Intervention de Victor Castanet

Réunion du mercredi 9 février 2022 à 14h35
Commission des affaires sociales

Victor Castanet, auteur de l'ouvrage Les Fossoyeurs :

Monsieur Michels, vous m'avez interrogé sur le rôle que peut jouer le CVS. Plus les représentants des familles sont présents au sein des établissements, plus ils ont de poids face à la direction. Chez Orpea, toutefois, les directeurs de résidence n'ont malheureusement plus de pouvoir. Encore hier, certains d'entre eux m'ont téléphoné pour me demander de l'aide, m'expliquant qu'on les sommait de détruire des dossiers compromettants ou de revérifier leur masse salariale. Le groupe leur fait comprendre que si les ARS découvrent des dysfonctionnements dans leur résidence, il leur en fera porter la responsabilité – c'est d'ailleurs ce qu'il fait déjà depuis des années. La plupart du temps, le groupe échappe aux contrôles ; lorsqu'il y en a, il arrive à les surmonter puisqu'il est prévenu en amont, et si vraiment les inspecteurs du travail constatent des dysfonctionnements au niveau des contrats de travail, du recours aux contrats à durée déterminée ou des licenciements abusifs, il rejette la responsabilité sur le directeur d'EHPAD qui, bien souvent, n'y est pour rien.

Au quotidien, la plupart des directeurs essaient de faire au mieux, mais ils sont pris entre le marteau et l'enclume. Alors qu'ils se battent pour leur personnel et leurs pensionnaires, ils doivent répondre aux exigences brutales d'économies émanant du groupe : si leur établissement ne dégage pas de marges suffisantes pendant deux mois, ils devront quitter Orpea. La plupart d'entre eux n'ont aucune marge de manœuvre sur le budget de leur établissement – ce n'est pas eux qui décident combien dépenser pour les protections ou l'alimentation –, et ils n'ont pas non plus le pouvoir de créer un ou plusieurs postes d'aides‑soignants ou d'auxiliaires de vie. Ils répondent aux consignes de la direction générale ou de la direction régionale, avec lesquelles ils communiquent par le biais d'applications. Si leur niveau de marge n'est pas suffisant, jamais ils ne pourront signer un contrat de travail ou passer une commande excédant les limites fixées.

Progressivement, la physionomie des directeurs d'établissement a radicalement changé. Dans les années 1990, il s'agissait souvent de femmes, d'anciennes infirmières ayant de l'expérience, des notions médicales et connaissant leurs résidents. Elles avaient du poids et géraient elles-mêmes leur masse salariale ainsi que leur budget soins. Aujourd'hui, les directeurs sont plutôt des jeunes de 30 ou 35 ans issus d'écoles de commerce ou de management. Ce sont des gestionnaires, sans grandes connaissances médicales, qui respectent d'abord et avant tout les budgets alloués. De nombreux directeurs de résidence Orpea, passionnés par leur métier, en ont été dégoûtés depuis qu'ils se sont vus privés de toute marge de manœuvre ; ils se considèrent davantage comme des super‑secrétaires que comme de véritables directeurs d'établissement.

Madame Valentin, vous m'avez demandé quel avait été le point de départ de mon enquête. Je ne me suis pas réveillé un matin en me disant que j'allais passer trois ans de ma vie à attaquer une entreprise. Un cadre de santé est venu m'informer des dysfonctionnements dont il avait connaissance, auxquels il avait été confronté dans l'établissement Les Bords de Seine à Neuilly‑sur‑Seine ; j'ai alors interrogé d'autres salariés ainsi que des familles, qui ont confirmé cette première alerte.

Vous m'avez également demandé si j'avais des informations concernant d'autres structures. Il est vrai que j'ai eu connaissance de dérives ou de la mise en place de certaines de ces pratiques ailleurs, mais le sujet est tellement sensible, grave et sérieux que je ne me permettrai pas de parler d'autres groupes, parce que je n'ai pas enquêté pendant trois ans sur ces derniers. Je connais par cœur le fonctionnement d'Orpea, que je suis capable de décrypter ; je ne peux pas en dire autant des autres groupes.

