission depuis des décennies. Les rapports sont publiés, sans être suivis d'effet. Le vote d'une loi sur le grand âge est repoussé depuis des années. Des familles, des salariés, des journalistes des avocats, des syndicats alertent depuis longtemps. Qui les a écoutés ? Qui les a entendus ?

Depuis deux semaines, un mouvement inédit de libération de la parole s'est déclenché. Je reçois plusieurs centaines de courriels par jour, de familles en détresse et de salariés en souffrance. Je ne suis pas leur porte‑parole. Je tente modestement d'être leur porte‑voix et je vous dis en leur nom qu'il est temps d'agir. C'est une lourde responsabilité que vous décidez d'assumer aujourd'hui. Je vous en remercie.

Suite à la publication de mon enquête, Mme Brigitte Bourguignon, ministre déléguée chargée de l'autonomie auprès du ministre des solidarités et de la santé, a pris des mesures. Elle a notamment lancé deux enquêtes conjointes, menées par l'Inspection générale des finances et l'Inspection générale des affaires sociales, et a annoncé que tous les établissements du groupe Orpea feraient l'objet d'un contrôle des agences régionales de santé.

Malgré la force de ces annonces, certaines personnes m'alertent quant à leur efficacité. Ces derniers jours, des salariés encore au sein du groupe m'indiquent que celui-ci prend des dispositions avant que les contrôles n'aient lieu. Ainsi, des membres du service RH se seraient rendus dans plusieurs résidences pour vérifier que tout est bien en ordre ; des vacataires, employés depuis plusieurs mois, auraient été brutalement remerciés ; des attestations ont été demandées à des salariés et des éléments supprimés des dossiers informatiques ; des consignes claires auraient été transmises à des directeurs d'EHPAD afin qu'ils fassent le ménage dans leur masse salariale.

Les salariés qui m'ont alerté s'inquiètent qu'une fois de plus, le privé démontre sa supériorité sur le public et que l'État, par manque de volonté, par lenteur ou par prudence ne faillisse une nouvelle fois à sa mission, mission qui doit pourtant transcender les clivages politiques et les générations car elle nous concerne tous : celle de protéger nos aînés.

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