Intervention de Victor Castanet

Réunion du mercredi 9 février 2022 à 14h35
Commission des affaires sociales

Victor Castanet, auteur de l'ouvrage Les Fossoyeurs :

Madame Vidal, les 250 personnes qui m'ont aidé viennent de tous horizons. Ce sont d'abord des membres des familles de résidents, mais aussi des salariés issus du personnel soignant – auxiliaires de vie, cadres infirmiers, aides‑soignants. Ils m'ont fait part des dysfonctionnements de terrain, c'est-à-dire des conséquences du système sur eux au quotidien : ils n'ont pas assez de protections pour changer les résidents, pas assez d'aliments pour leur donner correctement à manger, mais ils subissent, constatent, sans être capables de comprendre les raisons des dysfonctionnements.

Ce sont ensuite des cadres dirigeants que j'ai dû rencontrer pour comprendre l'origine de ces dysfonctionnements. C'est d'ailleurs ce qui a fait toute la différence : c'était la première fois que des personnels du siège d'Orpea acceptaient de témoigner – pour certains à visage découvert. Ce fut notamment le cas de Patrick Métais, ancien cadre dirigeant, directeur médical de Clinea, qui a participé concrètement à la mise en place du système. Il a réduit la masse salariale, en supprimant des postes pourtant réglementaires, il a joué sur le système de facturation, il a ajouté des pensionnaires au‑delà de la capacité autorisée, etc.

Après leur départ du groupe, beaucoup de ces cadres dirigeants évoquent un état de choc post‑traumatique, lié à leur participation à un système contraire à leurs valeurs morales et éthiques. Cela a entraîné des psychanalyses chez certains et, surtout, la volonté de témoigner pour que cela ne se reproduise plus. Camille Lamarche, ancienne juriste au sein du service RH, a quant à elle constaté les libertés prises avec le droit du travail, la discrimination syndicale, les licenciements pour faute grave sans motif. Elle a également enregistré les conversations.

Tous ces personnels, cadres dirigeants au service achats, au service RH, dans les services médicaux, ont bien voulu témoigner, mais ils m'ont également transmis des documents qui constituent les preuves des faits que je décris, notamment s'agissant des marges arrières – je dispose de l'ensemble des taux de remise de fin d'année pour tous les fournisseurs du groupe, et ce que cela rapporte chaque année au groupe. Seule une personne interne à l'entreprise pouvait me transmettre ce type de document. Je ne peux donner ni son identité ni son âge car elle a pris des risques et elle a eu peur.

Il a fallu plus de six mois pour vérifier, juridiquement, l'ensemble de mon enquête. Ce travail a été mené par Me Christophe Bigot, un grand avocat, Sophie de Closets, mon éditrice, et par Gérard Davet et Fabrice Lhomme, deux grands journalistes d'investigation.

Nous savions que le livre contenait des révélations et des accusations graves. Il fallait donc pouvoir les prouver avec des documents et des témoignages, et ce d'autant plus qu'il s'agissait d'un groupe pesant quasiment 8 milliards d'euros et capable de comportements brutaux, d'après les témoignages que j'avais obtenus. Dans une telle situation, un éditeur comme Fayard n'agit pas à la légère. Nous prévoyions une riposte. Toutefois, depuis deux semaines que le livre est sorti, ni Fayard ni moi n'avons reçu la moindre plainte en diffamation.

Madame Brenier, je ne voudrais pas porter des accusations trop graves contre les ARS. Le fait est pourtant que, pendant des décennies, la direction générale du groupe s'est sentie toute‑puissante, qu'elle avait le sentiment de jouir d'une impunité totale parce qu'elle connaissait sa supériorité sur le public. C'est ce que m'ont rapporté des cadres dirigeants ayant vu comment se déroulaient les contrôles.

D'abord, ces contrôles sont très peu nombreux car les ARS ne disposent pas de moyens suffisants : elles n'ont pas assez de personnel sur le terrain. Les chiffres qui sont sortis ces derniers jours dans la presse sont explicites. J'ai rencontré plusieurs anciens directeurs d'ARS. Tous m'ont confirmé que leurs moyens n'étaient pas à la hauteur des missions qui leur étaient confiées. Il n'y a pas assez d'inspecteurs. Plusieurs de ces agents m'ont envoyé des courriels en ce sens au cours des derniers jours. Certains m'ont écrit qu'ils avaient suspecté les pratiques que je dévoile mais qu'ils n'avaient pas eu les moyens d'établir leur réalité.