En effet, monsieur Martin, je considère que les élus de la nation, jusqu'au sommet de l'État, ont collectivement manqué à leur mission depuis des décennies. Malgré de nombreuses alertes émanant de journalistes, d'avocats, de familles, de salariés et même d'élus, notamment de députés, ils n'ont pas réussi à adopter une loi relative au grand âge, à imposer un indicateur de qualité, ni à améliorer les contrôles. Je ne vise aucun parti en particulier : il s'agit d'une responsabilité collective, qui concerne aussi le gouvernement français. Mme Bourguignon a annoncé un certain nombre de mesures, mais il faut maintenant que les responsables politiques, jusqu'au plus haut sommet de l'État, soient à la hauteur de l'enjeu et de l'urgence. Chaque jour, le système que je décris peut entraîner des situations de maltraitance grave : il y a donc une vraie urgence à agir et, quand je lis tous les courriers que je reçois, j'ai du mal à être patient et à me contenter d'une loi qui sera votée dans quelques mois ou quelques années. Encore hier, un cuisinier de chez Orpea m'a décrit les politiques de rationnement mises en place au sein de son groupe et les conséquences concrètes qu'elles avaient sur le quotidien des résidents ; cela me fait de la peine pour les personnes âgées qui les subissent. J'espère donc que cette question ne passera pas à la trappe dans les mois ou les années qui viennent.

Vous avez fait allusion à ce que je rapporte, dans mon livre, à propos de Xavier Bertrand. Encore une fois, ces informations proviennent de collaborateurs de haut niveau du groupe Orpea, dont certains ont témoigné à visage découvert. En France, contrairement à d'autres pays européens, on ne peut pas ouvrir un établissement de santé, un EHPAD ou une clinique sans obtenir un agrément de l'État. Dans les années 2000 et 2010, le système mis en place pour obtenir ces autorisations n'était pas parfaitement cadré ; les grands groupes, au premier rang desquels Orpea, avaient compris qu'il fallait d'abord et avant tout avoir un certain nombre de relations au sein des conseils départementaux, des ARS et de l'État. Effectivement, on m'a raconté que les dirigeants d'Orpea entretenaient des liens très proches avec certains hauts fonctionnaires des ARS et Xavier Bertrand. Ce dernier, qui était alors ministre de la santé, a pu intervenir dans des situations de blocage, quand le groupe n'arrivait pas à obtenir les autorisations nécessaires dans différentes régions de France. J'ai posé la question à M. Bertrand, qui m'a confirmé par courriel qu'il avait soutenu des projets du groupe Orpea. Je lui ai alors demandé de quelle manière. A‑t‑il déjeuné avec un dirigeant d'Orpea, qui lui aurait demandé de manière confidentielle et personnelle de lui rendre ce service ? A‑t‑il appelé un directeur d'ARS pour lui demander de débloquer la situation ? A‑t‑il accordé au groupe des financements sur la liste du ministre, qui permet à ce dernier de verser des subventions de manière discrétionnaire ? À ces questions, M. Bertrand n'a pas répondu.

Vous m'avez demandé ce que j'attendais de la publication de ce livre. Je pense que mes sources, les personnes qui ont participé à cette enquête, les salariés et les familles attendent une refonte globale du secteur. Cela passera notamment par un changement des modalités de financement et de contrôle, ainsi que par l'établissement d'indicateurs de qualité. Il y a tant de choses à changer !

Madame Pires Beaune, le système mis en place repose sur un rationnement des produits de santé et de l'alimentation. La direction générale d'Orpea conteste ce fait, mais j'ai apporté un certain nombre de documents pour vous expliquer précisément le mécanisme.

Dans les établissements de gamme 1, où les prix sont compris entre 2 500 et 4 000 euros par mois, le groupe Orpea instaure un coût repas journalier (CRJ) correspondant au budget dont disposent les cuisiniers pour faire manger chaque résident. Les documents que je me suis procurés présentent ces CRJ dans toute la France. Ainsi, dans la résidence Les Mariniers, à Moulins, le CRJ s'élève à 4,05 euros ; il est de 5,50 euros dans la résidence La Chanterelle, au Pré‑Saint‑Gervais, de 4,20 euros dans la résidence Les Bords de l'Oise, à Creil, et de 4,05 euros dans la résidence L'Ermitage, à Saint‑Étienne. Dans 80 % des résidences Orpea, le CRJ est de 4 euros par jour et par personne, ce qui revient à 1 euro par repas – 1 euro pour le petit déjeuner, 1 euro pour le déjeuner, 1 euro pour le goûter, 1 euro pour le dîner –, même lorsque les pensionnaires paient 4 000 euros par mois. En réalité, cela revient même à moins de 1 euro par repas, car des cuisiniers du groupe m'ont expliqué que les 4 euros journaliers devaient aussi inclure les repas du personnel.

