Intervention de Jean

Réunion du mardi 15 février 2022 à 21h05
Commission des affaires sociales

Jean :

Claude Brdenk. Je n'ai pas rédigé ce « livre » et je ne sais pas ce qu'il contient – récemment, j'ai été occupé à en lire un autre... Je vais néanmoins essayer de répondre.

J'ai bien constaté la chute du cours de vourse d'Orpea. Vos questions portent sur son système qualité. À ce propos, beaucoup de questions de vos collègues partent du principe que la présentation qui est faite dans le livre est la bonne. Or, si certains éléments y sont exacts, je conteste la façon dont la thèse y est soutenue. Je vous en ai donné plusieurs exemples. Je conteste donc formellement qu'il s'agisse de la vérité absolue, comme je l'ai dit en introduction. Le système qualité d'Orpea est certainement perfectible. Si des erreurs ont été commises, il va évidemment falloir les sanctionner puis les corriger. Sur quelle partie ? Laissons les enquêtes se faire, et je pense qu'Orpea saura trouver la réponse, et pas seulement lui : car si la thèse défendue se concentre sur ce groupe, il existe dans le secteur bien d'autres acteurs, privés ou non, et s'il y a des choses à modifier, il faudra le faire pour tout le monde. Il faut en tout cas absolument prendre du recul et attendre les études portant sur d'éventuelles défaillances.

En ce qui concerne l'alimentaire, il a fallu que je me replonge dans les notes que j'avais encore en ma possession quand j'ai quitté l'entreprise. Plusieurs aspects nous interpellaient.

Je vous livre d'abord une donnée de notre direction médicale qui date de 2019, mais porte sur l'année précédente, dans le cadre des rapports médicaux que nous produisons et qui donnent lieu à une synthèse sur le logiciel NETSoins : les résidents entrants étaient à 76 % désorientés et à 62 % dénutris. Ces chiffres résultent du bilan médical effectué la première semaine avec le médecin traitant, ou sous la supervision du médecin coordonnateur, qui peut également prescrire les analyses. Au bout de trois mois – ce sont des données médicales incontestables que les études à venir pourront mettre en évidence –, 65 % des résidents dénutris ont retrouvé un poids normal et une alimentation normalisée. La question des 35 % restants, que je me suis longuement posée, il faudrait la soumettre à un médecin gériatre, car les raisons pour lesquelles ils ne se stabilisent pas sont d'ordre médical.

Je vous l'ai dit, je crois à un lien étroit entre l'alimentation et les soins. Un opérateur ou un directeur d'EHPAD qui consacrerait son énergie aux soins en laissant la restauration de côté irait à l'échec. J'irai même jusqu'à demander – cela fait partie de ce qui m'interpelle dans le livre – quel serait l'intérêt de rationner l'alimentation, pour utiliser les termes de M. Castanet, alors que cela entraîne des problèmes qui débouchent hélas sur des décès, si vraiment, comme il l'affirme, le taux d'occupation est fondamental ? Pour faire simple, si on réduit le nombre de résidents en ne leur donnant pas à manger, on réduit le chiffre d'affaires.

En 2018, une émission télévisée a abordé les problèmes d'alimentation. J'ai alors voulu en avoir le cœur net. Je comprenais les réactions, mais je me demandais de quoi on parlait, quels étaient les volumes engagés.

Orpea, en France, c'était, en 2018, 11 ou 12 millions de journées alimentaires. Ce lexique n'est pas purement industriel : lors d'une audition précédente, l'un de vos collègues, qui avait auparavant géré un établissement, a abordé le CRJ, le coût repas journalier, pour s'étonner qu'on ne le contrôle pas. Près de 55 millions de repas étaient préparés en interne dans le monde au cours de l'année. Le risque le plus élevé, en la matière, ne concerne pas le coût ni le rationnement : ce sont, comme vous l'avez lu dans la presse ces dernières années, les TIAC, selon la terminologie de nos tutelles, c'est‑à‑dire les toxi‑infections alimentaires collectives, des infections généralisées d'un ou plusieurs résidents qui se soldent par leur décès après une hospitalisation. À ma connaissance, sur ces 55 millions de repas par an, des centaines de millions au fil des années, nous n'avons pas connu un seul décès par TIAC. Certains l'attribueront au hasard, mais, pour moi, c'est que les différents contrôles ne devaient pas être si mauvais.

Le CRJ alimentaire était en 2018 de 14,26 euros hors taxes. Il comprend les denrées, les compléments alimentaires, les équipements, la maintenance, le personnel, mais non les loyers. Pour les seules denrées, ce coût de revient était de 4,73 euros hors taxes. Je ne savais pas si ce montant était suffisant ou non. Nous en avions une idée, bien sûr : nous avions des éléments de comparaison, notamment les sociétés qui proposent des prestations alimentaires et les grandes enseignes ; nous savions donc que nous étions dans la norme. Mais je voulais mesurer cette norme par rapport à ce qui était dit dans la presse à cette époque.

Nous avons donc fait une chose relativement simple : nous avons choisi une semaine de menus de la saison hiver, précisément de décembre 2018, et nous avons fait les courses pour un foyer fictif de quatre personnes, soit vingt‑huit journées alimentaires. Nous sommes allés dans deux magasins de type différent : une enseigne classique de la grande distribution, dont je ne donnerai pas le nom, et un hard discounter.

