Intervention de Laura Létourneau

Réunion du mercredi 16 février 2022 à 9h30
Commission des affaires sociales

Laura Létourneau, déléguée ministérielle au numérique en santé :

Je vous remercie pour cette opportunité d'échanger avec vous. Notre propos liminaire visera à vous présenter une vision complète des chantiers passés et à venir sur le numérique en santé. Nous vous proposons une présentation rapide de la feuille de route lancée en avril 2019 et de ses avancées, ainsi qu'un point plus détaillé sur la gestion de crise du covid et ses implications en matière de systèmes d'information. Nous aborderons également le Ségur du numérique, Mon Espace Santé, l'innovation et enfin l'international, en lien avec la présidence française au Conseil de l'Union européenne.

L'histoire a commencé avec le plan « Ma santé 2022 » et le rapport réalisé par Dominique Pon, avec qui je copilote le chantier, et Annelore Coury, de l'assurance maladie. Ce rapport dressait un état des lieux assez déprimant sur le numérique en santé. Il mettait en lumière des logiciels ne communiquant pas entre eux, des professionnels de santé peinant à se coordonner, des ruptures dans les parcours, des logiciels peu interopérables, des problèmes de sécurité. Il montrait enfin que les patients ne sont pas encore suffisamment acteurs de leur santé, car ils n'ont pas accès à leurs données de santé. Le dossier médical partagé (DMP) est malheureusement en grande partie une coquille vide. Au‑delà des données, nous manquons de services numériques qui pourraient être utiles pour mieux prévenir ou faire de la télésurveillance. Ces services ne sont en tout cas pas largement déployés.

Nous nous sommes servis des conclusions de ce rapport pour remonter aux causes et nous avons collectivement lancé une feuille de route, commune à nous tous, acteurs publics qui faisons le numérique en santé, au niveau national comme régional, et à tous les professionnels de santé, aux hôpitaux, aux associations de patients, aux industriels et aux citoyens eux‑mêmes. Cette feuille de route s'ancre dans un cadre de valeurs que nous identifions comme un prérequis au développement du numérique en santé. Nous ne sommes ni la Chine, ni les États‑Unis : nous voulons créer une troisième voie, à la française et idéalement à l'européenne, en développant un numérique en santé éthique, souverain et citoyen. Ce ne sont pas des mots en l'air. Ces idées se traduisent par des actions et des outils concrets.

La feuille de route a été lancée en avril 2019. Elle comporte cinq grandes orientations. La première est une orientation liée à la gouvernance. Les quatre suivantes sont des orientations de fond, représentées par une petite maison. Aujourd'hui, environ 80 % des fondations de cette maison ont été réalisées. La maison représente la doctrine d'État‑plateforme qui nous est chère. Elle consiste à nous demander comment urbaniser les systèmes d'information en santé et comment définir la juste place entre le public et le privé. Pour cela, nous nous inspirons du mode de gouvernance d'une ville, dans laquelle les pouvoirs publics définissent d'abord les règles, comme le code de la route ou le code de l'urbanisme.

Dans le numérique en santé, les règles renvoient aux trois fondations profondes de la maison : l'éthique, la sécurité, l'interopérabilité. Les pouvoirs publics supervisent aussi le développement d'infrastructures clefs, comme les routes, les ponts, le réseau d'égouts. Dans le numérique en santé, cela correspond à nos communs numériques. Ce sont des services qui ne font pas partie des fondations profondes de la maison, mais qui se situent sous le plancher : il s'agit du DMP, de la messagerie sécurisée des professionnels de santé, de l'agenda, de la e‑prescription ou des outils de coordination. Dans une ville, les pouvoirs publics ne construisent pas toutes les maisons individuelles, mais ils s'assurent que ces dernières respectent les règles et se raccordent aux routes, aux ponts ou aux réseaux d'égouts. Ces maisons individuelles ne sont pas réalisées par le public, sauf exception de type HLM, lorsqu'un besoin social n'est pas pris en charge par le secteur privé. Dans le numérique en santé, notre rôle consiste à vérifier que ces services numériques tiers, réalisés par la société civile ou le secteur privé, respectent les règles d'éthique, de sécurité, d'interopérabilité, et qu'ils se raccordent en interface de programmation, avec des ponts logiciels, à nos communs numériques.

