Intervention de Camille Colnat

Réunion du mardi 22 février 2022 à 17h10
Commission des affaires sociales

Camille Colnat, ancien directeur d'établissement du groupe Orpea :

« Dis papa, là où tu travaillais, il est arrivé la même chose aux personnes âgées que ce qu'ils disent à la télévision ? ». Ces mots sont ceux de mon fils, mais aussi de mes parents, de mes amis, de mes étudiants, de mes collègues. Tous veulent comprendre comment une telle prise en charge des personnes âgées a pu exister.

Je m'apprête à relater des faits constatés dans le cadre de ma fonction de directeur d'un EHPAD du groupe Orpea, après des expériences professionnelles en qualité d'aide‑soignant, d'infirmier, d'encadrant de proximité puis de directeur qualité risque au siège d'un groupe de soins. J'ai exercé dans les secteurs associatifs, public et privé.

En rejoignant la résidence Sainte‑Anne, située sur le territoire où je vivais, j'ai découvert Orpea et son système. J'ai pris la décision d'en démissionner avant d'être abîmé par un conflit permanent et insoluble entre mes valeurs et les objectifs ainsi que les méthodes imposés, entre une obligation contractuelle de performance ainsi que d'excellence et l'absence des moyens requis pour s'y conformer.

L'EHPAD est un lieu d'accueil de personnes riches de leur parcours de vie et de leurs différences. C'est un lieu de vie où l'on prend soin d'eux. Le travail réalisé par les professionnels y est, dans la très grande majorité des cas, remarquable. Chaque jour, avec les moyens dont ils disposent, ils accompagnent nos aînés dans l'avancée en âge, en les aidant à maintenir leurs capacités. Je sais d'expérience combien la mobilisation des directeurs sur le terrain, en proximité des salariés et des résidents, est l'une des clés de voûte de la bientraitance. Je tiens à saluer leur professionnalisme, alors qu'ils assument une responsabilité pénale sans les outils ni les soutiens qui la justifient et la permettent.

Par‑delà toute analyse juste de l'existant, il est indispensable de faire œuvre de pédagogie, d'authenticité et de transparence au profit des personnes âgées et de leurs familles, ainsi que des professionnels, des institutions et des pouvoirs publics, et de la société dans son ensemble. Tel sera le fil conducteur de mon propos. Mon témoignage ne surprendra pas mon ancienne hiérarchie, que je n'ai eu de cesse d'aviser.

D'après le Larousse, un système est « un ensemble de procédés, de pratiques organisées, destinés à assurer une fonction définie ». À la lecture de cette définition, je me suis étonné d'entendre les dirigeants d'Orpea affirmer en audition qu'il n'existait aucun système chez Orpea. Quelle organisation de cette taille pourrait s'exonérer de procédés et de pratiques organisées pour atteindre ses objectifs et réaliser sa vocation ainsi que ses ambitions ?

Le premier système, dit de qualité, occupe plusieurs classeurs de procédures, élaborées unilatéralement au siège et s'imposant au directeur ainsi qu'à ses équipes. Les lire toutes m'a pris plusieurs jours. J'ai interrogé les référents qualité régionaux santé successifs sur des contenus qui m'intriguaient, notamment le plan bleu applicable en cas de crise ; je n'ai jamais obtenu de réponse. Que peut faire un directeur d'établissement auquel on a fait signer une conduite à tenir précisant que le directeur régional, après validation du directeur d'exploitation du groupe, est chargé de l'information des autorités en cas d'événements indésirables ? Une autre procédure prévoit que le directeur d'établissement signale les faits de maltraitance aux autorités. Cette injonction paradoxale permettait d'être conforme lors des contrôles.

Chez Orpea, il y a les écrits réglementaires et la réalité du système interne, qui s'impose à vous. Je me suis ému, la première année, lors d'une réunion mensuelle des directeurs, que l'on nous enjoigne à organiser le remplissage des enquêtes de satisfaction avec les résidents ou à leur place. Pendant cette période, un indicateur des retours reçus était suivi et chaque directeur devait s'en expliquer.

S'il est légitime de diriger un EHPAD en ayant à cœur les préoccupations économiques nécessaires, cela peut devenir foireux si les moyens dédiés sont prioritairement employés à financer une démarche où le profit guide les choix stratégiques. Et qu'en dire lorsque ce système devient tentaculaire ? Lorsqu'Orpea est devenu actionnaire d'une solution de télémédecine, on nous a demandé de la vendre aux médecins traitants et aux services hospitaliers du secteur.

Lorsque vous arrivez chez Orpea, le système commercial doit être intégré rapidement. Chaque directeur est immédiatement conditionné pour vendre la résidence, grâce à l'utilisation de nombreux outils, inspirés pour la plupart des secteurs les plus mercantiles. Cela commence par un circuit de visite, qu'il doit faire valider par la hiérarchie. Il veillera, par exemple, à montrer la seule chambre de la résidence entièrement rénovée. Une immersion dans un autre établissement précède toujours la prise de fonction et la divulgation des informations clés de l'établissement à diriger. À cette occasion, j'ai découvert que les salariés ou des stagiaires devaient visiter les établissements concurrents, les noter et tenir à jour un document transmis au siège.

