Intervention de Fabien Arakelian

Réunion du jeudi 17 février 2022 à 11h45
Commission des affaires sociales

Fabien Arakelian :

Je vous remercie pour votre invitation ; je pense cependant que les familles que je représente auraient préféré recevoir l'« invitation » des enquêteurs et des magistrats instructeurs – ce sera ma première observation, tirée de l'expérience des procédures que nous avons engagées. Pour rebondir sur votre question initiale, madame la présidente, c'est au procureur de la République qu'il faut demander pourquoi les plaintes sont classées sans suite. Mais je vous expliquerai comment la défense, après un classement sans suite, peut déposer une plainte avec constitution de partie civile.

J'ai noté que vos auditions portent sur la situation dans les établissements du groupe Orpea, mais mon propos sera beaucoup plus large. Depuis le premier confinement, j'ai été saisi d'un certain nombre de dossiers. Si le covid a été une porte d'entrée, on s'aperçoit que la pandémie a fait l'effet d'un révélateur sur des dysfonctionnements déjà existants. Et parler de dysfonctionnements peut être un euphémisme puisque je considère que certains faits constituent des infractions pénales.

À ce jour, mon cabinet dénombre une cinquantaine de dépôts de plainte – je pourrais en traiter beaucoup plus, mais ce ne serait pas sérieux, un travail de filtre est nécessaire –, une vingtaine d'ouvertures d'enquête préliminaire et une dizaine d'ouvertures d'information judiciaire, dans toute la France. Certains procureurs ont décidé d'ouvrir des enquêtes préliminaires, d'autres des informations judiciaires. À l'heure où je vous parle, il n'y a pas le début d'une mise en examen. Le pénaliste que je suis est particulièrement surpris – et c'est encore un euphémisme – par le traitement procédural de ces dossiers. La lenteur de la justice, que nous connaissons tous, est ici exacerbée : les enquêtes piétinent, c'est peu de le dire. Il a fallu que cet ouvrage paraisse pour que, d'un coup, les esprits se réveillent et qu'on se rende compte qu'il se jouait peut‑être, en effet, un petit scandale de santé publique au sein de ces EHPAD !

Pour illustrer le parcours judiciaire des familles et de l'avocat qui les accompagne, je vous donnerai des exemples de procédures diligentées au sein du cabinet. La plupart sont des procédures pénales, mais il arrive qu'on diligente des procédures civiles. Dans ce cas, la première question est de savoir qui assigner. Or nous nous rendons compte, en examinant ces groupes particulièrement bien organisés, combien la réponse est difficile. Ainsi, nous avons voulu diligenter une action civile pour engager la responsabilité délictuelle d'un EHPAD, à la suite d'un défaut de surveillance plus que caractérisé. Je me suis rendu compte, à la lecture de l'extrait Kbis que j'avais demandé, que la dénomination sociale n'était pas Korian – l'enseigne de l'établissement –, mais la société Medotels, qui gère vingt‑sept établissements du groupe. Bien sûr, ils en ont le droit, mais un avocat à l'esprit mal placé pourra en déduire que des sociétés servent d'écran pour que Korian n'apparaisse pas... Juridiquement parlant, c'est une première difficulté.

En matière pénale, nous faisons face à une autre difficulté, plus problématique encore, qui concerne l'accès aux juges. À nouveau, je vous donnerai un exemple très concret. Les premières plaintes que mon cabinet a déposées concernent l'établissement Korian de Mougins. Je précise que les plaintes que je dépose au pénal sont toujours contre X car j'estime qu'au‑delà de la responsabilité des groupes et des établissements, celle des agences régionales de santé (ARS) peut se poser, dans la mesure où, bien qu'alertées sur des situations catastrophiques, elles se sont souvent montrées passives – pour ne pas dire plus.

L'EHPAD de Mougins a marqué l'actualité puisque, lors de la première vague, plus du tiers de ses résidents sont décédés en quelques semaines. La mairie s'est constituée partie civile – le maire est gériatre de profession – et la sous‑préfète de Grasse a dénoncé certains comportements. Nous avons, pour notre part, déposé une plainte classique devant le procureur de la République, lequel a ouvert une enquête préliminaire. Mais au bout d'un an, mes clients n'avaient pas encore été entendus – simplement entendus – par les services enquêteurs. J'ai donc décidé de « siffler la fin de la récréation » en déposant une plainte avec constitution de partie civile.