Du fait de ces budgets très serrés, les cuisiniers doivent rationner et peser chaque aliment – non seulement ils me l'ont expliqué, mais ils m'ont également remis des documents qui le prouvent. Je vous donnerai quelques exemples particulièrement éloquents. Hier soir encore, un cuisinier m'a raconté qu'au petit déjeuner, ses résidents n'avaient droit qu'à une seule mini‑tablette de 10 grammes de beurre. Cette mini‑tablette ne permet même pas de tartiner les trois biscottes auxquelles ont droit les pensionnaires – une situation qui donne lieu, chaque matin, à des discussions et à des affrontements entre aides‑soignants et cuisiniers. Au déjeuner, il faut choisir entre du fromage et un yaourt : un résident qui paie 3 000 euros par mois et qui a faim n'a pas la possibilité de manger les deux. Au dîner, alors que les cuisiniers reçoivent des steaks hachés standards d'environ 100 grammes, ils n'ont pas le droit de les donner entiers aux pensionnaires, rationnés à 50 grammes : ils doivent donc couper les steaks en deux. De même, le soir, les résidents ne peuvent recevoir plus de 40 grammes de rôti, ce qui correspond à deux bouchées. Tous ces grammages sont confirmés dans des documents que je détiens. On m'a aussi raconté que les cuisiniers n'avaient pas le droit de servir de l'eau gazeuse à leurs pensionnaires – ceux qui en souhaitent doivent présenter une prescription médicale. J'ai sous les yeux un document indiquant que le petit déjeuner ne comprend pas de jus d'orange – il est écrit « yaourt et jus de fruit non compris dans le standard » –, à moins que le résident ne bénéficie d'une ordonnance. Tout cela peut paraître anecdotique, mais cela montre jusqu'où va le système mis en place.

Quand vous rationnez à ce point la nourriture – de mauvaise qualité, puisque le coût ne doit pas dépasser 1 euro par repas – et que vous ajoutez à cela des carences en personnel, vous êtes nécessairement confrontés à des problèmes de dénutrition. Dans de nombreuses résidences du groupe Orpea, et même dans la résidence Les Bords de Seine où les prix vont de 7 000 à 10 000 euros par mois, le taux de dénutrition peut atteindre 75, 80 ou 84 % – là encore, j'ai les documents.

Je vais vous raconter quelque chose que je sais depuis plusieurs mois, dont je ne parle pas dans le livre mais qu'on m'a encore expliqué ces derniers jours : en 2015, pour faire face au rationnement alimentaire, aux carences en personnel et au taux de dénutrition élevé, les cuisiniers d'Orpea ont commencé à utiliser, sur prescription médicale, une poudre hyperprotéinée, Protipulse, remboursée par la sécurité sociale. Un cuisinier m'a même raconté un événement particulièrement choquant, qui l'a fait énormément souffrir : pendant la deuxième vague de covid, en septembre 2020, alors que la plupart des résidents étaient enfermés dans leur chambre et que le personnel n'avait pas le temps de faire manger les personnes âgées, la direction générale a imposé de verser deux boîtes de Protipulse dans la soupe. Celle‑ci se transformait en pâte et sentait l'œuf pourri : c'était immangeable. Si le cuisinier avait fait baisser son budget de Protipulse remboursé par la sécurité sociale, il se serait fait taper sur les doigts. Il a donc pris sur lui de jeter l'une des deux boîtes à l'extérieur de l'établissement pour ne pas avoir à verser son contenu dans la soupe.

Orpea a donc mis en place un système de rationnement complètement dingue. Parce qu'elle doit coûter moins de 1 euro par résident et par jour, la nourriture est rationnée et de mauvaise qualité ; pour compenser ses propres carences, le groupe fait appel à l'argent public, puisqu'il utilise de la poudre hyperprotéinée remboursée par la sécurité sociale. Tous les jours, ce système crée des situations de maltraitance, car la nourriture est l'un des derniers plaisirs dont peuvent jouir les personnes de cet âge. Si on leur donne de la soupe avec de la poudre immangeable, elles arrêtent de manger, et les plateaux repartent en cuisine sans avoir été touchés. Cette situation atteint leur moral et leur santé, si bien qu'elles partent très vite à la dérive. Ce système très poussé d'optimisation des coûts, que m'ont raconté des cuisiniers témoins de la souffrance quotidienne des résidents, a donc des effets directs et très brutaux sur le bien‑être et la santé des personnes âgées.