Ensuite, les trois quarts du temps, les inspecteurs des ARS préviennent l'établissement trois semaines ou un mois avant le contrôle. Le groupe prend donc très rapidement des mesures de correction. Une personne témoignant à visage découvert m'a expliqué ce qui se passait juste avant un contrôle. Si le personnel n'était pas assez nombreux, le groupe en faisait venir d'un autre établissement et les plannings des semaines précédentes étaient modifiés. S'il y avait trop de lits occupés, les pensionnaires surnuméraires étaient déplacés le temps du contrôle. « C'était fait avec une facilité déconcertante », m'a‑t‑elle dit.

Enfin, il y a une très grande porosité, dans ce secteur, entre le public et le privé. Un certain nombre d'anciens hauts fonctionnaires ou inspecteurs des ARS ont été embauchés par la suite par Orpea, Korian ou d'autres groupes. Les anciens inspecteurs connaissent parfaitement les mécanismes de contrôle et ont conservé des relations au sein des ARS. Cette porosité interroge à tout le moins.

Je fais référence à une personne en particulier dans le livre, dont ma maison d'édition et moi‑même avons décidé de ne pas divulguer l'identité. Il s'agit d'une ancienne haute fonctionnaire de l'ARS Île‑de‑France, qui, d'après les témoignages de cadres dirigeants de l'entreprise, avait été en contact direct avec des dirigeants d'Orpea pendant des années. Elle leur permettait d'obtenir des informations sur les autorisations d'ouverture d'établissements ainsi que sur les contrôles. Cette personne a démissionné en 2011, me semble‑t‑il – je ne me souviens plus de la date exacte. Trois semaines après, elle devenait l'une des conseillères particulières du directeur de Clinea. Cette porosité entre les ARS et les groupes privés, qui est une certitude, est pour le moins inquiétante.

Je ne fais que rapporter des dizaines de témoignages, y compris de l'intérieur. Or toutes ces personnes m'ont dit qu'il n'y avait pas assez de contrôles, que les établissements en étaient avisés à l'avance et qu'il existait une très grande porosité entre les ARS et le groupe, ce qui avait pour conséquence que celui‑ci n'avait aucune inquiétude s'agissant des contrôles de l'État.

J'ai fait l'objet de plusieurs tentatives d'intimidation de la part du groupe, notamment à travers son ancienne directrice de la communication. Celle‑ci m'a menacé à plusieurs reprises d'un dépôt de plainte. Elle a prétendu que je faisais pression sur certaines sources. J'ai appris aussi que plusieurs hauts fonctionnaires des ARS avaient prévenu le groupe que j'avais tenté de les contacter. Le climat était donc très particulier tout au long de l'enquête. Quand j'allais voir l'administration, notamment les ARS, pour demander un éclairage sur certains documents que j'avais obtenus, j'étais toujours très mal reçu. On ne voulait ni me rencontrer ni discuter des éléments que j'avais en ma possession.

Si j'ai mentionné dans le livre l'épisode des 15 millions d'euros, c'est parce que c'est un fait. La proposition émanait non pas d'un salarié d'Orpea mais d'un intermédiaire, très proche de certains hauts dirigeants du groupe. Après s'être renseigné sur mes révélations et sur l'inquiétude qu'elles pouvaient susciter chez certains dirigeants, il m'a demandé si, moyennant une telle somme, je serais prêt à arrêter mes investigations. J'essaye de ne pas en faire un thème central de ce que je raconte, car l'essentiel, à mes yeux, c'est le système que le groupe a mis en place, un système qui crée nécessairement des situations de maltraitance.

Monsieur Vigier, il y a déjà eu de nombreuses alertes au cours des dernières années. Des familles ont écrit aux ARS et aux inspecteurs des conseils départementaux ; certaines ont porté plainte. Des salariés ont eux aussi fait remonter des alertes. La CGT, la CFDT et FO ont relaté les conditions de travail, les licenciements abusifs ainsi que la discrimination syndicale, avec la création d'Arc‑en‑Ciel, un syndicat « maison ». Toutes ces personnes m'ont dit qu'elles n'avaient pas été écoutées, qu'elles avaient eu l'impression de parler à un mur.