Le personnel administratif doit relancer des prospects, inscrits dans un fichier. Tout retard dans cette tâche doit être justifié. À mon arrivée, cette tâche occupait plus de 40 % d'un poste de secrétariat de la résidence. L'objectif est d'être actif pour des prospects : agence de mise en relation rétribuée plus de 1 000 euros par résident admis, admissibilité à valider en quelques heures par un médecin coordonnateur (MEDEC) de la résidence, parfois sur dossier, sans connaissance de la structure.

L'efficacité de ce système était vérifiée par des appels mystères. J'ai le douloureux souvenir d'un tel appel, tandis que la résidence était en proie au covid‑19 et à de nombreux décès de résidents. L'appel avait été organisé et réalisé par des professionnels de la direction régionale. La détresse de la salariée ayant reçu l'appel m'a fait réagir. On m'a répondu que je n'avais nulle justification à solliciter. La réunion de région mensuelle suivante révéla que tous les établissements de la région avaient fait l'objet d'enquêtes par ce biais. Le taux d'occupation (TO) étant en baisse, des actions devaient être menées, à la demande du siège, afin de vérifier les éléments de langage employés par les agents d'accueil.

Ce TO quotidien a été mon cauchemar. Il devait être renseigné chaque matin avant dix heures, sous peine d'un rappel à l'ordre à dix heures une. Des tableaux prévisionnels du TO indiquaient, pour la quinzaine à venir, le nombre de résidents susceptibles de mourir. Tout écart avec les prévisions devait être justifié.

Le souci de limitation des coûts à tous niveaux est paroxystique. L'adoption de dispositions pour y parvenir est efficace. Elle permet de dégager rapidement des bénéfices. Le directeur reçoit ainsi les primes prévues. Je suis venu ce jour muni du document intitulé « Système de primes à destination des directeurs d'établissements ». Le directeur doit augmenter chaque année le bénéfice net d'exploitation de la résidence de 4 % à 9 % en seuil plateau, grâce notamment à des économies du même ordre.

Par exemple, il peut réaliser une économie directe en profitant de la convergence tarifaire pour faire un transfert de charge d'un poste d'auxiliaire de vie (AV) vers un poste d'aide-soignant (AS), en inscrivant la salariée concernée en validation des acquis de l'expérience (VAE) chez Domea. En cas de remplacement, il est demandé de réduire le temps de présence des remplaçants, qui peuvent être amenés à arriver une demi‑heure plus tard, ou à partir une demi‑heure plus tôt. Cela permet de réaliser de substantielles économies, tout en montrant aux autorités et aux familles des plannings où les professionnels sont remplacés.

La mécanique d'Orpea est au service de la moindre économie. Elle impose à chaque directeur d'établissement de justifier mensuellement, lors de l'élaboration du planning, les dépenses prévisionnelles qui seront validées et scrupuleusement respectées. La directrice régionale a indiqué à maintes reprises, en réunion mensuelle, que son n +1 lui demandait de maîtriser la masse salariale des établissements de la région, ce qui l'amènerait à refuser certains remplacements. Toute embauche en CDD était soumise à validation régionale. Toute embauche en CDI était soumise à validation nationale.

Si elle ne respectait pas ses prévisions en matière de coût‑repas journalier, de gestion de la masse salariale ou de taux d'occupation, la résidence apparaissait dans le « Flop 10 mensuel » en comité exécutif (COMEX), puis en réunion de région, en présence des directeurs des établissements de la région. Humiliante, cette pratique soumet le directeur à un plan de correction immédiat et à un suivi rapproché pendant plusieurs mois.

Comment ai‑je résisté à une telle mécanique ? Certainement grâce au sourire des résidents et aux encouragements d'une équipe consciente que mes efforts faisaient bouger les lignes, même si tout était toujours sujet à bataille, et elles furent nombreuses avec le siège. A titre d'illustration, lorsque j'ai constaté que l'eau pétillante était réservée à quelques résidences sur prescription médicale, j'ai démontré qu'il était possible d'installer des fontaines à eau pétillante pour tous sans surcoût.

Lorsque je prends mes fonctions, en juillet 2019, je découvre un établissement très éloigné du standing attendu de l'un des EHPAD les plus chers du département : ascenseur vieux de plus de trente‑cinq ans où des résidents restaient régulièrement coincés ; unités spécifiques pour les patients atteints de la maladie d'Alzheimer autorisées mais non installées ; lumière insuffisante dans les couloirs ; office de travail non ventilé ; jetées de lit effilochées ; lits médicaux et barrières non conformes aux normes ; mobilier de chambre vétuste ; bureau de l'adjoint de direction dans un local technique ; carrelage cassé dans la cuisine ; appel malades dysfonctionnel ; absence de wifi pour les résidents ; ruptures régulières du réseau d'eau chaude ; chambre froide en multipannes ; déclenchement intempestif de l'alarme incendie en cas de pluie. Il ne s'est pas passé une semaine sans nuit ou week‑end ayant nécessité mon intervention.