Vous m'avez interrogé sur le rationnement des protections. Là encore, le groupe Orpea a nié. J'ai ici des documents, et je vais essayer de vous décrire le système de la manière la plus claire possible.

Les conseils départementaux donnent aux établissements des budgets pour les protections en fonction du nombre de résidents, mais aussi de leurs pathologies. Ce sont des budgets relativement serrés. Ce qu'il faut savoir, c'est que jamais aucun établissement du groupe Orpea, même parmi les plus coûteux, ne dépassera ces budgets et paiera de sa poche.

En outre, il existe un système de marges arrières, qu'on peut aussi appeler remises de fin d'année (RFA) ou rétrocommissions. J'ai ici une facture, dont j'ai caché la date pour ne pas mettre en danger ma source, destinée au groupe Hartmann, l'un des plus grands fournisseurs de protections en France. Ce document indique qu'au quatrième trimestre, et seulement sur les protections, la société a réalisé un chiffre d'affaires de 1,76 million d'euros – autant d'argent public donné à Orpea ; il révèle aussi que le taux de rétrocommission est de 28 %, ce qui signifie que le fournisseur a reversé à Orpea 490 000 euros hors taxes – pour un seul trimestre et un seul produit !

Ce système a des incidences directes sur la qualité de la prise en charge. Forcément, si vous récupérez 28 % – quasiment un tiers du budget – vous réduisez vos dépenses d'autant et baissez le nombre de protections. Pour faire en sorte que, malgré tout, cela ne se voie pas sur le terrain, vous rationnez au maximum.

L'ancienne directrice de la résidence La Chêneraie à Bordeaux m'a confié un document, transmis par Hartmann à la direction du groupe. Ce « bilan quantitatif trimestriel » montre que le nombre de changes quotidien par résident était de 2,6 au premier trimestre, de 2,1 au deuxième trimestre, de 2,8 au troisième trimestre et de 2,7 au quatrième trimestre.

Non seulement Orpea rationnait les protections, mais le calcul était effectué au dixième près. Il faut croire que le système était efficace puisque la directrice de l'établissement, comme beaucoup d'autres en France, n'a jamais pu dépasser les trois changes par jour et par personne. Le but était de se rapprocher le plus possible des deux changes quotidiens.

Autre conséquence, il est impossible de donner des protections spécifiques aux résidents présentant des profils hors standard, en surpoids par exemple. Des directeurs d'établissement m'ont confirmé que l'application fournie par Hartmann – qui intègre les critères convenus avec Orpea – ne leur permet de choisir ni la quantité ni le type de protections. Là encore le directeur n'a aucun pouvoir, puisque ce sont les applications mises en place par le siège et les fournisseurs qui décident à sa place. Or le fait de ne pouvoir donner aux résidents des protections adaptées à leur taille ou à leur morphologie engendre nécessairement des situations de maltraitance.

La troisième conséquence, et là encore, ce sont des gens du terrain et des cadres dirigeants de l'entreprise qui me le racontent, c'est que les protections sont de moins bonne qualité.

Les appels d'offres pour les protections que lance Orpea sont de faux appels d'offres, puisque le fournisseur qui les remporte n'est pas celui qui propose les meilleurs produits, mais celui qui concède les marges arrières les plus importantes. Il se trouve que c'est toujours Hartmann. Vous pouvez regarder : Hartmann est le fournisseur d'Orpea depuis vingt ans, il est désormais celui de Korian ; ceux qui pèsent le plus lourd travaillent avec Hartmann. Je précise que les marges arrières ne sont pas une réalité partout : un fournisseur m'a expliqué s'être retiré de l'appel d'offres lorsqu'il a compris qu'on lui demandait une RFA sur de l'argent public, et de nombreux gestionnaires d'EHPAD refusent de mettre en place un tel système.

Pour remporter le marché, Hartmann a dû accepter un taux de RFA plus important, de 28 % ; pour maintenir sa marge de rentabilité, il lui a fallu jouer sur les composants, la qualité du produit absorbant par exemple. Les conséquences ont été presque immédiates : une source, travaillant au siège, m'a raconté que, dans les semaines qui avaient suivi l'appel d'offres, le service achats avait reçu de nombreuses réclamations de directeurs d'établissement qui se plaignaient que les protections étaient de mauvaise qualité.