Des avocats m'indiquent que, partout en France, des dossiers bloqués depuis plusieurs années ont été rouverts deux jours après la sortie du livre. Certaines enquêtes préliminaires démarrent enfin, certaines procédures sont engagées sans condition, alors qu'auparavant on demandait aux plaignants une consignation de 15 000 euros. Tant mieux, il faut s'en féliciter – mais il y a quand même de quoi s'interroger.

De la même façon, tout au long de mon enquête, je me suis interrogé sur le fait que l'administration ne m'aide d'aucune façon – c'est le moins que l'on puisse dire –, voire n'apprécie pas mon travail. Certains directeurs travaillant au sein du groupe m'avaient donné copie de documents internes. J'avais besoin également des documents transmis aux autorités de contrôle, pour mettre en évidence des écarts démontrant l'existence d'une double comptabilité s'agissant aussi bien de la masse salariale que des produits de santé. Or j'ai eu beau écrire aux ARS et les appeler, aucune n'a accepté de me fournir ces éléments. On me répondait qu'ils n'étaient pas publics, que cela ne me regardait pas. J'ai saisi la Commission d'accès aux documents administratifs, qui m'a dit la même chose. Je me suis alors tourné vers les conseils départementaux. Certains m'ont dit non. Le conseil départemental de Gironde et celui de la Vienne, quant à eux, ont considéré qu'il était normal de me fournir ces documents, dans la mesure où mon enquête portait sur l'utilisation de l'argent public ; si je trouvais quelque chose, c'était aussi dans leur intérêt, car il s'agissait en partie de leur argent. Si ces conseils départementaux n'avaient pas accepté de m'aider, je n'aurais jamais pu prouver qu'il existait des différences entre les chiffres consignés dans les documents internes et ceux qui étaient transmis aux autorités, car aucune ARS ne m'a permis de le faire. Je me suis inquiété du fait que l'administration soit si peu encline à me soutenir dans cette enquête.

Monsieur Vallaud, comme je le disais, nous n'avons eu aucun contact avec Orpea depuis la parution du livre et nous n'avons pas reçu de plainte.

Vous me demandez ce que je pense de la réaction de l'État – en particulier celle de Mme Bourguignon – et de l'Assemblée nationale. Je suis journaliste ; mon rôle n'est pas de distribuer les bons et les mauvais points. Néanmoins, compte tenu des connaissances que j'ai acquises au cours des trois dernières années grâce aux témoignages des cadres et des dirigeants d'Orpea, je puis dire que, pour l'instant, ce qui est fait n'est pas à la hauteur. Les responsables du système étaient capables, quand ils étaient informés des contrôles, de mettre les choses en ordre en deux ou trois semaines. Or c'est précisément ce qui est en train de se produire une nouvelle fois. Cela fait plus de deux semaines que le livre a été publié ; j'aimerais savoir combien d'établissements du groupe Orpea ont été contrôlés depuis lors en France. Il y en a tout au plus 10 %, et même plutôt 3 % ou 4 %. La Belgique a répondu beaucoup plus vite. L'Allemagne, elle aussi, lance des investigations. En France, l'État ne se rend pas compte que plus il laisse du temps à ce groupe, plus celui‑ci prendra des mesures de correction.

Il est très important que la commission des affaires sociales se saisisse de la question. Malheureusement, si vous ne vous dotez pas d'une commission d'enquête, il n'y aura pas de réponses. Vous n'aurez que ce que je peux vous apporter, mais vous n'obligerez pas les dirigeants à répondre, notamment ceux qui ont mis en place le système. Je veux parler de Jean‑Claude Brdenk, qui, après avoir rejoint le Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées pendant mon enquête, l'a quitté deux jours après la parution du livre pour intégrer le groupe Bastide, qui n'est autre que le principal fournisseur d'Orpea ; d'Yves Le Masne, qui a démissionné le dimanche suivant la parution de l'ouvrage, et du docteur Marian, qui se trouve en Belgique.

J'ai appris que le Sénat avait décidé de créer une commission d'enquête. Malheureusement, elle vise seulement à déterminer si les ARS et les conseils départementaux ont bien fait leur travail. Autrement dit, il ne s'agit que de contrôler le contrôle. Pour l'instant, personne ne contrôle donc ce qui s'est passé à l'intérieur du groupe. Ses dirigeants ne seront pas convoqués et, s'ils le sont, ils n'auront pas l'obligation de répondre. Là encore, il y a de quoi s'interroger.