Ces fondations représentent la plateforme d'État, puis viennent trois grands types d'outils. Tout d'abord, Mon Espace Santé est pensé pour les citoyens. Pour les professionnels de santé, le bouquet de services professionnels, miroir de l'espace santé, est prévu pour fin 2022. Enfin, le dernier outil est le Health Data Hub, qui n'est pas une plateforme de services numériques, mais une plateforme de données. Les actions relatives à l'innovation sont représentées par les nuages au‑dessus de la maison.

Deux grands programmes de financement ont été débloqués il y a deux ans. Le premier concerne les fondations profondes de la maison. Dans le cadre du Ségur du numérique, 2 milliards d'euros d'investissements de la Commission européenne nous permettent d'accélérer l'implémentation des briques de la maison dans tous les logiciels. Nous souhaitons que les logiciels des pharmaciens, des kinésithérapeutes, des hôpitaux, des médecins intègrent le DMP ainsi que les règles d'éthique, d'interopérabilité et de sécurité. Notre ambition est d'atteindre un partage fluide et sécurisé des informations. Depuis des années, nous faisions face à un échec de la dématérialisation et de la circulation des données de santé. Toutefois, nous souhaitons aller plus loin. Le numérique en santé doit permettre des avancées au‑delà du papier, pour mieux soigner et prévenir. Je fais référence aux nuages au‑dessus de la maison, qui renvoient à l'innovation. Au moins 650 millions d'euros ont été débloqués dans le cadre de France Relance et de la stratégie d'accélération en santé numérique.

Depuis trois ans, nous avançons à marche forcée sur ces chantiers, et nous sortons de terre un grand nombre de serpents de mer, tels que l'identité nationale de santé (INS), le répertoire partagé des professionnels de santé, dans lequel les infirmiers ont enfin été ajoutés, ou encore la messagerie sécurisée pour les citoyens. La mise en place d'une messagerie sécurisée pour 60 millions de Français représentait un réel défi technique. Nous l'avons toutefois relevé, et nous généralisons aujourd'hui cette messagerie. Tous les citoyens pourront l'utiliser pour communiquer avec leurs professionnels de santé.

Nous nous sommes d'abord penchés sur le sujet clef de la gouvernance. Nous visions une meilleure coordination entre la multitude d'acteurs et d'opérateurs de la santé publique et du numérique. Cette coordination est intrinsèquement compliquée. Début 2019, nous avons créé un chef d'orchestre, doté d'un véritable poids politique, rattaché au ministre. J'insiste sur le fait que nous n'avons pas créé une agence supplémentaire, mais transformé la délégation à la stratégie des systèmes d'information de santé, qui appartenait au secrétariat général au sein du ministère, en délégation ministérielle au numérique en santé (DNS), que je copilote avec Dominique Pon. Nous étions deux, et comptons désormais une quarantaine d'agents. Nous sommes rattachés au ministre. Notre rôle est d'établir la vision de la maison et de garantir son implémentation à un rythme très soutenu.