Ce système financier d'optimisation, de rationnement et de gestion très irrégulière de l'argent public a des effets directs sur le bien-être et la santé des résidents. Ne pas changer suffisamment souvent une personne et lui faire porter des protections de piètre qualité atteint non seulement sa dignité mais aussi sa santé, puisque c'est ainsi que les escarres surviennent.

Ce système, destructeur en vies humaines, est voulu par le siège. Les directeurs d'établissement, désespérés qu'ils sont par le rationnement, font du mieux qu'ils peuvent et utilisent le système D. Mme Carmen Mengivar, qui a bien voulu témoigner sous son nom dans le livre, raconte que lorsqu'elle manquait de protections, elle faisait le tour des autres EHPAD de la ville pour supplier ses homologues de lui en donner quelques‑unes. Deux autres responsables me disent qu'il leur arrivait parfois de prendre sur leurs deniers personnels pour acheter les protections nécessaires.

Le rationnement sur les produits de santé et les produits d'alimentation est clair et documenté ; il a des conséquences directes sur la prise en charge et la santé des personnes âgées. Malheureusement, il est encore d'actualité.

Le système de marges arrières, auquel participent les groupes Hartmann et Bastide depuis quinze ou vingt ans, s'applique aux protections, payées par les conseils départementaux, et aux produits de santé, payés par l'assurance maladie et les ARS.

Mme Peyron m'a demandé si le fait de faire varier la masse salariale était généralisé à tout le territoire. J'ai mis du temps à pouvoir le prouver. Beaucoup de directeurs m'ont expliqué qu'au départ, ils ne comprenaient pas pourquoi il leur manquait un certain nombre de postes par rapport à ce que la convention tripartite prévoyait. Ils n'obtenaient pas de réponse lorsqu'ils interrogeaient les directeurs régionaux, encore moins par écrit. Les plus expérimentés d'entre eux avaient commencé à comprendre qu'il manquait souvent deux ou trois postes, notamment d'aides‑soignants, par rapport au nombre de postes financés.

Des dizaines de directeurs m'ont transmis des documents internes. Il fallait que je puisse les comparer et, pour cela, obtenir l'aide des ARS. Comme je vous l'ai dit, celle‑ci m'a fait défaut. C'est grâce aux conseils départementaux de la Gironde et de la Vienne que j'ai pu vérifier ces documents internes et montrer que le nombre de postes mis en place dans les établissements n'était pas celui qui avait été déclaré aux autorités de contrôle.

C'est un système très sophistiqué et assez opaque. Je suis allé voir les inspecteurs des conseils départementaux pour comprendre pourquoi ils ne le détectaient pas. J'ai réalisé que, malheureusement, ils s'en tiennent aux déclarations que leur envoie le service tarification, au siège, et ne vont pas chercher plus loin. Si on leur dit qu'on a mis en place dix postes d'aides‑soignants, ils ne vont pas vérifier tous les contrats sur le terrain.

C'est un système très réfléchi car Orpea ne triche pas sur 50 % de la masse salariale, mais sur quelques postes, çà et là. Deux postes par établissement, qu'on multiplie par 220 EHPAD, et chaque année, cela fait beaucoup d'argent !

Récemment, un ancien directeur régional m'a indiqué que l'excédent de dotations avoisinait en fin d'année près de 2 millions d'euros. Normalement, cet excédent est conservé pendant un an puis, en fonction des déclarations et des demandes auprès des ARS, reversé. Cela n'a pas été le cas pour sa région.

Dans beaucoup d'établissements de France, l'argent public accordé pour financer le personnel soignant a fait l'objet d'une captation.

M. Perrut m'a demandé si les situations de maltraitance, quand elles existent, sont préméditées. Dans mon livre, je mets de côté les actes malheureux commis par des auxiliaires de vie ou des aides‑soignants – ils existent, mais ce n'est pas mon sujet – pour me concentrer sur les situations de maltraitance qui découlent d'un système organisé au plus haut niveau. Peut‑on parler de préméditation ? Il ne m'appartient pas de répondre à cette question. Mais il est évident qu'un tel système a des conséquences sur le quotidien des personnes âgées.