Madame Firmin Le Bodo, j'ai écouté l'intervention de la directrice générale de l'ARS Île‑de‑France, que vous avez auditionnée ce matin. Il est normal qu'elle défende son institution. Par ailleurs, je ne suis pas là pour condamner cette ARS. Mais un contrôle non inopiné ne sert à rien. Quand vous prévenez un groupe trois semaines à l'avance, toutes les mesures de correction nécessaires peuvent être prises. La directrice générale de l'ARS considère que des contrôles inopinés peuvent brusquer les résidents. Certes, mais si on n'en fait pas, on ne trouvera jamais rien ; c'est aussi simple que cela. Par ailleurs, s'il n'y a pas assez d'inspecteurs, il est impossible de couvrir l'ensemble du territoire – mais la directrice générale de l'ARS n'est pas responsable de cette situation.

En outre, l'État n'a pas compris que des groupes comme Orpea étaient centralisés. Les contrôles sont localisés, ils portent sur tel ou tel établissement, dans tel ou tel département. Or c'est au siège d'Orpea, à Puteaux, que tout se joue. Quand on contrôle un établissement, on ne se rend pas compte des pratiques qui sont à l'œuvre ; ce qu'il faut, c'est contrôler le siège.

Avant, quand les ARS menaient un contrôle, le directeur de l'établissement visité pouvait rendre compte de tout. Désormais, ce n'est plus le cas : il dispose certes de documents internes, mais il ne sait pas exactement combien de postes ont été budgétés par l'ARS et le conseil départemental à travers les conventions tripartites, devenues contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens. Le groupe ne lui donne pas les éléments précis lui permettant de connaître le nombre de postes auxquels il a droit, même s'il est vrai qu'avec un peu d'expérience, un directeur se rend compte du fait que certains postes, censés être financés par de l'argent public, ne lui ont pas été donnés. Même la déclaration de fin d'année, relative notamment à la masse salariale de l'établissement, est envoyée au siège, au service chargé de la tarification, et c'est celui‑ci qui la transmet ensuite aux conseils départementaux et aux ARS, le cas échéant après l'avoir modifiée. Autrement dit, les directeurs ne savent pas exactement ce qui est déclaré. Or les ARS n'ont pas encore compris que tout se jouait au siège.

Vous me demandez ce que je pense de la libération de la parole que l'on constate depuis la parution du livre. Tout au long de ces trois années de travail collectif, nous avons espéré, avec ma maison d'édition et surtout avec toutes les sources, que le livre déclenche un électrochoc. En effet, beaucoup de reportages et d'émissions avaient déjà abordé le sujet, mais aucun n'avait réellement changé le système. Un grand nombre des sources qui ont participé à l'enquête craignaient que le groupe riposte, mais avaient surtout peur de prendre des risques pour rien, si les médias et les responsables politiques ne les écoutaient pas.

Il fallait, pour provoquer un électrochoc, que l'accumulation de témoignages – à tous les postes – et de documents soit implacable. Pendant très longtemps, les reportages ont montré des dysfonctionnements dans certains EHPAD manquant de personnel. On voyait, par exemple, que certaines personnes âgées étaient abandonnées au moment du repas. Ce qui était présenté, c'étaient les conséquences, sans que l'on soit en mesure de dire s'il s'agissait de dysfonctionnements localisés, si c'était le personnel soignant qui avait mal fait son travail, si le problème venait du directeur de l'établissement, si le manque d'argent public était en cause ou si c'était le groupe qui était responsable.

Le livre démontre, en tout cas s'agissant du groupe Orpea, que l'origine du problème ne se trouve pas du côté des actes du personnel soignant ou du manque d'argent public – dès lors que le groupe capte une partie de l'argent public, c'est que celui‑ci ne fait pas défaut : quand on accorde dix postes à un établissement, le groupe n'en pourvoit que huit. Le problème vient du fait que, pendant des années, on a laissé faire les groupes comme celui‑là et qu'ils ont profité des failles de l'État. La vraie question est de savoir comment ils ont utilisé l'argent public. Il y a quelques années, le président du groupe DomusVi a déclaré qu'il y avait assez d'argent public dans le secteur et qu'il faudrait même que les groupes privés paient une redevance sur les autorisations que l'État leur délivrait. En effet, ces autorisations, accordées gratuitement, donnent accès pendant des années à un marché quasiment monopolistique, puisque le taux d'occupation des établissements oscille entre 95 % et 98 %, ainsi qu'à des dotations publiques.