Le bras armé opérationnel de la DNS est l'Agence du numérique en santé (ANS). Je souligne que cette agence a été transformée. Le management a représenté un sujet très important au sein de l'ANS. Nous avons réinternalisé un grand nombre de consultants. Il s'agissait de l'important défi de 2019. Cela a permis une diminution du budget et un pilotage bien plus efficace des projets par la suite. Cette réinternalisation a permis d'opérer d'importants changements ainsi qu'une augmentation du plafond d'emplois. Presque tout le comité de direction a été changé. Mme Prévot et un nouveau président ont été intégrés. Surtout, la culture profonde de ce bras armé de la feuille de route a été modifiée. Cette feuille de route renvoie aux fondations profondes de la maison, tandis que l'assurance maladie travaille davantage sur des sujets touchant à ce qui se trouve sur le plancher de la maison. L'ANS traite plutôt des référentiels socles, des fondations profondes de la maison, alors que l'assurance maladie est liée aux services. Je m'intéresse ici à l'interne. Je n'évoque pas la dynamique régionale, pourtant essentielle. Nous avons intégré les territoires, les agences régionales de santé (ARS) et les groupements régionaux à l'appui du développement de la e‑santé. Il s'agit de groupements d'intérêt public ou de groupements de coopération sanitaire. Il en existe un par région, ce qui représente quasiment cent personnes par région. Ces instances n'étaient pas coordonnées. Nous tâchons de les intégrer à la gouvernance de l'ANS pour mieux travailler ensemble, au niveau national et régional, afin de nous appuyer sur des doctrines communes. Il s'agit réellement de la clef du succès.

Sur l'externe, nous avons créé le Conseil du numérique en santé (CNS). Tous les six mois, depuis mi‑2019, nous invitons des représentants de syndicats, des professionnels de santé, des hôpitaux, des associations de patients pour dresser un bilan public entièrement transparent sur les réalisations des six derniers mois. Dans un second temps, nous donnons de la visibilité sur les travaux des six prochains mois. Il s'agit d'un rendez‑vous essentiel. Il nous permet de respecter nos délais, de prendre de nouveaux engagements tous les six mois et de présenter nos avancements. Toutefois, ce n'est pas lors du CNS que nous construisons l'écosystème. C'est pour cela que des comités ad hoc, que nous réunissons très fréquemment, parfois tous les mois, ont été mis en place. Nous sommes très satisfaits du comité citoyen du numérique en santé, qui a été lancé puis progressivement structuré depuis trois ans. Trente citoyens représentatifs de toutes les catégories socioprofessionnelles ont été tirés au sort pour émettre des recommandations sur des sujets liés au numérique en santé. Ils ont notamment rendu un rapport sur Mon Espace Santé. Nous nous sommes d'ores et déjà engagés à prendre en compte 60 % des recommandations de ce rapport, et nous instruisons les 40 % restants. En effet, certaines de ces recommandations demandent de passer par la loi. Nous en reparlerons donc avec vous. Nous coconstruisons donc l'écosystème avec ce comité citoyen, qui est assez innovant et qui redonne une véritable foi en la démocratie, le comité des professionnels de santé, le comité industriel, le comité de structure, ou encore le comité des territoires.

Outre la feuille de route, nous avons dû traiter des sujets liés à la crise covid, qui a généré une immense charge de travail. Malgré cela, nous nous sommes astreints à respecter les délais annoncés au lancement de la feuille de route en avril 2019, à la semaine près. En effet, nous avions conscience que ce travail de fond permettrait in fine de mieux gérer les crises à venir. Lorsque la crise est arrivée, nous avions développé un tiers des avancements de la feuille de route. Nous avons ressenti une grande frustration. Si nous avions été dotés d'une messagerie sécurisée citoyenne, cette dernière aurait facilité le contact tracing. Si l'INS avait été déployée, il aurait été moins complexe de dédoublonner les cas des laboratoires de première et de deuxième intention. Avec trois années d'avance, la gestion de la crise aurait été plus facile. Néanmoins, j'insiste sur le foisonnement d'énergie, tant en interne qu'en externe, auquel nous avons assisté. Nous prenons aujourd'hui du recul sur les projets que nous avons alors portés. Nous avons par exemple mis en place le système d'information de dépistage (SI‑DEP) en trois semaines, alors que depuis huit ans, nous ne parvenions pas à porter ce projet sur la dengue et le chikungunya. Nous nous sommes inspirés des leviers mis en œuvre sur SI‑DEP et les avons répliqués pour Mon Espace Santé et le Ségur.