Ce qui est particulièrement terrible, c'est que ceux qui, à la direction générale, ont mis en place ce système n'en voient pas les conséquences. Yves Le Masne était contrôleur de gestion. Sa matière, ce sont les chiffres, pas les êtres humains. Quand il demandait qu'on ne dépasse pas un CRJ de 4,20 euros, qu'on rationne les protections et qu'on obtienne du fournisseur des marges arrières, c'était pour relever le niveau de marge et satisfaire ainsi ses actionnaires ; il ne voyait pas les effets concrets sur le terrain. Si vous ajoutez à cela l'informatisation et le fait que les décisions ne sont plus prises par les directeurs d'établissement mais par des gens du siège, derrière leurs tableaux Excel, vous comprenez qu'on a affaire à une forme de déshumanisation. C'est ce que raconte mon livre.

Vous m'avez interrogé sur le management du groupe. Pour réaliser un maximum de profits et complaire aux actionnaires, il faut réduire au maximum les coûts, notamment salariaux, et augmenter au maximum la capacité d'accueil.

Il est arrivé – j'ai recueilli plusieurs témoignages en ce sens – qu'on fasse entrer, parfois contre l'avis du médecin coordonnateur, des personnes qui, compte tenu de leur profil psychiatrique, n'avaient pas leur place dans un EHPAD. Mais la pression était trop forte, il fallait un taux d'occupation de 97 ou 98 %, le directeur de l'établissement voulait remplir son objectif de rentabilité et décrocher sa prime – chez Orpea, les primes sont corrélées à des indicateurs de qualité et surtout au chiffre d'affaires, ce qui pousse les responsables à faire des économies et à remplir le plus possible.

Une directrice adjointe m'a expliqué que quasiment 20 % des résidents souffraient de pathologies psychiatriques telles qu'ils n'auraient pas dû être accueillis dans son établissement.

Si on ajoute à cette pratique le manque de personnels et le défaut de surveillance qui en découle, les conséquences peuvent être graves. Des drames, j'en relate certains, sont survenus : des pensionnaires ont agressé, et parfois tué, d'autres résidents.

Pour gagner de l'argent, il faut aussi obtenir des accords collectifs au rabais, contenir les salaires et tenir son personnel pour empêcher toute revendication sur les rémunérations et les conditions de travail. Depuis des années, le service RH d'Orpea fait régner un « management par la peur », qui consiste à discriminer et à sortir les personnes syndiquées, forces potentielles d'opposition.

J'ai des preuves, notamment l'enregistrement d'une conversation réalisé par cette jeune juriste du service RH, ainsi que son témoignage, qui révèle que les dernières élections professionnelles ont été accompagnées de graves irrégularités. Le service RH est intervenu pour que le syndicat maison, Arc‑en‑Ciel, l'emporte. Il n'y a aujourd'hui plus d'instances représentatives d'opposition chez Orpea. Ni la CGT, ni FO, ni la CFDT n'ont de poids. Elles ne peuvent plus alerter, défendre le personnel et se battre pour les conditions de travail, notamment auprès du comité social et économique. Cela a manqué, tout particulièrement lors de la crise sanitaire, lorsqu'on a constaté dans certains établissements un manque de masques ou des pratiques dysfonctionnelles.

Chez Orpea, et dans chaque branche du groupe, tout a été organisé pour aller dans la même direction : une course aux profits, sans limites ni contre‑pouvoirs.

Madame Iborra, j'ai en ma possession des documents qui prouvent l'existence de marges arrières sur les protections et les produits de santé. Il faut savoir qu'Orpea perçoit aussi des rétrocommissions sur les prestations fournies par les laboratoires.

Lorsque le privé est apparu dans ce secteur, dans les années 1990, il n'y avait pas de subventions et la situation était difficile pour un groupe comme Orpea. Tout a changé à partir de 2002, lorsque, par le biais des conventions tripartites, les dotations publiques ont afflué sans qu'il soit demandé de contreparties, comme l'encadrement du prix de journée. Le secteur est alors devenu très rentable. Ensuite, le siège a instauré des marges arrières qui lui ont permis de capter une partie de l'argent public. Pour maximiser encore plus les profits, le groupe a dû trouver de nouvelles ressources : il a alors décidé de taxer les intervenants extérieurs, comme les kinésithérapeutes et les laboratoires qui travaillaient jusque‑là librement, sans lien commercial, dans le cadre d'un accord gagnant‑gagnant. En 2015‑2016, les contrats‑cadres sont apparus, qui ont contraint les laboratoires à proposer des marges arrières. Les petits laboratoires ont disparu, et ce sont de très gros laboratoires, Cerballiance et Unilabs, les seuls à même de consentir d'importantes rétrocommissions, qui ont emporté le morceau.