L'ouvrage ne raconte pas des dysfonctionnements, des actes de maltraitance du personnel soignant, pas plus qu'il ne souligne un manque d'argent public ; il explique simplement qu'un groupe a profité des faiblesses de l'État pendant des années et que le système que ce groupe a mis en place, qui consiste en une réduction des coûts extrêmement brutale, a des conséquences directes sur les conditions de travail et sur la qualité de la prise en charge des personnes âgées.

Nous ne nous attendions pas à une telle libération de la parole. Si elle est de cette ampleur, c'est parce que des dizaines voire des centaines de milliers de personnes attendaient ce moment : c'est comme si tout le monde savait et attendait que ces révélations soient faites. Je ne saurais l'expliquer autrement. Tous les jours, je reçois des courriels de familles et de salariés qui n'attendaient que cela. Je suis interpellé dans la rue, aussi bien par des personnes d'un certain âge que par des jeunes. La prise en charge des personnes âgées nous ramène tous à notre propre humanité, et je mesure à quel point cette question concerne tout le monde. C'est comme si l'on se réveillait enfin et qu'on se demandait comment il est possible que la société, depuis le début des années 1990, ait à ce point négligé cette question ou ait fermé les yeux.

En ce qui concerne ma position sur le public et le privé, je vous répondrai que je ne suis qu'un journaliste. Je n'ai pas enquêté sur tous les groupes privés et sur tous les groupes publics ; je ne me permets donc pas d'avoir un avis global. Il peut y avoir des dysfonctionnements dans des EHPAD publics, de la même manière que les choses peuvent se passer très bien dans des EHPAD privés – j'ai eu des échos en ce sens et j'ai constaté moi‑même ce qu'il en était. En revanche, ce qui est sûr, c'est que le système actuel permet que des dysfonctionnements très graves se produisent dans le privé. S'il peut arriver que des établissements publics dysfonctionnent localement, il ne saurait exister un système comme celui qui a été organisé par Orpea pendant plus de vingt ans. Pour cela, il faut un groupe de cinquante, cent ou deux cents établissements, il faut une direction générale menant une politique commune.

À cet égard, je suis parfois gêné quand on mélange, dans certains débats télévisés, des actes de maltraitance individuels, qui continueront malheureusement à exister, et un système mis en place par un groupe au plus haut niveau de responsabilité, un système mûrement réfléchi et très sophistiqué, créant de la maltraitance au quotidien. Je vous donnerai plus de détails si vous m'interrogez sur le rationnement des produits d'alimentation ou des produits de santé et sur les marges arrières – j'ai apporté trois séries de documents à cette fin. Quoi qu'il en soit, je vois donc une grande différence entre le système mis en œuvre dans ce groupe et les événements qui peuvent se produire dans d'autres groupes ou dans le secteur public et qui s'expliquent par un manque de moyens ou relèvent de l'acte isolé.

En outre, je ne me permettrai jamais de condamner le privé en général. Cela dit, il ressort clairement des témoignages que j'ai obtenus, comme de mes propres observations, que la course au profit d'Orpea ainsi que les situations de maltraitance qu'elle engendre s'expliquent par deux raisons principales.

La première est que le groupe est coté en bourse. Orpea a commencé sa course au profit acharnée au tournant des années 2000, et il est coté depuis 2002. Son ancien directeur général, Yves Le Masne, est un contrôleur de gestion. Ce qui l'intéressait avant tout, c'était de pouvoir montrer à ses actionnaires la courbe de croissance la plus régulière possible et, de préférence, un taux de croissance à deux chiffres. Or il n'y a pas de miracle : pour obtenir ce résultat, il faut remplir les établissements au maximum et réduire les coûts. Pour rassurer les actionnaires, pour pouvoir emprunter encore plus d'argent et se développer à l'international, il fallait nécessairement mener des politiques de réduction des coûts de plus en plus drastiques dans les établissements. À cet égard, je me permettrai de raconter une anecdote personnelle. Je n'avais pas d'avis tranché sur le public et le privé mais, après la sortie de l'enquête, ma mère m'a demandé : « Est-ce que tu mettrais ta fille de 3 ans dans une crèche cotée en bourse ? » La réponse est non. Nous savons tous intimement ce qui peut se passer quand une entreprise est cotée en bourse. Le souci de rassurer les actionnaires et de faire monter le cours des actions entraîne nécessairement une course au profit. Le fait que des sociétés prenant en charge des êtres humains vulnérables soient cotées en bourse me pose donc question.

