Intervention de Pierre Czernichow

Réunion du jeudi 17 février 2022 à 10h25
Commission des affaires sociales

Pierre Czernichow, président de la Fédération 3977 :

Vous avez manifestement été touchés d'apprendre que, selon des estimations internationales, 95 % des situations de maltraitance sont méconnues. Nous n'avons pas de chiffres pour la France. Pour que ce soit le cas, il faudrait d'abord connaître l'ensemble des signalements et des alertes reçus par la justice, la police, la gendarmerie, les conseils départementaux, les ARS, les établissements, le 3977 et d'autres acteurs. Cela nécessiterait une harmonisation technique des informations recueillies mais aussi une volonté claire de les rapprocher et de surmonter toute une série d'obstacles juridiques relatifs au partage d'informations. Il faudrait ensuite disposer d'une estimation de la réalité des maltraitances. Certains pays développés y sont parvenus en organisant des enquêtes portant sur des échantillons représentatifs de la population, généralement les ménages, parce qu'il faut utiliser une autre méthodologie pour analyser spécifiquement ce qui arrive aux résidents des établissements. Jusqu'à présent, de telles enquêtes n'ont pas eu lieu en France. Nous proposerons dès demain matin – nous avons un rendez‑vous à la direction générale de la santé – d'aller dans cette direction. En l'absence de vision d'ensemble de la réalité, on a du mal à croire que les politiques publiques puissent être efficaces.

Pourquoi, si les estimations sont exactes, la réalité est‑elle à ce point méconnue ? Les victimes de situations de maltraitance, en particulier lorsqu'elles sont âgées, se plaignent très rarement, parce qu'elles ont souvent un lien – un lien affectif, un lien entre patient et professionnel ou parfois un lien d'influence – avec la ou les personnes en cause. Les proches, lorsqu'ils constatent une situation de maltraitance, notamment à domicile, ne sont pas très à l'aise face aux fréquentes implications familiales, qui sont considérées comme des questions d'ordre privé qu'on ne se voit pas trop exposer sur la place publique. Les professionnels qui interviennent à domicile ou dans les établissements sont en difficulté : leur rôle à l'égard de ces situations de maltraitance, dont le cadre va souvent au‑delà de telle ou telle prestation ou pratique professionnelle, ne leur paraît pas clair, et ils peuvent s'exposer à un risque, notamment sur le plan de la sécurité de l'emploi. Nous avons de multiples témoignages de professionnels ayant fait un signalement et dont le contrat n'a pas été renouvelé. Quant aux responsables d'établissement, l'existence de maltraitances et, plus encore, les rumeurs sont une catastrophe pour l'image de l'établissement : ils n'abordent donc pas facilement de telles questions. Nous sommes en contact avec beaucoup d'entre eux, sur le terrain, et nous sommes frappés par le discours dominant, qui consiste à dire qu'ils savent que la maltraitance existe et qu'ils sont pour la promotion de la bientraitance.

Mme Casagrande a remis un rapport sur la bientraitance dans le cadre de l'Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico‑sociaux. On peut dire, en substance, que la bientraitance correspond à une forme d'apprentissage professionnel visant à permettre de répondre exactement aux besoins individuels de chaque personne dont on a la charge – c'est du travail à façon. Nous sommes, bien sûr, absolument convaincus que c'est un aspect majeur de la formation des professionnels qui interviennent auprès des personnes vulnérables, en particulier très âgées, mais à partir du moment où l'on considère que des maltraitances peuvent résulter de mécanismes institutionnels, les professionnels les mieux formés du monde, s'ils sont confrontés à des problèmes d'effectifs, d'organisation et de conditions de travail ou de management, ne pourront pas éviter les maltraitances.

Il faut se servir de ses deux mains : on doit, effectivement, promouvoir la bientraitance dans la formation des professionnels, encourager les efforts en la matière – Mme Vidal a parlé tout à l'heure de la démarche qualité, qui va dans ce sens – mais il faut également avoir, sur le terrain, un dispositif de veille quotidienne, impliquant les professionnels, pour observer ce qui se passe, analyser, discuter, comprendre et rechercher des solutions locales. Quand une situation de maltraitance remonte au niveau central, dans une ARS ou un conseil départemental, c'est le signe d'un échec : la situation n'a pas été identifiée sur le terrain, parfois pour de bonnes raisons, parce que cela dépassait les capacités d'analyse de l'établissement ou les réponses qu'il pouvait apporter.