Les fondations profondes de la maison n'avaient pas encore été construites. Nous avons ajouté des briques. Dans le cadre de SI‑DEP, en trois semaines, nous avons connecté en temps réel, de manière exhaustive et automatique, les 4 500 laboratoires de biologie médicale, afin d'éviter tout cas de double saisie. Pourquoi y sommes‑nous parvenus ? Nous avons travaillé avec les biologistes et leurs éditeurs de logiciel, comme si nous étions collègues. En outre, nous avons travaillé en direct avec les éditeurs de logiciel, au lieu de passer par les 4 500 biologistes. C'était très efficace. Nous l'avons répliqué dans le droit commun pour Mon Espace Santé, pour connecter non seulement les laboratoires, mais aussi les hôpitaux, les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), les pharmacies, les médecins libéraux, au dossier médical, afin que ce dernier cesse d'être une coquille vide. Cela a représenté un an de négociations avec les juristes de Bercy, le Conseil d'État et d'autres acteurs. C'est un exemple de projet réalisé pendant la crise et répliqué dans le droit commun. Nous avons activé des leviers incitatifs et réglementaires, coercitifs, à destination des professionnels de santé, pour rendre obligatoire l'alimentation de SI‑DEP, ce qui n'était pas le cas jusqu'alors.

Le mur vert de la maison comprend les outils à destination du citoyen. Quelques‑uns sont comparables à des HLM : ils sont réalisés par la puissance publique, comme TousAntiCovid. Nous avons également contribué à faire émerger et à structurer des maisons individuelles, comme Vite Ma Dose, les services de prise de rendez‑vous en ligne en centre de vaccination tels que Doctolib, KelDoc ou Maiia, BriserLaChaine, outil fondamental pour le contact tracing, ou encore Covidliste. Certains services se superposent au mur vert et au mur jaune, car ils bénéficient d'un point d'entrée citoyen, pour prendre le rendez‑vous par exemple, et d'un point d'entrée pour les professionnels de santé, qui se servent aussi de ces outils.

Nous avons sans doute mal communiqué sur ce sujet, mais il s'agissait réellement de la consécration de l'État‑plateforme en lien avec la société civile et pas uniquement avec le privé pendant la crise covid. Des initiatives de la société civile ont montré leur utilité pour aider à la résolution de crise pendant la pandémie. J'ai évoqué BriserLaChaine, Vite Ma Dose, Covidliste. Nous avons réellement joué notre rôle d'État‑plateforme. Non seulement, nous avons mis à disposition de ces acteurs des briques de la maison pour qu'ils travaillent plus vite, comme des données en open data, sans lesquelles CovidTracker n'aurait pu exister, mais aussi Pro Santé Connect. Ce service, qui semble une brique très technique, est l'équivalent sectoriel de France Connect, à destination des professionnels de santé. Il leur permet de s'identifier de façon fiable dans un système d'information et de prouver qu'ils sont pharmaciens, infirmiers ou médecins, afin d'avoir accès à des données. Le fait que Covidliste ait intégré Pro Santé Connect sans avoir à prendre en charge l'enrôlement de tous les professionnels de santé a permis à ses développeurs de gagner deux mois de déploiement et de sécuriser le système d'information.

Des services socles ont également été mis à disposition, ainsi que des experts de l'administration, issus de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), pour rendre ces services conformes au règlement général sur la protection des données (RGPD). Cela garantit une meilleure sécurité de ces services. Ce n'était pas toujours le cas, car ils ont été construits très rapidement par des acteurs de la société civile.

Nous avons également apporté une large contribution à la communication et au passage à l'échelle, en conseillant tel service à destination des ARS ou en demandant au Président de la République de publier un tweet. La puissance publique a enfin joué un rôle dans le financement de ces services, mais il ne s'agissait pas du point central. La mise à disposition d'experts, des briques de l'État‑plateforme, et l'accompagnement global du déploiement représentaient davantage de valeur pour ces acteurs, car il s'agit de sujets chronophages pour des startups en cours de création.

Ainsi, malgré la frustration que nous avons ressentie lors de la crise covid, car ni l'INS ni la messagerie sécurisée citoyenne n'étaient déployées, des briques de la maison ont pu être mises en œuvre beaucoup plus rapidement, car elles ont été tirées en avant par les usages lors de la pandémie.

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