L'autre élément responsable de la forte pression financière et de la politique brutale de réduction des coûts qui en résulte est la dimension immobilière. Même si l'on en a très peu parlé, c'est un enjeu fondamental. En effet, notamment pour les analystes financiers, les EHPAD sont d'abord et avant tout des sociétés immobilières. Quand un groupe veut créer un établissement de ce type, il doit recevoir l'autorisation, qui est gratuite. La construction lui coûte environ 7 millions d'euros. Ensuite, il vend l'établissement chambre par chambre à des personnes souhaitant investir dans l'immobilier à travers le dispositif des locations meublées non professionnelles (LMNP). Cela lui rapporte 10 millions. L'établissement verse alors aux propriétaires des chambres un loyer équivalent à 5 % ou 6 % du prix de vente. Mais certains gestionnaires d'EHPAD, désireux de récupérer du cash immédiatement, vendent l'ensemble des chambres pour 12 ou 13 millions, ce qui renchérit d'autant le loyer pour le directeur. Celui‑ci, pour atteindre les objectifs de profitabilité fixés par le groupe, doit alors réduire encore plus les autres postes de dépenses, ce qui suppose de rationner les patients et de diminuer le personnel. Pendant des années, on a laissé ces groupes monter des opérations immobilières de ce type. À mon avis, les conseils départementaux ne comprennent pas le mécanisme.

Madame Six, j'ai eu à connaître de dérives dans d'autres sociétés qu'Orpea, mais j'ai décidé de me concentrer sur ce groupe parce que c'est de lui que venaient les alertes qui m'étaient adressées et que, d'après les témoignages que j'ai obtenus, c'est l'un de ceux qui a poussé le plus loin la politique de réduction des coûts. En outre, c'est le leader mondial du secteur, de sorte que ses pratiques concernent beaucoup de monde – Orpea gère plus de 100 000 lits dans vingt‑trois pays différents –, et il a longtemps été pris pour modèle par ses concurrents du fait de la croissance très régulière qu'il a connue. Je le répète, je ne me permettrai pas de généralisation sur les mérites respectifs du public et du privé : ce n'est pas mon propos.

Quant aux pistes d'amélioration du système, je suis un journaliste et non un homme politique, mais, selon les témoignages que j'ai recueillis, les deux principales urgences sont les contrôles, absents ou défaillants face à la sophistication des systèmes des groupes privés, et le financement. Le grand public ne sait même pas qu'un groupe comme Orpea, dont le chiffre d'affaires dépasse 1 milliard d'euros par trimestre, reçoit des subventions publiques. L'établissement Les Bords de Seine, qui fait payer les chambres de 7 000 à 12 000 euros par mois, perçoit 1,5 à 2 millions de dotations publiques par an, en tenant compte de celles des conseils départementaux et des ARS. Pour l'ensemble des EHPAD du groupe, ces dotations représentent environ 300 millions par an. Le prix des chambres, les dysfonctionnements survenus, les situations de maltraitance et les systèmes d'optimisation poussent à s'interroger sur cet afflux d'argent public dont le versement n'est pas corrélé à de vrais indicateurs de qualité.

À ce sujet, j'ai été très marqué par le témoignage d'un directeur médical de Clinea qui, en comité exécutif, s'est fait insulter chaque fois qu'il a tenté de rappeler qu'au‑delà de la course au profit, il fallait aussi faire attention aux indicateurs de qualité, que c'était d'êtres humains qu'il s'agissait et non d'un marché comme les autres. « Est‑ce qu'il existe un indicateur de qualité en France ? », lui demandait le directeur général délégué à l'exploitation. « Est‑ce que quelqu'un est capable de me dire si un établissement est de meilleure qualité qu'un autre ? » En effet, il n'existait pas d'indicateur de qualité et il n'en existe toujours pas. Les groupes privés en ont profité, comme de l'argent public et de l'absence de contrôle.