La plainte avec constitution de partie civile permet d'avoir affaire à un juge d'instruction, impartial et indépendant. La loi prévoit, pour éviter les plaintes abusives ou dilatoires, que le plaignant verse une consignation, dont le montant est fixé par le doyen des juges d'instruction. Je pensais que ce montant était fonction des revenus des plaignants. Or les familles se sont vu demander de verser 5 500 euros, 7 200 euros et jusqu'à 9 800 euros. De sorte qu'aujourd'hui, alors même que le juge n'a pas encore examiné le dossier, nous sommes en train de faire appel des ordonnances qui fixent le montant des consignations – le parquet général d'Aix‑en‑Provence est bien évidemment d'accord avec la défense et demande que le montant soit ramené à de plus justes proportions.

Si je vous parle de cela, c'est que ce sont des phénomènes que je n'avais jamais vus jusqu'alors. Je ne défends pas des familles particulièrement aisées : demander 9 800 euros de consignation à un plaignant, c'est lui dire, de manière indirecte, qu'il ne pourra pas saisir le juge... D'ailleurs, sur les cinq familles que je défendais, deux ont abandonné. De fait, elles se trouvent privées de l'accès à un juge indépendant et impartial. Je suis avocat depuis plus de vingt ans et ce que je vois dans ces dossiers me trouble, m'interroge et m'interpelle.

Les plaintes concernent quasi‑exclusivement des groupes privés – Orpea, Korian et DomusVi –, ce qui doit interroger. Je resterai très terre à terre pour en décrire le contenu. Certains détails sont abjects : une personne que je défends a appris le décès de son père par un SMS de l'entreprise de pompes funèbres lui demandant la carte nationale d'identité du défunt. Sans avoir rien de pénal, c'est assez symptomatique des récits que nous entendons depuis deux ans.

On a beaucoup parlé de l'établissement Orpea de Neuilly‑sur‑Seine, dont les tarifs peuvent aller jusqu'à 12 000 euros par mois. Nous défendons une femme dont la mère y résidait. Alors que nous avions déposé une plainte le 12 novembre 2020, le parquet de Nanterre a décidé d'ouvrir une enquête préliminaire le 28 janvier 2022, soit deux jours après la parution des Fossoyeurs – comme c'est curieux ! Sans porter atteinte au secret de l'enquête, je vous dirai que la fiche d'observation médicale de la brigade des sapeurs‑pompiers indique que la personne a été retrouvée inconsciente vers 9 heures 45 après une atteinte cardiovasculaire, qu'elle n'avait pas été vue la veille, aucun personnel soignant ne s'étant rendu dans sa chambre entre 10 heures 30 et 18 heures 30. Pour parler concrètement, cette personne est décédée, dans ses excréments et ses urines. Désolé de le dire ainsi, mais voilà les sujets dont on parle, et qui sont le quotidien de mon cabinet. Cela recouvre des infractions pénales, homicide involontaire, non‑assistance à personne en danger et mise en danger de la vie d'autrui.

Passons à Korian – il y en aura pour tout le monde – et à son établissement de Clamart, l'EHPAD Bel Air. Dans ce dossier, de multiples courriers ont été adressés à l'ARS : nous attendons encore les réponses ; une information judiciaire est en cours, nous attendons toujours les premières mises en examen – si le juge d'instruction m'entend, ce sera avec plaisir ! Les petits‑enfants que je défends se sont trouvés dans l'obligation de faire venir le médecin de famille pour qu'il constate l'état particulièrement désastreux dans lequel se trouvait leur grand‑mère. Celui‑ci attestera, dans le cadre de la procédure, qu'il n'a pas vu trace de visites médicales récentes ni d'informations actualisées sur l'état de santé de cette personne.

Allons à Belfort, maintenant, à l'EHPAD Résidence La Rosemontoise, un établissement qui a aussi fait beaucoup parler de lui. Ce qui est extraordinaire, c'est qu'il a été placé sous administration provisoire... Cela signifie que l'État a considéré qu'il n'était plus possible que cet établissement continue de fonctionner ! Je défends la famille d'une aide‑soignante, décédée à l'âge de 53 ans, en raison de règles d'hygiène et de sécurité défaillantes – le mot est faible. Ce dossier contient une multitude de rapports évoquant un « management des ressources humaines particulièrement inadapté, voire dangereux, pour la prise en charge des résidents », une « sécurité aléatoire de l'EHPAD, avec parfois des mises en danger des résidents » – une infraction pénale –, « des conditions d'accueil non conformes aux règles sanitaires et d'encadrement ». Des aides‑soignants ont quant à eux indiqué que « la prise en charge des résidents tels que nous devons la faire, avec respect, n'est plus possible ».