Un document que j'ai ici montre que, sur une année, Cerballiance-Provence a reversé 280 000 euros, Cerballiance-Côte d'Azur 351 000 euros, Labco Gestion 200 000 euros et Unilabs 771 000 euros. Je rappelle que ces marges arrières sont réalisées sur de l'argent public puisque les analyses sont remboursées.

Madame Chapelier, j'ai indiqué en introduction de mon livre que je n'avais « aucune difficulté avec le fait que de grands groupes privés gagnent de l'argent dans un secteur comme celui de la prise en charge de la dépendance ». Il est vrai que ma position a légèrement évolué. Si je conçois qu'on puisse mener des activités lucratives dans le secteur, je condamne le fait que ces sociétés soient cotées en bourse, car cela produit nécessairement des dérives. Les exigences des actionnaires pour maintenir une courbe la plus régulière possible conduisent forcément le PDG à mettre en place des systèmes fondés sur la réduction et l'optimisation des coûts, avec les effets que l'on sait sur la qualité de vie des pensionnaires et les conditions de travail des salariés.

Les dérives viennent aussi du fait qu'on a accepté que ces groupes s'occupent à la fois de personnes âgées et d'immobilier. C'est pourtant contradictoire. Quand on gagne trop d'argent avec l'immobilier – en vendant très cher les chambres en LMNP –, la charge financière pèse plus lourdement encore sur les directeurs d'établissement, lesquels sont contraints de mener une politique de réduction des coûts. Je ne peux pas juger tout un secteur, mais j'affirme que le fait d'être coté en bourse et de faire de l'immobilier entraîne des situations de maltraitance.

On peut aussi se questionner quand on voit que les dix gestionnaires d'EHPAD figurent dans le classement des cinq cents plus grosses fortunes françaises. Le patrimoine du docteur Marian dépasse le milliard d'euros ; il a été constitué en vingt ou vingt‑cinq ans et à partir de deux sources seulement : les pensions de retraite des Français et les dotations publiques. Cela représente énormément d'argent pour un seul homme.

Je suis surpris par l'ampleur du mouvement de libération de la parole qu'a suscité la parution de mon livre. Je me réjouis que les médias aient pris le relais. Beaucoup accompagnent le mouvement et c'est fondamental : cela donne aux gens qui avaient peur le courage de parler. Des directeurs, encore en poste chez Orpea, veulent que cela change. Ils sont depuis trop longtemps meurtris par les pratiques du groupe ; une directrice m'expliquait hier qu'ils sont beaucoup à vouloir quitter Orpea. Leur directeur régional est allé les voir en leur disant : « Je sais que vous êtes choqués par ces révélations, mais si vous restez, vous ne travaillerez plus pour Orpea, mais pour vos pensionnaires ». Ceux‑là souhaitent une évolution et se demandent si, cette fois, l'État sera à la hauteur et fera en sorte que le management, les pratiques, la direction générale changent.

Des plaintes ont été déposées et plusieurs collectifs s'organisent. Je ne peux pas répondre à tous les courriels que je reçois, mais je sais que des familles et des salariés du groupe, veulent porter plainte, les uns pour maltraitance ou homicide involontaire, les autres pour violences psychologiques.

Madame Corneloup, ce n'est pas mon rôle que de préconiser des mesures ; je pense qu'il faut à la fois plus de contrôle et un système de financement corrélé à des indicateurs de qualité. Vous avez raison, le questionnaire de satisfaction est fondamental. Il faut qu'une autorité puisse contrôler ces établissements, à tout moment et de façon inopinée. Elle doit être indépendante, sans quoi cela ne sera pas efficace.

J'ai répondu à la question de M. Chiche concernant les mesures prises par l'Assemblée nationale et le Gouvernement. Il faut aller vite. Il est fondamental de créer une commission d'enquête parlementaire qui ne se borne pas à vérifier les contrôles menés par les ARS et les conseils départementaux mais qui se penche sur les dérives qui ont pu se produire dans ce groupe, dont je rappelle qu'il est leader mondial. Pour qu'elle soit efficace, son périmètre doit se limiter à Orpea – il y a beaucoup de travail à faire sur ce seul groupe.

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