Intervention de Sarah Saldmann

Réunion du jeudi 17 février 2022 à 11h45
Commission des affaires sociales

Sarah Saldmann :

Je suis à la fois honorée et émue d'être auditionnée par votre commission sur ce sujet si douloureux. Depuis le mois de mars 2020, j'ai reçu plusieurs centaines de signalement des familles, déplorant la manière dont leurs parents étaient traités dans les établissements des groupes Orpea et Korian, et de façon plus minoritaire, du groupe DomusVi. Face à de tels témoignages, il est impossible, croyez‑moi, de rester de marbre.

Avant d'évoquer l'aspect judiciaire, je souhaite vous faire part des faits portés à ma connaissance. Les familles que je représente, dont certaines ont témoigné publiquement à mes côtés, rapportent des situations d'une gravité sans précédent. Ces cas ne semblent pas être des situations isolées. Les faits sont précis et concordants, appuyés par des éléments probatoires tels que des certificats médicaux, des photographies, des enregistrements et des témoignages.

Les exemples concrets, dont j'ai la preuve, les voici : des hommes et des femmes laissés dans leur lit souillé pendant des heures, attendant qu'on vienne les secourir ; des hommes et des femmes qui patientent parfois des journées entières dans des conditions d'hygiène déplorable ; des hommes et des femmes qui mendient pour pouvoir sortir de leur chambre, ne serait‑ce que le temps d'une promenade ; des hommes et des femmes rationnés, laissés seuls devant une assiette qu'ils ne peuvent atteindre, méconnaissables à force de perdre du poids.

Je pense à toutes ces personnes qui ont sonné pendant des heures, qui ont fait signe en vain à l'infirmière qui passait par là. Peut‑on imaginer la force de leur souffrance morale et physique ? Je pense aussi à ce parent, atteint par la maladie d'Alzheimer, à qui l'on assène : « Mais vous ne vous rappelez pas de moi ? ». Je pense encore à ces pères, ces mères, tutoyés et méprisés par des personnels surmenés.

Je pourrais aussi évoquer l'odeur nauséabonde de la détresse, les cafards parfois, l'odeur tenace d'urine, résultat d'une incontinence que l'on feint d'ignorer, le manque d'hygiène, de soins, et les douches trop rares.

Comment ne pas parler de cette personne que je représente, qui a trouvé un autre résident installé dans le même lit que son père, en raison – lui a‑t‑on dit – d'un manque de place ? Comment ne pas évoquer cette personne gisant dans une mare de sang – je détiens la photographie –, celles, nombreuses, maintenues dans des positions portant atteinte à leur intimité et à leur intégrité ou encore celles chez qui une fracture, ou un accident vasculaire cérébral, a été découverte plusieurs semaines après leur survenue sans que jamais les familles n'en aient été informées ?

Dans les témoignages, la déshydratation revient fréquemment et de façon concordante. On ne peut pourtant pas refuser un verre d'eau, même à un ennemi ! « “Donne‑lui tout de même à boire”, dit mon père ». Depuis le poème de Victor Hugo, le temps a passé, les progrès sont nombreux et pourtant les drames de la fin de vie demeurent.

Je souhaite attirer votre attention sur la culpabilité qui étreint les victimes et leurs familles, victimes par ricochet. J'ai senti le profond malaise de ceux qui ont placé leurs êtres chers dans des conditions si difficiles. Personne ne met son père ou sa mère de gaieté de cœur dans ce type d'établissement, c'est à chaque fois un déchirement. Souhaitant que les choses se passent au mieux, ils avaient choisi de lui offrir le meilleur, un « EHPAD de luxe ». Certaines des familles que je représente ont dû vendre leurs biens immobiliers, ont contracté des crédits pour pouvoir payer une chambre dans l'un de ces établissements ; elles sont aujourd'hui surendettées.

Alors bien sûr, en découvrant l'envers du décor, certains me disent : pourquoi les familles n'ont‑elles rien fait avant ? Si elles n'ont pas agi, c'est parce qu'elles étaient esseulées, parfois endeuillées ; elles n'avaient pas les ressources émotionnelles suffisantes pour affronter des groupes aussi imposants qu'Orpea et Korian.

Je souhaite aussi évoquer la situation des soignants, à qui j'apporte tout mon soutien – ils sont les victimes collatérales de ce drame. Ils sont nombreux à m'écrire, souvent de façon anonyme ; ils refusent de donner une quelconque information permettant de les identifier ou concernant l'établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) dans lequel ils travaillent mais écrivent : « Voici mon témoignage, faites‑en ce que vous voulez ».