Cette plainte a été déposée il y a plus d'un an et demi, une information judiciaire a été ouverte. Peut‑être n'y a‑t‑il plus d'électricité à Belfort ? Mes clients n'ont toujours pas été auditionnés en qualité de partie civile et il n'y a pas le début d'une mise en examen ! Cela me soulage de vous le dire : je ne comprends tout simplement pas.

Si vous voulez l'exemple de ce qu'il ne faut pas faire, il faut aller aux Lilas, voir l'EHPAD d'Orpea. Le dossier commence en 2019 – le covid, qui offre aux groupes une façon commode de se défendre, a bon dos –, avec des constats de délaissement, de maltraitance, d'abandon, de carence de soins. L'ARS a été alertée. Réponse d'Orpea : « Une nouvelle sensibilisation de nos collaborateurs est effectivement nécessaire. » J'y vois quasiment un aveu judiciaire.

Dernier exemple, tout aussi révélateur parce qu'il permet de parler du rôle de l'ARS. Il s'agit de l'EHPAD Résidence Amaraggi, un établissement médico‑social qui accueille des personnes dépendantes, notamment atteintes de la maladie d'Alzheimer. La structure est associative. Nous avons réussi à obtenir l'ouverture d'une enquête préliminaire – je vais commencer à les encadrer. Là encore, les constats sont affligeants. En décembre 2018, un rapport de l'ARS fait état de « l'instabilité des équipes soignantes », de « l'insuffisance de personnel soignant », du « recours trop important à un nombre de vacataires », de « la dispersion des informations médicales relatives aux résidents entre différents supports ne permettant pas une prise en charge optimale des résidents », de « l'absence de traçabilité de la formation des personnels soignants », de « l'absence de plan d'action sur la prise en charge médicamenteuse et de système documentaire complet actualisé relatif au circuit du médicament » – ce qui signifie, en clair, que des personnes n'ont pas eu les bons médicaments –, de « l'absence de quantité suffisante de flacons de solution hydro‑alcoolique mis à disposition, malgré l'existence d'un protocole friction hydro‑alcoolique des mains ». Tout cela figurait dans le rapport de l'ARS, dès 2018 ; l'administration était au courant : chronique d'un désastre annoncé ! Là encore, dans ce dossier, il n'y a pas le début d'une mise en examen ni d'une audition.

Je pourrais vous parler des heures de ces dossiers, tant ce que nous constatons chaque jour est hallucinant. C'est vous qui faites la loi. En ce qui me concerne, je peux seulement vous demander de réfléchir à certaines choses.

Il faudrait, de mon point de vue, que ces dossiers soient confiés à des services d'enquête spécialisés, et non, comme c'est souvent le cas, au commissariat du coin qui, soit dit en passant, n'a souvent même pas de papier dans son imprimante... Je ne reviens pas sur l'état de la justice et sur le manque de moyens des magistrats et des greffiers, mais c'est du même ordre... Confions ces dossiers à des services d'enquête spécialisés et centralisons les plaintes dans des pôles de santé publique, avec des magistrats instructeurs qui ont l'habitude de ce type de dossier, pourquoi pas des cosaisines, et des greffiers en nombre. La loi pourrait par ailleurs renforcer sensiblement les contrôles de ces établissements qui, pardonnez‑moi de le rappeler, vivent de l'argent public qui leur est gracieusement distribué – c'est quand même le problème.

Peut‑être que je m'éloigne un peu de mon rôle d'avocat, mais ce que je note chaque jour, quand je reçois des plaintes, c'est que ces dysfonctionnements, qui sont en réalité des infractions pénales, sont constatés principalement dans des établissements privés. La santé doit‑elle être confiée à des groupes du CAC40 – et je ne parle pas seulement de la santé de nos aînés ? Je ne fais pas de politique, je suis auxiliaire de justice, mais je pense qu'il faut se poser la question.

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