La répartition des faits de maltraitance entre le domicile et les EHPAD correspond à la répartition de la population âgée : trois quarts des personnes vivent chez elles et un quart dans des établissements divers, y compris des résidences services, mais cela dépend beaucoup de l'âge. Au‑delà de 90 ans, la moitié de la population réside dans des établissements, contre 10 ou 15 % des plus de 75 ans. Cependant, comme nous ne voyons que 5 % de la réalité, et probablement de manière déformée, nous sommes très méfiants. Y a‑t‑il plus de maltraitance ici que là ? Nous ne sommes pas en mesure de présenter des conclusions solides, et il vaut donc mieux se taire.

J'en viens à la question des suites données. Lorsqu'ils mettent à plat une situation, nos centres commencent par interroger l'établissement en cause, car c'est là que se trouve la réponse. Quand nous n'arrivons pas à avancer, nous sollicitons d'autres acteurs, les conseils départementaux ou les ARS, mais la première démarche est de se tourner vers le responsable de l'établissement. L'écoute dont les ARS font preuve est diverse. Certaines sont très organisées et ont un référent accessible, au sujet duquel nous savons que si nous lui transmettons un dossier, des suites seront données rapidement.

Nos centres, qui analysent les situations et donnent des suites aux dossiers, sont constitués de bénévoles. C'est formidable en soi, mais la légitimité des bénévoles est quand même faible. Quand une association de bénévoles transmet un dossier à une autorité, qu'il s'agisse de l'ARS, du conseil départemental ou de la justice, il ne faut pas croire qu'on l'informe de ce qui se passe ensuite. On ne sait pas, en particulier, si la situation en question cesse ou non. Cela peut paraître normal, puisqu'il s'agit de bénévoles, mais en réalité, c'est plus que frustrant. Tant que nous n'avons pas de visibilité sur ce que deviennent les situations de maltraitance pour lesquelles nous avons sollicité telle ou telle institution, nous sommes incapables de dire ce qui marche et ce qui ne marche pas. Pour juger de l'efficacité de notre action, ce qui fait partie de nos préoccupations, nous avons besoin de visibilité.

L'ARS n'est pas l'interlocuteur unique. Une des difficultés, notamment pour les familles confrontées à des situations de maltraitance, est de savoir auprès de qui on doit se plaindre. Nous leur disons toujours de commencer par aller voir le cadre de santé, l'infirmière ou le directeur. Si cela ne marche pas, la question peut intéresser directement la justice, selon la nature des faits, s'ils sont graves et relèvent de sanctions pénales, l'ARS, surtout s'il s'agit des soins, ou le conseil départemental, si cela concerne la réponse à la situation de dépendance de la personne ou les conditions d'hébergement.

Du fait de la multiplicité des portes possibles et, il faut le reconnaître, d'un certain cloisonnement des institutions, les parcours sont complexes, obscurs. Nous aurions besoin, mais je ne vous apprends rien, d'un dispositif de coordination, tant du côté des alertes qui affluent que des réponses à apporter. Quelques expérimentations ont été menées ici ou là, notamment au sein de comités départementaux de recueil des informations préoccupantes, en 2014, mais il faudrait faire un bilan pour savoir ce qui fonctionne ou, au contraire, ce qui bloque.

Si nous ne sommes pas connus, c'est parce que nous ne sommes pas bons : nous avons besoin de nous améliorer, de nous faire connaître. Un affichage dans les lieux publics, notamment les établissements médico‑sociaux, c'est précisément la première demande que nous formulerons demain matin. Nous avons besoin d'améliorer notre diffusion, y compris par notre site internet.

Il a été question tout à l'heure de communication, mais il faut aussi parler de formation. Sans formation, en effet, on ne peut pas imaginer que les professionnels puissent agir avec efficacité, qu'il s'agisse de la prévention des situations de maltraitance ou des suites à donner en cas de problème. Pour changer la culture, il faut de la formation, initiale et continue.

La situation que nous constatons tous ne pourra pas faire l'objet d'une réponse ponctuelle. On doit agir sur de multiples facteurs, comme la formation, mais aussi la recherche sur les maltraitances, qui est à peu près inexistante en France, alors que nous avons besoin de savoir ce qui marche et ce qui ne marche pas. Il faut améliorer nos connaissances et détecter les problèmes, pour agir avant que les situations ne prennent un tour dramatique. Il y a toujours un début, la maltraitance ne surgit pas d'un seul coup. Le repérage précoce est un enjeu majeur pour les familles, les aidants et les professionnels qui interviennent à domicile. Quand on voit que quelqu'un n'est pas comme d'habitude, c'est un signe très important. Il faut également renforcer les suites données aux alertes. La réponse doit être politique et multiforme, sur des années – on ne réglera pas le problème en quinze jours. Nous plaidons, en somme, pour un véritable plan d'action contre les maltraitances.

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