Si j'ai lancé une action collective contre le groupe Orpea, avant de le faire contre le groupe Korian, c'est tout simplement parce que les premières familles qui se sont adressées à moi avaient un parent dans un établissement du groupe Orpea – surtout dans celui de Neuilly‑sur‑Seine, mais aussi à Boulogne‑Billancourt. Peu à peu, le bouche‑à‑oreille a fonctionné, mais il se concentrait sur Orpea. À cette époque, je n'avais aucune raison de me pencher sur le groupe Korian.
Je trouve qu'il est très culpabilisant de demander aux familles pourquoi elles n'ont rien fait. C'est comme lorsqu'on reproche aux femmes battues de n'avoir rien dit : ce n'est pas acceptable. Il faut savoir que des personnes m'écrivent en me disant que leur mère est chez Orpea, mais qu'elles ne vont pas porter plainte, parce qu'elles n'ont pas d'autre solution et qu'elles craignent des représailles. Tout le monde ne dispose pas d'un appartement et des moyens d'embaucher trois personnes vingt‑quatre heures sur vingt‑quatre pour s'occuper de son parent.
La position des familles vis‑à‑vis des soignants est très variable. Certaines personnes ne supportent pas qu'un soignant parle mal à leur parent ; d'autres se disent qu'il est seul pour gérer un étage, qu'il est dépassé et qu'il ne peut pas faire autrement.
On me demande pourquoi je ne défends pas les soignants. Il faut être un peu cohérent : je ne peux pas à la fois mettre en cause des soignants et les défendre. Les soignants sont souvent mal rémunérés. Je reçois beaucoup de courriers de femmes seules : elles me disent qu'on leur a bien fait sentir que si elles quittent leur emploi, elles ne retrouveront pas de travail. La pression qu'elles subissent est impressionnante.
J'ai moi‑même l'impression de subir des pressions de la part de ces groupes. Je reçois toutes sortes de messages : offres de garde du corps privé et demandes de stages farfelues ; courriers dans lesquels on me dit de faire attention à moi ; propositions de trier mes courriers relatifs aux affaires Orpea et Korian ; lettres anonymes écrites à la main, où l'on me conseille d'arrêter tout, parce que ce n'est pas prudent. On me dit que je suis trop jeune, que je vais me faire bouffer. Quand je vois tout cela, je comprends que les familles aient peur ! Et s'ils se permettent de se comporter comme ça avec moi, qui suis avocate, imaginez ce qu'ils font aux soignants !
On me demande pourquoi les soignants ne font rien, mais que voulez‑vous qu'ils fassent ? On leur dit qu'ils ont une armée d'avocats en face d'eux, que s'ils font quoi ce que soit, ils perdront leur travail, et que ça ne s'arrêtera pas là. Les soignants doivent nourrir leur famille, alors ils se taisent : je ne les en blâme pas. Et s'ils sont maltraitants malgré eux, je ne leur jette pas la pierre.
Je veux bien entendre que le livre de Victor Castanet ait fait l'effet d'une bombe pour le grand public, mais il y avait eu d'autres signaux auparavant. Pour n'en citer que deux, je pense à un reportage d'Élise Lucet pour l'émission « Envoyé spécial », diffusé en 2018, qui était tout à fait éclairant et bien mené, ou au livre d'Élise Richard, Cessons de maltraiter nos vieux, qui a paru aux éditions du Rocher. Nous avons eu beaucoup de signaux d'alerte, mais je note que rien n'a été fait depuis 2018.
Je vous prie de m'excuser : j'ai parlé de « commission d'enquête » et j'ai compris que je n'avais pas employé les bons termes. Ce n'est pas à moi de vous dire s'il faut en créer une : je suis avocate et mon rôle est de faire avancer la justice.
Il faudra beaucoup de temps pour obtenir des décisions de justice. Qu'attendent les familles qui s'adressent à moi ? On ne fera pas revenir leurs parents. La plupart d'entre elles ne demandent pas d'argent, parfois seulement un euro symbolique. Elles ne sont pas pressées, mais elles veulent que justice soit faite, pour leur proche, mais aussi et surtout pour les autres. Leur engagement est d'ordre moral. S'agissant des plaintes laissées sans suite, je laisserai mon confrère vous répondre.
Il faut davantage de contrôles, mais il faut surtout qu'ils soient inopinés : s'il y en a un tous les huit ans et que les établissements sont prévenus à l'avance, je n'appelle pas cela un contrôle, mais une visite de courtoisie.
Je suis avocate, mais nous ne sommes pas au tribunal et je n'ai pas à me prononcer sur les propos que Mme Sophie Boissard a tenus hier. Ce qui est certain, c'est qu'il ne faut en aucun cas culpabiliser les victimes.