Pour être sûrs que l'on ne nous reproche pas un jour des calculs erronés, nous les avons fait constater par un huissier dans un procès‑verbal. Lorsque j'ai vu les résultats, j'ai été moi‑même très perplexe, et j'ai demandé à refaire les calculs. Dans la grande distribution, le CRJ était de 5,69 euros hors taxes. Chez le hard discounter, qui proposait exactement les mêmes produits, il était de 5,15 euros. Votre collègue député évoquait le montant de 5,20 euros, également hors taxes je suppose ; nous n'en sommes donc pas loin.

Il y a une petite différence, de 9 %, entre le prix chez le hard discounter et le prix moyen de 4,73 euros. Or on parle ici de vingt‑huit journées alimentaires, alors qu'Orpea en faisait 12 millions. Ce sont donc des achats massifs ; ceci explique peut‑être cela. Je pensais très franchement que l'écart serait beaucoup plus important et qu'il y avait une erreur de calcul. Quant à votre collègue député, s'il a retenu un établissement de cent personnes, il a fait un calcul portant sur 36 500 journées alimentaires.

Nous achetions des produits des produits sous vide, de type viande fraîche., assez chers, relevant de la cinquième gamme – ce n'est pas du tout péjoratif, ce sont plutôt des produits haut de gamme. La plupart des chefs qui travaillent dans les établissements en France ont été formés par des écoles, avec des chefs étoilés, qui connaissent parfaitement nos cuisines et notre choix de produits.

Les calculs dont je vous ai fait part montrent que nous n'étions manifestement pas complètement en décalage ; tout cela est même cohérent. Simplement, je le répète, nous faisions 12 millions de journées alimentaires, et il n'y a eu aucune TIAC. Plus on augmente le nombre de clients, plus on diminue la facturation. L'auteur du livre défend une thèse exactement contraire, mais il n'y a pas d'intérêt à rationner la nourriture.

Je vous ai donné les chiffres ; tout cela est constatable par huissier. J'imagine qu'Orpea vous remettra l'ensemble de ces éléments. C'est moi qui les avais demandés, car je voulais savoir où nous en étions, de manière factuelle.

J'en viens aux protections. Il y a là encore une obligation de moyens.

Selon l'aide‑soignante et l'infirmier qui témoignent au début du livre, il y avait dans l'établissement de Neuilly‑sur‑Seine, le plus cher de France, 3 changes – ou produits d'incontinence – par jour. Je rappelle les chiffres communiqués par Orpea : en 2019, 5,4 changes par résident ; en 2020, 4,6 changes. Ces données sont à la disposition des enquêteurs.

Je rappelle que les effectifs de l'établissement de Neuilly sont supérieurs de 40 % à la moyenne nationale. L'infirmier et l'aide‑soignante qui y a travaillé pendant un an et dit ne pas avoir trouvé suffisamment de produits d'incontinence avaient autour d'eux trente‑cinq à quarante personnes de la même équipe.

Il peut toujours arriver que des produits ne soient pas livrés. J'ai été marqué par une grève des camionneurs qui bloquaient les routes ; il y a eu aussi des grèves de raffineries, par exemple en 2019, dans les circonstances que vous connaissez. Je ne voulais pas manquer de produits et j'avais donné comme directive d'avoir toujours un stock supérieur de 50 % à la capacité utilisée normalement. Je ne peux pas vous répondre autrement.

Comme l'a rappelé la directrice générale de l'ARS Île‑de‑France, Orpea compte cinquante‑sept établissements dans la région. Le plus proche de celui de Neuilly‑sur‑Seine est une clinique, qui doit être à quinze minutes à pied de l'autre côté du pont. Si toutefois cette clinique est également, par malchance, en rupture de stock, il y a une caisse dans l'établissement. Celle‑ci devait contenir, à l'époque, 400 ou 450 euros de cash, qui permettait, sur présentation du reçu, de payer les trajets en Uber ou en taxi G7 pour les membres de l'équipe qui n'avaient plus de métro le soir pendant le covid. Les salariés ne sont pas livrés à eux‑mêmes. S'il manquait des produits d'incontinence, on pouvait toujours, dans le pire des cas, en acheter. Quand vous gérez un établissement comme celui de Neuilly, ce n'est pas le sujet. L'obligation de moyens, c'était d'avoir les produits.

Madame Vidal, vous avez parlé de système de pilotage industriel. J'ignore si vous avez repris ces termes de l'ouvrage. Pour ma part, je ne parle pas d'industrialisation, je parle de projet de vie, et je ne pilote pas, contrairement à ce qui est rapporté dans le livre. Je ne pilotais pas les ratios d'aides‑soignantes ou d'infirmiers dans tel ou tel pays. Ce qui compte, c'est ce qui se passe sur le terrain. À l'évidence, on ne peut pas piloter depuis un bureau et un ordinateur, au demi‑poste près pour reprendre un exemple donné dans le livre, le nombre d'aides‑soignantes, d'infirmières ou de médecins, un millier de plannings et une série de conventions dont la forme varie selon le pays ! Humainement et techniquement, c'est impossible.

Il y a des conventions par site ; les plannings sont faits localement, dans les sites, pas dans les sièges. Compte tenu du nombre de contrats, les directeurs disposent d'outils pour les aider, mais ces outils ne permettent pas de consolider ce genre de données. Il n'y a pas de traitement industriel des processus. La seule personne qui peut recruter dans un délai assez bref, c'est le directeur ; ce n'est pas une personne travaillant dans un siège, quel qu'il soit. C'est le directeur qui fait ses plannings, et il a tous les moyens pour les faire. Il peut arriver qu'il y ait des tensions sur un certain nombre de postes, auquel cas on essaie de l'aider. Je vous ai expliqué tout à l'heure ce que nous faisions lorsqu'on n'arrivait pas à recruter des soignants.

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