J'ai été recruté avec l'engagement que l'établissement était inscrit dans un programme de rénovation. Quinze jours après mon arrivée, j'ai appris que tel n'était pas le cas. La formidable équipe de cette résidence, à laquelle je rends hommage, m'a dit avoir l'habitude des promesses non tenues et des directeurs qui partent les uns après les autres. La présidente du conseil de la vie sociale (CVS) me tient le même discours, les élus locaux aussi.

J'avais pris l'engagement de remettre l'établissement à un niveau digne pour les résidents. Pour tenter d'y parvenir, il m'a fallu comprendre les systèmes, les dispositifs et les rouages internes à Orpea ainsi que ceux des financements publics. En effet, l'obtention du soutien d'un projet par une fondation, l'agence régionale de santé (ARS) ou le conseil départemental était un déclencheur pour le siège d'Orpea.

L'arrivée du covid‑19 dans la résidence confirma que la vision mercantile et l'image donnée primaient sur la qualité des prestations. Pour rassurer les familles et communiquer positivement auprès d'elles, Orpea a investi dans des machines à désinfecter les chambres. Ce que les familles ignoraient, c'est que chaque machine était utilisée par trois établissements, en l'espèce ceux de Nancy, Heimsbrunn et Schiltigheim. Je me vois encore prendre la voiture, rouler six heures, traverser deux fois un col enneigé et découvrir, en rentrant le soir, l'ascenseur bloqué entre deux étages, portes ouvertes. Après mes alertes répétées, le service travaux a décidé, sans me consulter, d'immobiliser définitivement l'ascenseur. J'ai dû menacer de saisir l'ARS et de faire intervenir le directeur médico‑social France pour qu'une solution provisoire soit mise en œuvre par l'entreprise chargée de la maintenance de l'ascenseur dans l'attente de son changement.

Pendant ce temps, j'ai bataillé pour que le service de dotation du siège, qui gérait le matériel, déclenche la livraison des masques FFP2 refusés à l'établissement. Pendant ce temps, j'ai commandé des produits d'hygiène pour nettoyer les locaux puis appris que le fournisseur ne pouvait honorer la commande, au motif que j'avais dépassé de quelques euros le budget alloué par Orpea à cet effet. Pourtant, la résidence a dégagé un excédent de plus de 100 000 euros en 2020. En outre, ces produits, en raison de la crise du covid‑19, relevaient de lignes de crédit non reconductibles alimentées par de l'argent public versé directement par l'État. Le fournisseur m'a indiqué que me livrer infligerait à sa société des pénalités, faute d'avoir respecté le budget du contrat‑cadre conclu avec Orpea. Outré, en colère, j'ai rappelé au service achats que la responsabilité pénale du directeur d'établissement peut être engagée.

L'amour du métier, l'envie d'accompagner cette équipe, la volonté de donner de la vie et le sourire aux résidents de l'EHPAD, et l'accueil chaleureux des habitants de ce village n'effacent pas certaines images et aberrations managériales. Elles m'ont hanté. Il fut difficile pour moi de voir une directrice régionale, épuisée par quinze injonctions paradoxales du siège, en pleurs dans mon bureau, et de servir des éléments de langage à des familles conscientes de ce qui se passait et inquiètes. Il y a des images que je ne pourrai jamais oublier.

Mesdames et messieurs les députés, j'espère vous avoir fourni quelques éléments d'une réflexion utile, au profit d'actions justes et efficaces. Je me réjouis qu'elle pose les fondamentaux d'un système d'accueil de nos aînés vertueux et cohérent, répartissant et évaluant équitablement les moyens et les responsabilités mobilisés.

Imaginons qu'il ne serait plus admissible que des courriers soient envoyés aux familles au nom du directeur sans son consentement. Imaginons que les autorités de tarification et de tutelle, en matière de gestion de l'établissement, aient pour interlocutrice la direction de l'établissement. Imaginons que les infirmiers diplômés d'Etat (IDE) encadrants ne puissent exercer cette fonction qu'à l'issue d'une formation diplômante, associée à un référentiel de compétences intégrant les dimensions managériales et réglementaires de cette fonction.

Imaginons que les groupes privés bénéficiant de fonds publics d'un montant supérieur à 153 000 euros déposent, comme les associations, leurs comptes annuels et le rapport du commissaire aux comptes sur la plateforme du Journal officiel. La transparence, la rigueur et l'équité l'exigent. Les contrôles sur les prestations d'hébergement et leurs modalités de financement seraient renforcés, mobilisant souvent l'argent public par le biais des aides sociales, même chez les opérateurs privés.

Il est sans doute essentiel de repérer et de déjouer d'emblée les failles d'un système et de prévoir des modalités d'analyse et de contrôle véritablement utiles, ni chronophages ni prohibitives. La complexité et l'ampleur du sujet requièrent la rigueur des acteurs, ainsi que la limpidité et la simplicité des procédures et des actions.

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