Madame Dubié, depuis la publication du livre, je n'ai eu aucun contact avec Orpea, qui n'a ni cherché à me joindre ni porté plainte.

Pourquoi les familles et les salariés n'ont‑ils pas parlé plus tôt ?

J'ai commencé mon enquête après avoir été alerté par des soignants de l'EHPAD Les Bords de Seine, le plus cher et le plus luxueux du groupe, qui avaient constaté le rationnement des protections – pas plus de trois par jour –, de l'alimentation et des carences en personnel. Je suis allé voir d'autres membres du personnel et des familles qui, tous, ont confirmé ces premiers témoignages. Si cela se passait ainsi dans cet établissement de gamme 3, qu'en était-il donc dans ceux de gamme 2 et 1 ? Je me suis alors rendu compte que l'on retrouvait partout en France le même système de rationnement des produits de santé et d'alimentation et les mêmes problèmes de carence en personnel. C'est à ce moment que j'ai compris que ce fonctionnement était systémique.

Tout au long de l'enquête, j'ai senti que mes sources avaient peur : peur de témoigner, de me donner des documents, de la brutalité du groupe. Cette peur s'explique par des éléments très précis.

La première fois que j'ai rencontré un groupe de directeurs qui voulaient témoigner, j'ai dû les rassurer pendant 20 minutes car ils pensaient que j'étais une taupe d'Orpea venue leur tendre un piège : ils m'ont demandé ma carte de presse, mon contrat d'édition avec Fayard ; je ne comprenais pas leurs soupçons, leur paranoïa. Mais j'ai appris grâce à de nombreux témoignages que le groupe avait instauré au cours des dernières années un système de surveillance de certains salariés, faisant appel à des sociétés de détectives privés pour constituer des dossiers sur les personnes visées. L'Express l'avait d'ailleurs déjà révélé s'agissant notamment de salariés syndiqués, après quoi le groupe avait proposé 4 millions d'euros à la CGT pour étouffer l'affaire.

Le groupe recourait aussi à des « directeurs nettoyeurs » – quand j'ai découvert leur existence, je me suis cru dans un film, mais d'autres témoignages en ont apporté confirmation, en particulier celui d'un ancien directeur qui témoigne sous son nom dans le livre. Quand un directeur d'établissement s'opposait aux consignes de la direction générale et essayait de résister à la politique de rationnement, de réduction des coûts et de diminution du personnel, il était aussitôt exclu du groupe, licencié pour faute grave sans aucun motif. Les « directeurs nettoyeurs » se rendaient sur site, accueillaient le directeur en question à 6 heures du matin sur le parking, lui indiquaient qu'il était licencié pour faute grave, lui donnaient ses affaires, récupéraient et effaçaient dans son ordinateur des dossiers dont il aurait pu se servir pour se défendre, demandaient aux salariés des attestations permettant de l'accuser de tel acte de négligence – quand vous êtes aide‑soignant et qu'on vous demande cela, vous ne voulez pas perdre votre poste, donc vous le faites – et supprimaient des documents compromettants. Parfois, il était fait appel à des sociétés de sécurité privée pour poster un agent dans l'établissement au cas où le directeur aurait eu la mauvaise idée d'y revenir pour récupérer ses dossiers.

Ces méthodes très brutales expliquent que les salariés n'aient pas osé parler auparavant, y compris des directeurs, des personnes très haut placées. Certains me contactent encore pour témoigner ou m'apporter d'autres éléments, mais toujours anonymement, par peur.

Pour les familles, c'était un peu la même chose, comme le montre l'exemple de la famille Dorin : Mme Dorin avait si peur de la puissance du groupe, de devoir faire face à une armada d'avocats – dont Orpea dispose en effet –, qu'elle n'a pas osé porter plainte. D'autres familles l'ont fait, mais leur combat a été très difficile, même si elles ont gagné, parce que le groupe a fait produire des attestations de soignants, d'auxiliaires de vie – faciles à obtenir, je l'ai dit –, prétendant que la plainte n'était motivée que par l'argent, que la famille n'était jamais venue sur place, etc.

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