Leurs témoignages, nombreux et concordants, expriment une pression hiérarchique certaine : « Je suis seule pour gérer un étage entier, je ne suis pas assez formée ». La plupart sont des femmes, des mères courageuses qui élèvent seules leurs enfants et sont poussées, par manque de moyens, à commettre des actes contraires à leur morale.

Je veux aussi évoquer la peur des témoins. Ils sont nombreux à mentionner des procédés d'intimidation, notamment la menace de représailles. J'attire particulièrement l'attention de la commission à ce sujet car cela me semble être un point capital.

Les agissements dont les familles me font part sont, à mon sens, parfaitement étayés. Les chefs d'accusation, qui seront appréciés au cas par cas – les plaintes étant, je le rappelle, individuelles –, sont les suivants : homicide involontaire, mise en danger de la vie d'autrui, non‑assistance à personne en danger.

Nous ne sommes pas ici dans un tribunal et ce sera à la justice d'apprécier si les allégations portées à sa connaissance sont fondées. Je souhaite néanmoins vous expliquer pourquoi et comment j'ai décidé de lancer des procédures contre les groupes Orpea et Korian.

Lorsque, en mars 2020, plusieurs familles que j'accompagnais en tant qu'avocate m'ont saisie pour dénoncer les mauvais traitements dont leurs parents étaient victimes au sein des EHPAD du groupe Orpea, leur souhait n'était pas de porter plainte, mais de gérer l'urgence et de trouver une alternative. Certaines ont déposé des mains courantes, rédigé des courriers, mais aucune action pénale n'a été enclenchée. Cela tient à deux raisons : les familles pouvaient penser être des cas isolés ; elles n'avaient pas les ressources émotionnelles suffisantes, étant pour la plupart en deuil.

Deux ans plus tard, la publication du livre Les Fossoyeurs leur a fait l'effet d'une bombe. Elles sont alors revenues vers moi, avec une même attente : mettre fin à l'omerta et à l'impunité. Ces familles ont besoin d'une action à la hauteur de leur colère. Ma préoccupation première est d'éviter que les plaintes ne s'éparpillent, que les affaires ne soient l'une après l'autre étouffées et que le groupe Orpea ne s'en sorte.

L'union faisant la force, je leur ai proposé de lancer une « action collective » en déposant toutes les plaintes, le même jour – chacune d'entre elles demeurant individuelle. Dès que j'ai annoncé le lancement de cette action, les courriels et les appels ont afflué par centaines à mon cabinet. Je ne cesse de recevoir de nouveaux témoignages et des demandes de représentation.

L'ampleur du phénomène est telle que je me trouve confrontée à des familles déterminées à aller jusqu'au bout. Beaucoup d'entre elles me disent agir par devoir filial, que c'est « le combat de leur vie ».

Bien que l'action collective concerne nominativement le groupe Orpea, des dizaines d'appels dénoncent des maltraitances survenues dans les EHPAD du groupe Korian. Comme il est impossible juridiquement de mêler les plaintes contre les deux groupes, j'ai proposé aux familles de lancer une seconde action collective, selon un calendrier différent.

Je vous le dis en toute transparence : jamais je n'aurais imaginé recevoir autant de courriers et d'appels de familles, souvent en pleurs. J'avais décidé initialement de lancer la première action collective au mois de mars, la seconde au mois d'avril. Compte tenu du très grand nombre de demandes et du fait que chaque dossier doit être étudié avec la plus grande minutie, et les témoignages, aussi poignants soient‑ils, étayés par des preuves, ces délais seront reportés de quelques semaines.

Je ne peux pas vous donner le nombre exact de plaintes qui seront déposées. Mais je peux vous dire que j'ai reçu environ six cents signalements contre le groupe Orpea, cinq cents contre le groupe Korian et trente‑neuf contre le groupe DomusVi. Ces chiffres tiennent compte des témoignages de personnes souhaitant porter plainte ainsi que des témoignages anonymes.

Le deuxième temps de l'affaire s'ouvre : celui de l'ouvrage judiciaire, notamment de la défense. Soyez assurés que je m'y attelle avec la plus grande méthode et la plus grande détermination.

C'est un tableau bien sombre que je viens de dresser, mais il n'est que le reflet de la réalité. Une réalité terrible que nous n'avons eu de cesse, ces dernières années, d'ignorer, de balayer, d'oublier. Il nous revient désormais, collectivement, de regarder dans les yeux nos aînés et de prendre enfin nos responsabilités.

La création d'une commission d'enquête est un signal fort envoyé aux victimes, aux familles de victimes et aux groupes Orpea et Korian.

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